Tranquilo : Chronique d’une mort et d’une renaissance sous Ayahuasca

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AlphaOri homme
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Inscrit le 27 Dec 2024
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Je suis en Colombie depuis 15 jours.
En me baladant dans le jardin botanique de Medellín, un petit spot parle des plantes des ancêtres : Yagé, Coca, Plantes contenant de la scopolamine. J’ai évidemment entendu parler depuis un bon moment de l’ayahuasca et m’intéresse tout particulièrement aux effets des drogues depuis qu’un ami neuropsychologue m’a un peu initié, quelques années auparavant, au fonctionnement du cerveau. Je suis curieux de nature et, par conséquent, extrêmement attiré par l’idée de tenter l’expérience.

Prise de contact avec le chaman (J-3)

Je m’imaginais une expérience à la Bluberry : je suis seul face à un chaman assis face à moi, en tailleur, au milieu d’une jungle magnifique et effrayante, et qui parle une langue incompréhensible. Entre nous, posées au sol, une coupelle en bois est remplie d’une décoction dans laquelle flottent des herbes mystérieuses. Le chaman récite quelques incantations magiques et, quand le moment est venu, il m’invite à boire la potion. Les minutes passent, et, pris de terribles maux de ventre, je m’effondre au sol avant de partir au royaume des esprits pour faire face à mes démons et retrouver la voie vers une paix intérieure.

J’ai donc trouvé un médecin indigène, un chaman, un vrai, qui « prescrit » des cérémonies ayahuasca moyennant 500 000 COP. Bon, déjà, je dois payer ! Il a un site web, et l’on se contacte via WhatsApp… en anglais ! Ça ne sent pas vraiment l’authenticité du scénario à la Bluberry ; ça sent davantage le tour operator pour toxico ou beatniks en pleine crise existentielle ! En plus, le moment est plutôt mal choisi : je me suis fait agresser la veille au couteau et dépouiller de mes effets personnels. Sans avoir mal vécu l’affaire, j’ai noté une hypervigilance dans la rue. On n’est pas sur du choc post-traumatique, mais l’événement n’est pas neutre. Et je suis en rémission d’une tourista carabinée… Bref, si l’on ne me prend pas mes sous pour me faire ingurgiter un banal café au lait dans l’arrière-cour d’un jardin avec des plantes en plastique IKEA, il y aura tout de même de bonnes chances que je bad.

C’est certes le seul risque de l’Ayahuasca : le bad trip (avec le syndrome sérotoninergique si l’on mélange les IMAO avec d’autres substances qui augmentent la quantité de sérotonine). L’intensité de l’expérience peut laisser des traces (choc post-traumatique, éventuellement déclencher des décompensations schizophréniques chez certaines personnes « prédisposées »). Ce risque est certes surévalué, mais la question des risques, quand il s’agit de soi-même et qu’on ne connaît pas le produit, reste difficile à évaluer.

Une date est convenue, une « ordonnance » m’est délivrée. Comme je suis toujours impatient, je demande une date rapprochée. Le chaman est clair et formel : ce sera non ! Il faut 3 jours à la diète : pas de viande, des repas fruits et légumes légers, pas d’alcool, pas de café, pas de sexe (masturbation incluse), et il me demande si je n’ai pas mes règles… Je ricanne comme un.e con.ne ! Bon, n’ayant pas mes règles, je m’attelle à respecter mon régime durant les trois jours.

Le régime est compris à la fois comme une purification pour se présenter noblement devant des esprits ou des dieux, les puissances d’un autre monde. Plus factuellement, les IMAO augmentent la sérotonine dans l’intestin, responsable de la motilité intestinale. Autrement dit, l’Ayahuasca déclenche des diarrhées innommables, une purge complète de bas en haut : on n’a plus de « système digestif », on est un tuyau vide. Vomissements et diarrhées font partie du rituel et sont considérés comme une purification induite. Moi, je n’ai clairement pas envie de me chier dessus, alors je ne néglige pas la « purification » de première instance.

Set & Setting (Jour J)

Je suis réveillé à 4 h du matin, j’ai bien dormi. Curieusement, le projet en soi ne m’a pas obnubilé plus que ça. Je n’y pense pas trop, je ne suis ni surexcité ni impatient. On m’a dit de me vêtir avec des couleurs claires, surtout pas de noir, d’arriver le ventre vide, de prendre du PQ, des rechanges et mon passeport, car souvent la police arrête la voiture ! Joie, bonheur !

Je me prépare et joue le jeu de bien me saper, de me laver, de me raser, enfin d’être présentable devant les « dieux », mais davantage par respect pour les us, coutumes et croyances de mes hôtes. Vers 6 h 30, je prends un taxi, suivi de quelques minutes de marche pour le point de rendez-vous. Jazmin arrive un peu en avance et, malheureusement, il y a un Américain dans la voiture. Jazmin m’écrivait sur WhatsApp en anglais, mais en fait, elle ne parle pas un traître mot d’anglais. Via Google traduction, elle nous informe qu’on attend deux autres Américains!

C’est sûr maintenant, on est sur du tour operator de toxico, ou alors une grosse arnaque pour Gringos un peu cons qui vont se faire dépouiller, découpés en petits cubes, et finir dans un sac lesté au fond du Rio Négro. Pendant ce temps, l’Américain fait son Américain, à savoir, il parle ! Il parle des heures et part dans de longs monologues pour ne rien dire, comme si sa vie était intéressante. Il me parle d’où il vient, de ses problèmes, de toutes les drogues qu’il a prises, qu’il se réjouit de cette première expérience, blablabla. Je ne peux pas en placer une ! Je l’appellerai l’Américain bavard.

Jazmin, elle, ne décroche pas un mot et lui fait bien comprendre qu’elle ne parle pas anglais, que ses tentatives de communication n’y changeront rien (la chance). Un second Américain, l’Américain blond, tout aussi loquace, nous rejoint et me/nous soulage de la nécessité de communication avec l’autre. On attend donc le dernier Américain qui manque. Le Google de Jazmin nous informe qu’il est souvent en retard, qu’il prend souvent le « traitement », mais qu’il est alcoolique et sûrement encore bourré à cette heure ; on va l’attendre quand même. D’accord. Au moins, on va vraiment prendre de l’Ayahuasca, vu qu’un Américain alcoolique a déjà pris le traitement et qu’il y retourne. Je serai avec quelques Occidentaux pour communiquer et s’entraider en cas de soucis.

