Quand partir en vacances m’angoisse.
Quand au lieu de la détente, je pressens la lutte.
Quand je sais qu’à chaque instant, alors que, tous, ils se grandiront, ils exploseront, ils s’amuseront, je ruminerai, je me torturerai.
Quand, vraiment, je suis mise face à ma différence, et que personne d’entre eux ne me comprend. Que personne ne veut comprendre parce que ça les arrange bien que je sois comme je suis, qu’il y ait quelqu’un pour faire plus d’excès qu’eux, que je rie aux éclats, que je suinte de sincérité. Qu’ensuite je sombre dans l’obscurité ce n’est pas grave, le spectacle en a valu la peine.
Premier soir, première occasion de boire. Ce ne sera pas le plus dur, les autres ne seront pas tous là. La ville est accueillante, elle me laissera consommer mon “traitement de
substitution cannabique” en paix, personne pour me poser des questions, pour me regarder de travers.
Mais demain, qu’en est-il de demain, quand, tous attablés, ils commanderont la première tournée ? Demain je suivrai, docilement. À la deuxième ronde, peut-être réussirai-je à différer, à dire non, mais la troisième sera plus compliquée, et la quatrième. À la cinquième, je n’aurai probablement plus aucune volonté. Et toutes les autres. Et tous les jours. Midi et soir. Certains midis, j’ai peut-être une chance d’y arriver…
Car, tout le monde boit et si on ne boit pas ce n’est pas normal. Car si on ne boit pas, c’est question sur question, à tous les coups je suis enceinte. Si on ne boit pas c’est qu’on est enceinte, c’est quand même fort… Je ne suis pas enceinte, je n’ai pas envie de ne “pas boire”, j’ai envie de ne plus boire comme ça. J’ai envie de, pendant qu’ils boivent tous leur bière, vaporiser tranquillement mon
cannabis, à mon rythme. Mais il faut se justifier. Avec certains, la famille, c’est carrément impossible. Je leur expliquerais, moi, si j’avais les tripes, mais je n’ose pas. Je suis comme une gamine de quatorze ans qui se cache pour fumer. Je ne fume même pas de clopes devant eux, c’est dire. Ça fait pourtant un bon moment que je n’ai plus quatorze ans. Pourtant je ne dirai rien à ma belle-mère, comment le
cannabis, à plus forte raison sans combustion, est moins nocif que l’alcool, que ce n’est pas plus une drogue que l’alcool, que c’est mon choix aussi, je me contenterai d’accepter le verre qu’elle me tendra en souriant.
Je sens que l’alcool creuse des trous à l’intérieur de moi. Des trous qui brûlent. La gueule de bois arrive de plus en plus vite, de plus en plus fort. Je me déteste, j’ai encore craqué, je n’ai pas été assez forte. Tous les jours je dois me battre contre moi-même, et là je vais devoir me battre contre eux également. Oh, à certains, je vais leur expliquer, mais ils auront tôt fait d’oublier. Au troisième verre ils auront oublié, et ils poseront mon
alcool sur la table, à ta santé.
Donc si on ne boit pas c’est qu’on est enceinte, ou malade, mais si on boit trop on est un poivrot. Parce que c’est bien ça le problème, ils veulent me faire picoler, bon, mais quand je dérape je suis seule. La honte, la culpabilité, les vertiges de demain, les angoisses. Pour tout ça je suis seule. Personne ! Donc mes amis, ma famille, me font boire et la société m’empêche de me soigner. Je me sens emprisonnée dans cette société, dans un comportement, dans une vie qui ne me remplit plus. D’abord parce que je ne ressens plus l’ivresse comme avant, je passe de rien au black-out, entre c’est tout juste amusant, plus d’euphorie, plus d’amour grandiloquent. Et parce que je sais que mon corps est arrivé à saturation, qu’il me crie de prendre soin de lui ! Mais eux, les autres, ils n’entendent pas ces cris…