Paris, à quoi ça rime ?
Pas ri.
Les grammes sont terminés, injectés consciencieusement et avec toute la minutie qu'un toxicomane peut avoir pour exécuter ce petit rituel. Veines foutues, bleuies. Le manque pointe son nez en ce samedi soir, je fais les fonds de cuillères. On en sous-estime trop souvent l'effet, à cet instant c''est pourtant une once de soulagement qui me décide à aller dormir et à enfiler au passage mes oeillères quant à l'état dans lequel je serai le lendemain… Je préfère ne pas y penser, qui voudrait penser à la douleur ?
Le réveil. Je sens immédiatement que ça ne va pas, que ça n'ira pas, et que la journée sera longue. J'ai froid, j'ai chaud, je transpire, je grelotte, je ne contrôle plus mes jambes qui se tortillent de crampes qui vont et viennent sans fin.
Je n'ai pas la force de me lever, je suis clouée au lit, au plus mal. La douleur rythme chaque minutes qui s'écoulent comme des heures. Le retour du bâton après trop d'excès. Je ne pense plus, je divague, j'hallucine. J'essaye de m'endormir, quand j'y parviens, je suis désespérément réveillée au bout de quelques minutes par ces crampes insoutenables. Le désespoir. Je crève de froid. Je crève de chaud. J'ai l'impression d'agoniser lentement, plus la douleur se fait intense et plus le temps se fait long, les minutes passent comme des journées, les heures comme des années.
Je reprends mes esprits, comment me sortir de cette merde ? Nous sommes dimanche, je n'ai pas d'argent liquide sur moi pour aller acheter du
Subutex. Je désespère. Tenir jusqu'à mardi que la banque ouvre, ça non, je ne pourrai pas. Et puis soudain, je me rappelle de ce billet de 100 dollars que ma grand-mère m'avait offert pour mon anniversaire quelques semaines auparavant. Je n'avais pas trouvé le temps de le changer en euros… Ce serait l'occasion. Mais y avait-il un bureau de change ouvert le dimanche ? Le cas échéant, aurais-je la force d'y amener ma carcasse tremblante ?
Internet m'indique un bureau de change au centre de Paris, j'enfile douze pulls et m'emmitoufle dans mon gros manteau, bonnet sur la tête, et c'est la mine apathique que je trouve le courage de prendre la voiture pour aller changer l'argent en question. C'est ma seule chance de soulager le manque.
Je peine à conduire tant mes jambes me font mal, passer les vitesses est pénible, je n'ai plus de forces et me concentre difficilement sur la route. Malgré tout, je fonce. Vitesse limitée à 50km/h, je suis à 90km/h au compteur, vitesse limitée à 70, je suis à 110, vitesse limitée à 90, je suis à 140. Puis les Champs-Elysée, les pavés glissants en ce dimanche pluvieux, je roule à toute allure vers le centre de Paris. Une place de livraison, cela fera l'affaire. Je marche aussi vite que je peux jusqu'au bureau de change où je récolte alors 70 euros et quelques. Pas le temps de penser aux taux de change, au fric monumental que doivent rapporter les commissions de change à ces arnaqueurs, je m'en fous, il me faut rapidement une plaquette de Sub.
Direction Château-Rouge. Je m'adresse au premier toxicomane venu :
"Salut, t'as une petite plaquette de Sub pour moi ?
- Oui, tiens.
- Merci."
Je crois que même les pharmacies ne sont pas aussi rapides à dégainer le
Subutex. Je remonte en voiture, le manque se fait de pire en pire, je conduis difficilement, les impatiences dans les jambes deviennent insupportables. Les embouteillages m'achèvent. Je rejoins la porte Maillot, je me gare pensant aller me faire un fix dans un fast-food, mais je n'ai plus la force. Je prépare mon fix dans la voiture. Chaque geste me rapproche de la délivrance.
La plaquette dans les mains, j'ôte l'opercule, premier cachet, deuxième cachet, troisième cachet de 8mg, je les mets dans la cuillère, j'ajoute beaucoup d'eau, vingt ou vingt cinq gouttes. J'humidifie mon
filtre toupie, je filtre. Je me prépare à injecter. J'exulte, je bous intérieurement, il me faut ce fix.
L'aiguille, où est l'aiguille ?
J'ai oublié de prendre une aiguille… La frustration m'envahit, je suis comme une enfant à qui on offrirait un cadeau tant espéré et à qui on le retirerait brusquement des mains au moment de le déballer…. Le manque se fait de plus en plus redoutable. Je n'ai plus d'aiguilles, je sais qu'il y a une pharmacie à proximité, mais j'ai le souvenir que le pharmacien « n'aime pas les toxicomanes » et « ne vend donc pas de seringues de 1ml ». Un jour, il m'avait refilé une seringue à insuline pour diabétique, le message était clair : « pas de toxicomanes chez moi ». Je ne me sens donc pas la force de marcher jusqu'à cette pharmacie en sachant que mes efforts pourraient être vains à cause d'un vieux pharmacien borné.
Il m'est impossible de prendre le Sub en sublinguale, le goût me faisant vomir systématiquement, et à cet instant, il est impensable pour moi de gâcher ne serait-ce qu'un cachet en le gerbant.. Je tiens en main l'antidote de ma connerie.
Qu'à cela ne tienne, je démarre en trombe. Des aiguilles neuves à volonté m'attendent chez moi, je décide donc rentrer au plus vite. En attendant, c'est l'aiguille usée du compteur de vitesse qui s'affole : 90km/h sur les Champs Elysées. Une Smart avance à 20km/h, bouche le passage vers le souterrain, je la double dans le virage, passant devant une quinzaine de voiture, il pleut, les pavés sont trempés, ça glisse, je perds à moitié le contrôle, frein à main pour rectifier ma trajectoire, la voiture dérape et barre la route de ce pot de yaourt en plastoc, il klaxonne, il est énervé, je suis contente de ma manoeuvre à moitié fortuite. Je dois reconnaÎtre que cela peut avoir un côté jouissif d'envoyer chier en beauté, pour une fois, les mémères qui n'ont jamais compris comment passer la seconde. Je réaccélère en trombe non sans défoncer tous les plots en plastique censés « sécuriser le virage ». Je dois rentrer au plus vite. L'adrénaline est à son comble, mes jambes s'impatientent toujours plus, j'ai mal, j'ai froid, j'ai chaud.
Arrivée chez moi. Une aiguille. Le garrot, une veine pointe son nez. La flamme rouge, le feu rouge, un de plus grillé aujourd'hui. J'injecte tout. Pas le temps de dire ouf que le soulagement m'envahit. Je revis. De toute ma vie, je n'avais jamais connu tel apaisement. Je m'allonge, le bien-être physique, mental, et cette sensation incroyablement intense de calme après la tempête. Plus rien ne m'importe, je suis enfin bien. J'oublie toute la douleur des interminables heures précédentes. Je m'allonge, fume un
joint, j'exalte, comme une enfant cajolée après un gros bobo, comme un bébé qui dort, insouciant dans un berceau douillet, comme un embryon plongé dans la chaleur réconfortante du liquide amniotique.
Je ne suis pas défoncée, je suis juste profondément bien, enfin.
Et je reprends mes esprits, qu'ai-je fait… Tous ces risques pris, toute cette souffrance physique. L'
héroïne en valait-elle le coup ? Cette journée prend de plus en plus la forme et l'allure du déclic. Ce fameux déclic qui nous fait ouvrir les yeux sur nos conneries et nous pousse vers la raison.
Il est temps d'arrêter. Mais le déclic allait-il résister à la déraison ?
Et maintenant, quoi ?