Le troisième arrive : un noir américain immense, baraqué, avec un fort accent de banlieusard américain, et effectivement fortement alcoolisé (sa purification se fera d’ailleurs à l’étape suivante dans son froc). Nous sommes partis pour 1 h de route sur l’altiplano à l’est de Medellín. On quitte la route principale, la route devient étroite, non goudronnée, puis un chemin caillouteux. Le silence se fait, on commence à avoir le trac !

On atteint finalement l’entrée d’une maison dans un magnifique écrin de verdure. Jazmin se gare et nous demande les sous. Des femmes en ponchos, coiffées de nattes, déambulent dans la cour. Pour le coup, physiquement, il n’y a pas photo, ce sont des indigènes. Elles sont hautes comme trois pommes à genoux et n’ont pas le faciès hispanique que j’ai vu jusqu’à présent. Je les trouve magnifiques.

On passe derrière la maison, et là, un grand abri en bois est ouvert sur la nature, abritant des « lits » en palettes posées à même un sol en terre battue. Au milieu, un gigantesque brasier sature l’air d’une épaisse fumée qui sent bon le feu de bois. Il y a de la musique traditionnelle, certes via des speakers, mais pour le coup, c’est franchement plus inspirant que ce que j’étais en train de m’imaginer. Il y a une dizaine de personnes, pas d’autres Occidentaux que nous quatre. Beaucoup de vieilles Indiennes, et 3 ou 4 femmes « chamans » qui s’occupent des malades. Le chef chaman, lui, est assis en haut, à une table qui surplombe son « Hôpital ». Je suis en fait étonnamment heureux du lieu : c’est assez éloigné de Bluberry, mais ça hume l’authenticité — des natifs viennent en ce lieu pour se soigner.

Il y a un gamin de 7-8 ans, un peu tristounet, avec son père. Une magnifique femme indienne en vêtement traditionnel, avec une multitude de bijoux, de plumes, de grigris et un sourire radieux, s’approche de lui. Elle récite quelques incantations, l’embrasse sur le front, lui touche le cœur, sort une longue pipe ouverte des deux côtés, puis un petit flacon d’une poudre qu’elle introduit dans un foyer intermédiaire. Elle introduit une extrémité de ce long tube dans sa bouche, l’autre dans le nez du gamin, puis souffle lentement. Le môme grimace, et tout en le rassurant l’incite à longuement inspirer. Deux secondes après, il s’effondre dans les bras de son père et se met à sourire. Il va passer sa journée à faire des câlins aux arbres, entouré de plein de gens bienveillants. J’imagine que c’est du yopo !

Surprenant pour moi de voir un gamin se faire percher par des adultes. Mais, bon, en France, on file bien de la ritaline (des amphétamines) à tous les mômes qui souffrent à l’école, parce qu’on ne comprend pas qu’ils s’agitent dès lors qu’on leur demande de rester 8 h assis sur une chaise à écouter le baratin d’un prof.

Sur deux palettes juxtaposées, une vieille dame indienne, elle aussi, est allongée, emmitouflée dans une couverture au côté d’une autre femme. Brusquement, elle se redresse et je vois ses yeux remplis de larmes. Elle esquisse un sourire radieux, l’autre femme, une chamane, lui caresse la tête. Elle tourne son regard vers la nature et semble subjuguée. Elle n’est pas vraiment là, mais elle paraît apaisée. Ce regard dans le vague, ce sourire étaient tout à fait surprenants, j’en avais jamais vu de tels. Plus en retrait, une autre femme chamane agite des feuilles sur un type qui s’agite, qui hurle et qui vomit ses tripes.

Prise de la première dose

Jazmin nous informe que nous sommes convoqués à la table du chaman. Il ne parle pas anglais non plus, et il n’a pas l’air très loquace, mais il est souriant. Les Américains, évidemment, racontent leur vie, l’autre ne comprend rien, pas plus qu’il semble en avoir quelque chose à faire. Plutôt que des réponses, il sort des formulaires en espagnol qui semblent être du genre : si tu meurs, ce n’est pas ma faute, alors tu signes là et tu y apposes ton empreinte digitale. Bon ok, pas pire que chez les anesthésistes, qui ne sont finalement rien d’autre que des toxicos qui ont réussi. On s’exécute !

Il revient avec un plateau, quatre verres d’eau et quatre petits shots d’un épais liquide brun et visqueux dans un verre en plastique. Ça ressemble à une liqueur de café. On repassera pour le bol en bois, les plantes qui flottent et les incantations magiques ! Je me dis en plaisantant avec moi-même que si ce n’est pas le vin qui fait l’ivresse, ce n’est pas le verre qui fait le vin des morts. On prend nos verres, on trinque comme des cons avec les Ricains. Cheers ! Et hop ! Le vin des morts dans le gosier de juju. Le truc est étonnamment bon, un goût caramélisé, de café torréfié, empyreumatique plus que végétal. On comprend que le verre d’eau est là pour dissoudre le reste de la potion très épaisse et collante restée sur les parois. Je rince et n’en laisse pas une goutte.

La montée

Nous sommes priés de redescendre. Le Google Translate de Jazmin nous informe que ça met de 15 à 40 min à agir. Une vieille chamane désigne la palette sur laquelle je vivrai bientôt mon expérience, et l’on me fournit une bouteille d’eau, une couverture et un rouleau de PQ. Au fond du jardin, il y a des toilettes, où l’ensemble des vaccins contre toutes les hépatites de A à Z est fortement recommandé. Moi, je n’ai absolument pas envie de m’allonger : j’ai envie de m’asseoir dans la nature, sous les arbres, avec les plantes, les fleurs. J’abandonne donc mon lit de fortune, et je vais me balader, m’asseoir par-ci, par-là, dans des lieux que j’estime propices à la communion avec mère nature et aux hallucinations.

J’attends… Je bouge… J’attends encore !
Merde, je vais fumer une clope, ça ne va plus tarder !
— Bon, je crois bien que ça décolle ; je remarque plus de fleurs que si je ne m’étais pas dit qu’il y avait des fleurs dans cet arbre. Pff, non ? Je ne sais pas !
— Patientons encore !
— Hooo ! Il y a une colonie de petites fourmis en procession qui s’attellent à transporter des morceaux de feuille. Elles sont loin et en mouvement, je ne les aurais pas vues normalement ? Si ? Non ?
— Putain, ça fait 40 min, ça va finir par monter.
— Bon, je vais me mettre à côté du feu et le regarder. Y’a Jazmin assise là aussi !

Je regarde Jazmin et hausse les épaules du genre « ben alors ? » Elle me dit : tranquilo !
Mais je suis trankillo connasse !!! J’ai le cul assis dans l’herbe ou devant un feu comme un moine bouddhiste zen depuis 45 min maintenant alors que j’ai bu la drogue la plus puissante du monde et que j’ai payé 100 balles, sans avoir bouffé un steak de vache morte ni m’être branlé depuis trois jours : mes deux passions cognitives ; alors t’arrêtes avec ton trankillo de merde !!!
(Évidemment, cette phrase est intériorisée…)

Je réponds tout haut :
Si si, estoy tranquilo!
Le Google de Jazmin en rajoute une couche :
Je pense que tu devrais te calmer et rester tranquille. Peut-être aller t’allonger et fermer les yeux.

Bon, ok, je vais donc m’allonger sur sa palette à la con, où une putain de planche décrochée me démolit les côtes, et m’enrouler dans leur couverture dégelasse pleine de morbaques andins, vu que tout le monde s’en branle de moi et que ça semble tellement indispensable d’être allongé et trankillo !

L’Américain blond est allongé à côté de moi et me fait face. Je remarque qu’il est en position fœtale, emmitouflé, blotti dans sa couette et en larmes, des larmes d’enfant, des larmes de bébé qui pleure. J’ignore quoi dire, si ce n’est que ça m’a profondément touché de le voir ainsi. Bon, trêve d’émotion ; je suis surtout bien jaloux. Ce con a l’air bien perché alors que moi absolument pas. Je regarde l’autre, à l’arrière, l’Américain bavard : haaa ben il la ramène moins, là. Il dégueule ses tripes sur lui, il est couvert de vomi, il transpire, il s’agite. Visiblement, on nous a filé un truc un peu plus fort que du Baileys, mais ça ne marche pas sur moi…

Je ferme les yeux et là, effectivement, je vois quelques fractales et rosaces en mouvement, pas très visuelles, pas très colorées, fadasse, genre un stupide économiseur d’écran Windows 95. Merci cher cerveau pour cette créativité géométrique ! Certes, je ne te sais pas être très grand artiste, mais j’en attendais un peu plus de toi sous potion magique. Bon, les yeux fermés, au moins, il y a quelques trucs. J’attends encore. Je regarde mon économiseur d’écran… Et puis, les fractales finissent par disparaître !!! Je commence à être singulièrement énervé !

Je me relève, je vais m’asseoir avec Jazmin. Ça fait 1 h 30 !! Je lui demande si c’est normal et elle me gonfle à nouveau avec son tranquilo, mais semble effectivement surprise. Je vois mon voisin américain, toujours en train de chialer, l’autre à l’arrière, toujours en train de dégueuler ses boyaux. Et je retrouve aussi notre noir américain, épaulé par deux chamanes qui le ramènent des toilettes avec de la merde partout, en nage, les yeux exorbités remplis de terreur. Les deux femmes, elles, paraissent parfaitement sereines (alors que, vu la masse et la tête de psychopathe du type, je me serais moi aussi chié dessus). Dans tous les cas, elles semblent d’accord sur le fait que, pour lui, ce n’est pas tranquilo.

Et juju, bon, ben, il va se fumer une petite clope, hein !!! Cette attente est insupportable. Je suis en train de me résigner au fait que ça ne va pas marcher sur moi. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis dégoûté, la liane m’a refusé. Je demande à Jazmin si je peux demander au chaman un second verre parce que finalement, comme elle semble l’avoir compris, y a un souci. Elle me demande d’apprendre à être patient et que le chaman proposera un deuxième verre au bout de 2 h. Que je n’ai plus que 30 min à attendre !

Je retourne m’allonger pour attendre ma demi-heure. Je ferme les yeux, pas de fractales, alors je regarde autour de moi, et là, je vois, sur la poutre à côté de moi, une zone plus claire parcourue de petits glyphes animés, comme une langue inconnue qui défile de manière aléatoire, à la Matrix. Je note aussi une incroyable spatialisation de la musique, que je trouve particulièrement belle, plus que d’habitude. La scène s’éclaircit diaboliquement, les couleurs deviennent extrêmement vives. Je compare toujours ça à la découverte d’un écran HDR quand on n’a connu que la télé à tube cathodique des années 80. Si l’on n’a pas vu ces couleurs et ce contraste incroyables, ces tons inconnus de bleu chaud ou de couleur impossible à définir, on ne peut pas plus comprendre qu’un aveugle à qui l’on essaye d’expliquer le rouge.

C’est diaboliquement beau. Je suis rassuré, je ne vais pas rester sur le bord du chemin. Je sortirai bientôt de la caverne de Platon. Je sens une puissante montée, augmentation de la pression artérielle, ça bourdonne dans les oreilles et ça sert dans les tempes. Le cœur, lui aussi, commence à taper dur. La luminosité, c’est lié à la mydriase, la dilatation de la pupille, 5-HT2A c’est toi qui ramasses, ça y est, il y a des molécules qui se collent aux récepteurs à sérotonine. Me voilà rassuré, mais on est sur une petite montée de LSD, c’est pas le nirvana.

Je fixe le feuillage d’un eucalyptus, et la danse commence : les feuilles respirent, s’épaississent et dégonflent, laissant passer la couleur du ciel alternée avec un feuillage intense. La nature respire, les plantes dansent, la musique se fait de plus en plus matérielle et synchronisée avec les mouvements. J’ai aussi mes superpouvoirs de vision haute définition, car je vois les fourmis de tout à l’heure, sauf que cette fois, je suis bien à 10 m d’elles. Putain, c’est fort !! C’est trop fort, j’ai peur mais c’est beau !!!

J’allonge ma tête sur un morceau de couverture, elle est bleue et blanche. Je commence à discerner plusieurs structures qui se matérialisent en visage. Un visage en particulier, une créature blanche et nuageuse, mais parfaitement résolue, tourne la tête vers moi, m’observe et me sourit. Elle est dans un espace de dimension intermédiaire entre la 2D et la 3D.

Prise de la deuxième dose

Le chaman arrive vers nous avec son plateau, ça fait à peine 10-15 min que je commence à avoir des effets psychédéliques. Je sors de mon trip ! Il secoue les deux autres qui sortent aussi de leur état. L’Américain blond qui pleurait a le même sourire que la vieille Indienne du début : il a vécu un truc qui l’a bouleversé, il a le sourire de l’illumination, touché par la grâce. Il accepte le second verre, le second Américain aussi, mais deux secondes après son ingestion, il va le restituer à la Pacha Mama. Mon voisin et moi avalons tout ! Cette fois, il y a au moins trois fois le volume de notre première prise.

Je me rends compte que le premier shot était une introduction, les affaires sérieuses vont commencer maintenant. Rien n’est fait au hasard : le chaman regarde la réaction du produit, le produit agit sur les corps qui l’acceptent ou le refusent, le rejettent, le purgent ; l’effet n’est pas linéaire, ce n’est pas une question quantitative. La musique aussi va prendre du sens, il y a divers types de musique, certaines joyeuses, d’autres tranquillisantes, d’autres franchement effrayantes sans logique apparente. Ça va prendre sens dans quelques instants.

Pourquoi une telle longueur chez moi ? Je n’en sais rien, peut-être plus d’enzymes que les autres ; il y a alors une compétition entre les IMAO qui inhibent les MAO jusqu’au piégeage complet de ces dernières. Tant que la saturation n’est pas arrivée, peu importe la dose de DMT, ça ne passe pas. Une fois le palier atteint, c’est direct dans le sang et la barrière hémato-encéphalique. Le second verre, finalement, peu importe les IMAO, tous mes enzymes sont inhibés : le DMT contenu dans ce verre va avoir une biodisponibilité du tonnerre de Zeus.

Je m’allonge à nouveau sur ma palette, le visage dans un morceau de couette, sur le ventre, je me demande ce que je fous là, allongé, les mains dans la terre battue ! J’entends les Indiens qui parlent de plus en plus fort autour de moi, ils sont des milliers maintenant. Je regarde mes mains plongées dans la terre battue et je vois Jazmin, assise sur une chaise, au loin, qui me regarde. Elle me fait un sourire et, par « télépathie », elle me dit : « tu vois, tranquilo, les choses viennent quand il faut, quand elles doivent ».

Je regarde mes mains, elles pourrissent, mes doigts fondent et se collent les uns aux autres avec des espèces de gouttes de peau liquide qui semblent être attirées par le doigt adjacent, comme du ferrofluide avec un aimant. Cela fusionne, et j’ai maintenant des espèces de moufles de peau qui contiennent des os entraînés par gravité vers le sol. C’est franchement bizarre, gore et flippant, mais je me dis tranquilo, ça va se passer. Mais la vache, que c’est fort… Est-ce que je vais gérer ?

Je replonge la tête dans la couverture bleue et blanche, j’ai une vision double : un peu de haut vers la terre battue, et l’autre partie du champ visuel et la bouche dans le bleu de la couverture. Les pieds des Indiens s’agitent autour de moi, et je commence à voir des entités en forme de bulles d’espace qui irisent un peu la lumière, comme si localement l’air avait un indice de réfraction différent, qui se matérialise et s’approche de moi. Je relève la tête, et aussitôt, elles disparaissent. Je rabaisse, elles réapparaissent, je n’arrive pas à les voir de face. Y a tranquilo qui revient dans ma tête, très fort. Ok, tu les regarderas quand tu seras prêt, ce n’est pas toi qui décides. Chaque chose en son temps. Ok.

Je baisse la tête. Le bleu s’est accroché à mon visage, oui oui, le bleu pas la couette, le bleu est collé à ma face, il est au-delà de la couleur, cela me donne à voir une fenêtre vers un espace bleu évidemment, immense et à N-dimension. (J’ignore comment l’expliquer, il y a plus que trois dimensions et je les vois, je ne les conçois pas comme quand je fais des maths ou lorsque j’utilise des projections mentales, ou quand j’en supprime une identique à une autre pour en imaginer une plus intéressante comme le temps en relativité, non non, je les vois.) Quant au blanc, il a fusionné avec mon système respiratoire et forme une espèce de placenta blanc, car il est rempli d’une fumée blanche, et cela masque partiellement ma vision de ce trou vers l’espace bleu.

Quand j’inspire, la fumée entre dans mes poumons et la poche dégonfle, laissant transparaître des motifs fractals qui remplissent cet espace bleu incroyable. J’expire, la fumée entre avec une multitude de petits tourbillons de turbulence dans le sac qui renfle. J’inspire et j’expire calmement dans ce sac qui a réellement fusionné avec mon système ORL et fait maintenant partie de moi. Plus ça va, plus les volutes de fumée, les fractales, tout devient extrêmement clair, réaliste, plus réel que le réel. L’espace bleu que je voyais à travers une fenêtre, un trou, m’enveloppe de plus en plus et devient de plus en plus vaste et cristallin, un peu comme une chaussette que l’on retrousse. Ce trou vers l’espace devient un espace qui m’enveloppe.

On n’est pas dans des visuels de rêve un peu indéfini ou brumeux, on n’est pas non plus dans de l’hallucination qui viendrait se superposer au réel avec la saveur du réel. Non, là, on est dans un univers parfaitement crédible. Je prends peur, car je m’aperçois que ce foutu sac est de plus en plus rigide, qu’il est toujours plus difficile d’inspirer et que j’ai ralenti la cadence jusqu’à ne plus respirer du tout. Putain, je ne respire plus, je ne m’en suis même pas rendu compte, je ne respire plus ! Je suis mort intoxiqué comme un con sur une palette en Colombie, entouré de pieds d’Indiens, les mains dans la terre battue, plein de dégueulis d’Américains. Je me demande ce que va dire Maman.

Heureusement, Jazmin et une vieille Indienne à la natte grise me sortent un peu de ma torpeur, elles viennent me border, comme des mamans, je sors un peu du trip, putain, si, je respire ! Ouf ! Elles me recouvrent, j’ignore si elles sont réelles ou pas, elles me caressent la tête, les cheveux, je suis en nage, effrayé. Jazmin me répète tranquilo, la vieille Indienne me regarde, mais je n’arrive pas trop à la fixer du regard, elle a des bouches partout et des paires d’yeux qui restent en face de moi, peu importe l’endroit où je pose mon regard sur son visage. C’est un bordel complet. Elle me parle, je comprends tout sans vraiment savoir ce qu’elle me dit, je lui réponds : « Hoooo, je parle et je comprends votre langue ! » Elle hoche la tête, et finit, elle aussi, par un tranquilo. Au cas où j’aurais mal intégré qu’il fallait rester tranquilo. Je referme les yeux… ou peut-être pas d’ailleurs, et là…

Bienvenue dans l’hyperespace

Bon, là les mots et les concepts humains n’ont pas tellement de pertinences alors ça va être difficile à expliquer. N’imaginez pas un instant pouvoir vous rapprocher d’une image mentale de ce que c’est. Je suis effectivement dans un tunnel, bien connu des expériences de mort imminente et des consommateurs de DMT. Très difficile à décrire, car, à la fois, c’est un tunnel, mais à la fois aucune paroi n’existe. J’y suis « projeté » de bas en haut, comme une élévation, bien qu’il n’y ait pas de haut ni de bas. Cet espace n’est clairement pas un espace physique, il est multidimensionnel. J’y suis entraîné, parcouru et enveloppé par des volutes de couleur, des formes géométriques, des étoiles scintillantes, des rubans irisés, des couleurs inconnues et saturées, ça pétarade, ça chante. C’est d’une beauté à couper le souffle, j’en pleure tellement c’est beau, magique, puissant.

Des « étages » intermédiaires donnent sur des mondes classiques 3D, qui correspondent à des expériences, passées ou peut-être que je vais avoir à vivre. Je l’ignore encore ! La musique est extrêmement présente et elle devient un langage. Je finis par voir la musique, je vois la beauté, et je vois le langage. On est au-delà de la synesthésie, ce ne sont pas des représentations ou juste de la synchronisation : je les vois eux, je les conçois et les comprends. Je ne vois pas seulement de belles choses, je vois la beauté ! Je n’entends pas de la musique, je vois la musique ! Idem pour le langage ! Je vois tout ça. Ne me demandez pas à quoi ça ressemble, je n’en sais foutrement rien. C’est certes visuel, mais c’est plus intégré que ça ! Les tonalités, le rythme, tout prend sens et va résonner avec des expériences.

Je m’aperçois que cette musique dure et est là depuis le début, ce n’est pas un morceau de musique des speakers, je crois qu’elle m’accompagne. D’ailleurs, ça fait combien de temps que je suis là, une heure, deux, mais il n’y a plus de temps. C’est juste un éternel présent. Tranquille, ça va passer ! Comment un présent éternel peut-il passer ? je suis mort ? J’ai plus de corps, seulement ma petite voix intérieure qui me parle. Parfaitement conscient, câblé normalement, rien à voir avec moi dans un rêve, ou moi bourré. Au contraire, je pense une multitude de choses simultanément en parallèle, en MPI, et paf, parfois la jonction se fait, et les choses prennent sens. Il y a énormément de pensées qui à ce moment-là vont être réfléchies, vous n’avez pas idée de la quantité de réflexion que j’ai pu avoir dans le « temps » de cette expérience.

Je prends en revanche rapidement conscience qu’il y a une présence. Une intelligence, une conscience, une entité propre qui n’est pas moi, autonome, exogène. Je pense directement à Dieu, à l’Univers, à un principe premier. Elle communique avec moi de plusieurs manières, au travers de la musique, du langage et de la beauté. Tout cela est extrêmement bien corrélé et intégré, sensoriellement, émotionnellement, symboliquement et sémantiquement. (N’est-ce pas ce qu’il y a de commun entre le langage, la musique et la beauté ?) Ça fonctionne ensemble, ça communique avec moi. Cette intelligence, ou ce Dieu, est bienveillant, mais va me faire vivre différentes épreuves dans le but de m’élever via des scénarios expérientiels dans lesquels je vais être projeté, après m’y avoir préparé, il va me lancer des défis de plus en plus durs. Il est extérieur, mais en parfaite résonance avec ma pensée et mes émotions. Un peu comme de la télépathie, mais ça s’intègre aussi avec la musique, la beauté et le langage. Ce n’est pas une idée ! Il est ! Ontologiquement !

Je me demande vraiment si je suis mort. Je me demande si je suis toujours étalé sur le ventre, sur ma palette, quelque part en Colombie, par là-bas sur Terre. Je me demande si je me suis chié dessus, vomi dessus, purgé, souillé ? Je ne suis plus avec ce corps qui me semble un lointain souvenir, je suis là, pour combien de temps, depuis combien de temps ? J’ai réellement peur d’avoir abandonné mon corps pour toujours, même si je suis bien ici.

Il/Elle me dit :
« Ne t’inquiète pas. C’est moi qui gère, tranquilo, si toi, tu ignores pourquoi tu es là, moi, je le sais ; comme le chaman savait, comme Jazmin, comme les plantes, comme l’univers fait que les choses adviennent, il y a un dessein, c’est un dessin à dessein. Tiens ta place, c’est toujours et en toute circonstance la bonne. N’aie peur de rien ! L’univers n’a pas eu besoin de ta viande, de tes gesticulations ou de tes peurs pour avancer dans le bon sens. »

Parfois, j’essaye de lui répondre, de lui résister, de poser des questions pour en savoir plus, de lui tendre de petits pièges pour le manipuler. Parfois, je me mets en colère, mais pas moyen, il sait tout. On ne le berne pas, il me fait revenir dans le droit chemin dès que mon esprit s’écarte, avec une petite musique-ressort de rappel. Il va aussi me faire vivre tout un tas d’expériences qui vont faire de ce principe du tranquilo un plan : n’aie pas peur, je m’occupe de tout, pour me faire intégrer au plus haut degré de conscience la métaphysique du tranquilo, jusqu’à son acceptation totale et inconditionnelle.

Exemple : La musique devient plus pesante, je suis projeté dans une porte et de retour sur la terre, la lumière devient sombre avec des tons marron et verdâtre. Les Indiens sont effrayants, menaçants, je prends peur, j’essaye de combattre la peur qui m’envahit, l’émotion de peur est très, très intense et surtout, je me sens très seul. Le fil est ténu, mais j’ai un vague souvenir de cet être puissant, mais bienveillant, qui m’a donné une leçon, mais là, il n’est plus là et son message, son souvenir, s’efface. C’était quoi déjà : il y avait un visage ? Je ne me rappelle plus ! l’Indienne… un t-shirt rose… Jazmin… Ha oui tranquilo, si tu ignores pourquoi t’es là, y a un truc qui le sait : paf, la musique retrouve un ton joyeux, festif, je suis projeté de nouveau dans mon tunnel, des feux d’artifice de beauté pure, la flûte de pan, m’entraîne dans une majesté de couleurs, je n’ai plus peur, je n’aurai jamais plus peur de ma vie. Je vais me chier dessus tant pis, je m’en fous ! j’ai relevé un premier défi, la foi de se rassasier de son état sans peur face à la peur elle-même, être tranquilo en toute circonstance.

C’était juste-tenu, parce que je m’en souvenais presque plus. J’ai failli ne plus avoir la foi en ce principe, à cause des émotions, de la mémoire qui m’échappait. C’est quoi la prochaine étape ? Comment on garde la foi en un principe dès lors qu’on n’en a plus le souvenir ? Savoir poser le tranquilo en axiome premier, même sans savoir pourquoi… C’est ça la foi… ça se suffit ! Je sens que tu vas me faire vivre un truc plus hardcore sans même les filins de sécurité.

Pas manqué, instantanément, plus de force, plus de couleur, plus de musique. J’ai peut-être les yeux ouverts. Je suis dans un espace parfaitement analogue au réel, je n’ai plus aucun souvenir de pourquoi je suis là, du tunnel, de l’intelligence supérieur. Je vais aux toilettes (peut-être que j’y suis vraiment, je n’en sais rien.), c’est glauque, c’est sale, très sale. Je ferme la porte. Il y a quelqu’un derrière, je suis certain qu’il a un couteau. Cette fois, ça va être dur à vivre. Aucun recul n’existe avec l’expérience. C’est parfaitement vrai, très loin d’un rêve. Je sens la lame qui me tranche la gorge. Ça me fait un mal de chien. Il y a des éclaboussures de sang et de merde qui se mêlent et qui maculent la porte et la cuvette. Il y en a partout. Je vois mes mains couvertes de sang, je veux hurler, mais ma gorge est tranchée, je sens l’air qui s’échappe de la trachée par la plaie. Je n’arrive plus à penser, je suis juste terrorisé. Ma tempe s’écrase sur le sol. Je vois ses semelles, ça y est… c’est fait ! Pauvre maman…

Et là, une petite note de musique, la musique-ressort que j’avais oubliée vient me rappeler ce petit ton jovial de flûte de pan : coucou, ne flanche pas… Ha oui, ha oui, tranquille, même dans l’adversité, tu vas mourir maintenant, mais tranquilo, il y a un plan, rien n’est fait par hasard, même mourir ! Ne t’inquiète pas, ce n’est pas grave, tu as vu. C’est incroyable ici, tu manqueras à tes parents, aux gens qui t’aiment, mais tranquilo, ils seront là en leur temps, ils seront apaisés en leur temps, et si toi, tu meurs, ce n’est pas grave. Tranquilo, j’ai mes raisons, les mêmes que celles qui t’ont fait naître, que celles qui t’ont fait vivre.

Le jeu comme ça va consister à me faire vivre des situations de plus en plus détachées du caractère expérientiel de la mise à l’épreuve. Je suis loin de me rappeler tout et surtout de pouvoir décrire le terrain émotionnel et intellectuel en plus du fait d’être dans un monde qui n’est pas le nôtre. Plus l’expérience va durer, plus les peurs, les joies, l’amour, l’attachement à mon corps, à mon honneur, vont être dépassés et transgressés et se résumer en la foi fondamentale dans le « tranquilo ». Ma conscience, mes réactions, ma spontanéité, mon intelligence vont progressivement être arrachées, détachées de ma personne, je vais être pelé couche par couche de la totalité de mes constructions intellectuelles, puis de mes sentiments, puis de mes émotions, comme un oignon, jusqu’à la dernière coquille.

À la fin, je suis toujours dans mon hyperespace. J’ai perdu mon corps. J’ai perdu l’intégralité de ce qui fait que, moi, je suis moi. Il n’y a même plus ma petite voix intérieure, il n’y a plus d’émotion ni rien d’autre qu’une forme de béatitude, l’apogée du principe premier : le tranquilo. Je suis tranquilo avec la musique, la beauté, et le langage de l’univers qui écrit son histoire et ayant accepté que l’on s’occupe de tout. J’avais une vie avant, je ne sais plus trop si elle est finie ou pas, si c’était long, assez ou pas, je m’en fous. Et la force me dit avec une voix humaine parfaitement audible : tranquilo !

Et là, je reprends conscience de moi, de tout, de mon histoire, de mon corps, de l’ayahuasca… Je me reconstruis, l’oignon se réagence couche par couche, je pense à la vitesse de l’éclair. J’ai compris, je ne suis pas mort !!!! Alors, je mourrai quand ce sera le moment. Si tu ignores pourquoi et comment, l’univers le sait. Sois tranquille et patient, parce que oui, tu le sais au fond, tu es impatient de mourir, impatient de vivre, mais tu as peur des deux. Tu sais qu’il n’y a plus à avoir peur. Tu sais la gérer. Plus rien n’a d’importance, pas plus ta vie que ta mort, elles prendront sens le moment venu, sois patient, tranquilo.

Là, je fais corps avec le sens de tout ça. C’est la révélation ultime dans toutes ses dimensions, dans toutes mes émotions, dans toutes mes pensées, et cela percole jusqu’au moindre atome de mon corps.

Retour sur Terre

J’ouvre les yeux d’un coup ! Je suis complètement perché ! Tout est pixelisé, le monde est en petit cube style Minecraft. J’ai un mal de ventre terrible, une envie de chier, tout aussi inexplicable que l’importance fondamentale du tranquilo : le cogito universel. Par ailleurs, même si je suis dans Minecraft, je me doute que ça ne va pas être des briques que je vais pondre. Je suis exténué, mais fatigué à un point qu’on ne peut pas imaginer, à la limite de l’évanouissement. Je ne pensais plus, mais je fais des liens avec tout. Les pensées s’entrecroisent, Nietzsche, le bouddhisme, le tranquilo, Spinoza, les Religions, la physique, mon nihilisme. À vrai dire, tout prend sens. J’ai une faim de loup, j’en peux plus d’avoir faim comme ça. Tranquilo, ça va venir quand ce sera le moment et ça va te rassasier le corps et l’esprit.

Deux minutes après, comme un signe pour me rappeler que les leçons de l’autre monde s’appliquent ici, Jazmin arrive avec un plateau : une soupe, une banane, un jus de goyave. J’engloutis ça comme un porc, comme un sauvage. Je regarde autour de moi… c’est un ravage! Il y a du vomi partout, les gens se sont faits dessus, les gens sont en larmes, mais tout le monde rayonne de bonheur. On a partagé un truc ensemble. On a tous envie de se parler, mais personne n’a de mots, quand bien même ils partageraient une langue. L’hébétude de l’éveil, de l’illumination. On se fixe tous, les yeux dans les yeux ; certains pleurent de joie, y a de l’amour partout, ça dégouline. Les yeux sont mouillés de larmes, les sourires débordent de bave et de vomi. Il y a un truc archaïque, dans ce foutoir et dans ces fluides corporels mêlés à cette terre battue, d’une rare profondeur d’âme, inexplicable, indicible, concevable seulement par nous!

Nos corps sont souillés, épuisés, on s’en fout, on a transcendé les corps et on a pris conscience de l’âme. Nous nous sommes connectés au divin, vu sa force, en toute humilité. Quelle chance, quel bonheur ! Ce sont les plus beaux sourires que j’ai jamais vus de ma vie ! Pendant deux heures, de petites remontées et des hallus vont persister et se succéder, avec une irrépressible envie de dormir… et de chier. Je demande un dernier verre de jus de goyave, deux secondes après, je chierai mon jus de goyave aussi rose qu’il est entré.

Progressivement, les effets se dissipent, l’afterglow ! Il y a un truc triste au fait que ce soit terminé. Le monde réel paraît fade, il s’est mis à pleuvoir et nous avons terriblement froid. Petit à petit, on commence à parler de nos expériences. Le chaman me prend à part, on s’éloigne tous les deux. Il me fait m’asseoir sur une chaise, il m’asperge d’eau, se met derrière moi et secoue un bouquet de feuilles en chantonnant des incantations en m’aspergeant. Il me fait un sourire, intime, partagé, il n’y a pas besoin de se dire grand-chose… : on se comprend : voilà, tu sais !

Puis vient le moment de rentrer. Nous nous saluons tous. Spontanément, on se regarde et l’on se prend dans les bras. C’est très sincère, ce n’est pas le jeu d’acteur d’une Brie Wandecampe aux cheveux sales du Larzac qui vous offre un morceau de cake à la courge avant de vous enlacer et de vous souhaiter une belle journée. C’est très puissant. La vieille Indienne à la natte grise me serre fort, m’enlace, m’embrasse, me touche le cœur. (Elle a un nombre de paires d’yeux et de bouches revenues à la normale.) Je m’assois plusieurs fois, car je suis à la limite de tomber dans les pommes, ! vraiment ! Le retour va être compliqué, je suis une loque.

Je remercie Jazmin en lui expliquant un peu qu’elle n’avait pas été mon guide que de ce côté, mais de l’autre aussi. Nous échangeons nos numéros avec les Américains, et je passerai la meilleure nuit de ma vie.

Discussion

Évidemment, tout ce que j’ai écrit ici est à la portée de n’importe quel imbécile. C’est le lien, la profondeur de l’objectivation qui va avec qui fait la puissance du truc. Oui, l’aveugle peut comprendre vos explications, aussi savantes soient-elles, sur le rouge. Mais si la vie lui donne la chance, d’un jour, voire du rouge. Alors, il comprendra certes ce qui lui avait été expliqué, mais aucune explication, aussi compréhensible soit-elle, ne sera jamais l’expérience du rouge.

En psychologie, on appelle ça le cognitive shift et il est partagé dans la moindre mesure avec les personnes qui font ce genre d’expérience, les trips mystiques de certains religieux, et c’est aussi le cas des astronautes, ce que l’on appelle l’overview effect. Il s’agit de la “branlée cognitive” qu’ils ressentent quand ils voient la Terre pour la première fois depuis l’espace. On a tous vu des photos de la terre vue de l’espace. Mais eux, se prennent quatre claques : d’abord une claque sensorielle, parce qu’ils découvrent le globe en vrai ; puis une claque émotionnelle, car ils ressentent un émerveillement quasi amoureux pour cette “bille bleue” ; ensuite une claque cognitive, parce qu’ils constatent la fragilité et l’unité de la Terre sans plus pouvoir l’ignorer ; et enfin une claque spirituelle, parce que beaucoup en tirent un ressenti presque sacré — ils deviennent souvent écolos, voire un peu perchés.

Cet overview effect est un cas documenté de cognitive shift, et aucune interview ne vous fera comprendre l’entièreté de ce que ça signifie pour eux. Je pense aux trois métamorphoses de Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra. Je me sens comme ce chameau, riche de son fardeau qu’il trimballe dans son désert, de ses connaissances, de son enseignement, de sa science, pour ne finalement régner que sur son désert. Je pense à ce lion, qui cherche à terrasser le dragon de l’envie, de ses peurs, de ses désirs, pour aboutir finalement à cette dernière métamorphose : un bébé. Redevenir un bébé, comme la fin du plot universel, le surhomme, la transcendance de l’Homme, en se rassasiant du fait que la vie d’un Homme n’est rien si ce n’est un rouage d’une mécanique plus vaste qui, elle, est à dessein.

Ce même bébé, à l’image de cet Américain en pleurs qui sanglote emmitouflé dans sa couette, vulnérable, terrorisé. Il m’expliquera plus tard qu’il a revécu chaque instant de son existence, de la place du bébé protégé par sa mère jusque à l’injonction d’être la figure dominante du père, du chef d’entreprise, épuisé d’être ce chameau dont le labeur ne l’a amené qu’à dominer le royaume du vide, du sable à perte de vue. Il est certes un père qui enlace sa femme, qui elle-même entasse son enfant, mais il est redevenu le bébé qui a besoin d’être enlacé, protégé. Il m’a ému, j’avais envie d’aller m’allonger avec lui et de le serrer dans mes bras.

Le bébé, le mourant, la sagesse de se délester de ses fardeaux et de se chier dessus… Quelle indignité, quel courage ! L’Ayahuasca, je crois, révèle le vieillard sur son lit de mort que nous serons au travers du bébé que nous étions. Cette phrase n’est pas de moi, mais elle m’a toujours marqué. Le sens de la vie, c’est de porter un message, et de ne pas le perdre en chemin, le sens de la vie, c’est de porter le message de l’enfant que nous étions au vieillard que nous serons.

L’endo-DMT était déjà postulé depuis plusieurs années, chez les nourrissons, la façon dont le cerveau des tout-petits est si ouvert, si plastique, avant que l’apprentissage ne “bride” peu à peu leurs perceptions. et de l’autre côté du segment de vie, chez les personnes ayant eu des expériences de mort imminente. Vivre, c’est brider son cerveau pour l’adapter à l’environnement. C’est apprendre à ne plus entendre les phonèmes d’une langue qui n’est pas notre langue maternelle. Vivre, c’est oublier.

Je me rappelle maintenant le sourire de cette dame, qui regarde la nature, de ce gamin dans les bras de son père, de nos sourires que je dis n’avoir jamais vus avant. En vérité, si, je les ai déjà vus… Sur le visage des bébés. Ça devait faire longtemps que moi, je n’avais pas souri comme ça !

Dernière modification par AlphaOri (27 décembre 2024 à  15:48)

Reputation de ce post
 
Très bien écrit et vraiment intéressant, merci !
 
Texte mis dans les morceaux choisis de Psychoactif. (pierre)
 
Ce TR est bouleversant... - Cub3000
 
Très bon TR, qui met des mots sur des sensations (kaneda)
 
magnifiquement écrit - psychodi

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cependant
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Merci pour ton TR détaillé...

Avais-tu déjà pris du DMT avant ?

Est-ce que tu as pu avoir quelques explications du cadre rituel traditionnel ?
Qui préparait le mélange ?
C'était une grosse communauté indienne ? En Colombie il y a des réserves ?

Comment tu as pu trouver le contact pour l'expérience ?

Sinon j'avoue ça ne m'étonne pas Whatapp, il y a plein de pays en Amérique Latine où ça n'utilise que ça...et l'anglais bah oui, les gens pour la plupart ne sont pas comme les gringos qui ne font même pas l'effort d'articuler une phrase en espagnol (pour ne pas parler de langues indiennes, mais là j'avoue c'est bien plus compliqué). Quand j'essaiais de leur dire que je ne parlais pas anglais ils me regardaient d'abord avec des gros yeux sans comprendre (c'est pas vrai en plus, mais aucune envie d'utiliser l'idiome yanki), mais iels étaient bien contents et la discussion pouvait aller bien au delà. C'est surtout les Américains qui croient que tout le monde doit parler et comprendre leur texan ou je-ne-sais-quoi...

Breef, désolée je m'égare.

fugu kuwanu hito niwa iwaji

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Jehol homme
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Merci beaucoup pour ton report !!!

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AlphaOri homme
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2 messages

cependant a écrit

Merci pour ton TR détaillé...

Avais-tu déjà pris du DMT avant ?

Est-ce que tu as pu avoir quelques explications du cadre rituel traditionnel ?
Qui préparait le mélange ?
C'était une grosse communauté indienne ? En Colombie il y a des réserves ?

Salut et merci pour ton retour
Pour répondre à tes questions :
Avais-je déjà pris du DMT auparavant ?

Oui, j’avais déjà eu pas mal d’expériences avec de la DMT freebase vaporisée, avant et aussi après cette séance d’ayahuasca. Je dirais que, vaporisée, la DMT t’envoie carrément dans une autre dimension, plus courte en durée mais souvent beaucoup plus brute et fulgurante.

Le cadre rituel traditionnel, tu as pu en apprendre plus ?

Disons que le contexte était bien moins formalisé que ce qu’on peut observer chez les Shipibo, par exemple au Pérou. En Colombie, j’ai eu l’impression que le yagé est parfois approché de façon plus “utilitaire” ou plus spontanée, même si tout reste très ancré dans la culture indigène locale. Il n’y avait pas la même emphase sur les chants ou la structure rituelle stricte.

Qui préparait le mélange ? C’était une grosse communauté ?

De ce que j’ai vu, c’était bien un groupe d’indigènes qui géraient tout, mais pas forcément sous la forme d’une grande “communauté” ritualisée. En Colombie, il y a effectivement des réserves et divers groupes ethniques qui préservent leur pratique du yagé, mais mon expérience était un peu plus informelle que les cérémonies plus codifiées qu’on peut trouver ailleurs.

En gros, voilà : j’avais déjà un bagage de DMT freebase, et le cadre colombien m’a paru plus direct, moins “codifié” qu’un rituel péruvien, mais tout aussi intense à sa manière.

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