Cannabis en liberté

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Ben Kent, salarié de la boutique Oz conseille un client. Dans l'état de Washington le cannabis a été légalisé en 2012.


En cette après-midi estivale, le district de Fremont, quartier élégant et bohème de Seattle (Washington), a organisé un carnaval nudiste, suivi d’un concert rock. Sur l’une des avenues, les fêtards sont interceptés par une femme souriante, qui crie sur un ton enjoué : « Bienvenue chez Oz, la nouvelle boutique de marijuana du quartier !
Pour fêter notre ouverture, promotion spéciale, 5 dollars [4,50 euros] le gramme ! » Amusés, les passants s’arrêtent pour regarder le magasin : un grand espace lumineux, au décor contemporain, avec en vitrine tout l’arsenal du fumeur de marijuana – pipes, bongs, rouleuses… Pour voir le produit proprement dit, il faut s’avancer jusqu’au comptoir, situé en retrait : à  Seattle, la marijuana est légale, à  condition de ne pas être visible de la rue.

A l’intérieur, le choix est vaste : 28 variétés de fleurs à  fumer, de 5 à  15 dollars le gramme, 13 sortes de joints déjà  roulés, de la pâte, des cristaux… Le produit le plus demandé est la cigarette électronique avec une cartouche d’huile de marijuana – utilisable n’importe où, en toute discrétion. Bob Ramstad, le patron de Oz, 48 ans, ex-chercheur en informatique, puis vendeur de préservatifs sur Internet, explique aux clients : « Avec une recharge à  40 dollars, vous pouvez tirer 80 à  100 taffes… » Pour les non-fumeurs, Oz propose des produits à  avaler contenant du THC, la substance psychoactive du cannabis : concentrés liquides à  verser dans une boisson, gâteaux, confitures, barres chocolatées, macarons… : « L’effet est plus doux qu’avec un joint, explique Bob, il se fait sentir au bout de trois quarts d’heure. »
Toute la marchandise est présentée dans des emballages soignés, avec des noms comme Séisme, Eruption, Veuve Blanche, Fête de l’esprit, Satin… Pour l’arôme, les jeunes vendeurs ont développé un discours inspiré de l’œnologie : légère fragrance de sapin ou de raisin, parfum boisé avec un arrière-goût de cacao ou de café corsé…

Entrepreneurs high-tech

A Seattle, patrie de Boeing, de Microsoft, d’Amazon et de Starbucks, la marijuana, en vente en magasin depuis seulement un an, est déjà  entrée dans l’ère du marketing.
Diverses agences de conseil se sont positionnées sur ce créneau, et démarchent les planteurs, les producteurs et les détaillants. Elles appliquent les méthodes classiques : sondages, études de la qualité, tests de préférence pour les visuels, enquêtes de terrain sur l’expérience d’achat, segmentation du marché par catégories… Ainsi, l’agence States of Matters a identifié pour un client une cible intéressante : la femme mariée de moins de 45 ans qui n’a jamais fumé de marijuana, mais qui peut être attirée par ce produit à  présent qu’il est légal, à  condition de l’associer à  un style de vie décontracté et sophistiqué. En clair, il faut l’inciter à  remplacer le martini-gin qu’elle boit après sa journée de travail par un joint. States of Matter a aussi créé une marque de marijuana virtuelle, avec tout son matériel promotionnel, qu’elle vendra au plus offrant.

En aval, l’agence Online Marijuana Design (OMD) propose aux professionnels du secteur un service complet : studios photo, vidéo et audio, rédaction de matériel promotionnel, site Web, présence sur les réseaux sociaux, prototypes de packaging sur imprimante 3D… OMD travaille en liaison avec la société Kaléidoscope, spécialisée dans les logiciels de gestion, qui a sorti une version spécialement adaptée à  l’industrie de la marijuana en tenant compte des contraintes juridiques, fiscales et commerciales.

Ce secteur attire aussi des entrepreneurs high-tech venus du monde d’Internet. Ainsi, Red Russak, directeur commercial d’une société de logiciel, a créé un réseau informel de riches geeks désireux de se diversifier dans cette nouvelle industrie : « Elle correspond à  notre culture fondée sur le goût du risque, l’envie de faire bouger la société et les perspectives de profits rapides. » Son réseau compte près de 600 membres, et ses rencontres mensuelles sont très fréquentées.

On voit apparaître des holdings créées par des promoteurs immobiliers et des professionnels de la finance venus d’autres Etats. Le groupe C & C, installé dans un vieil immeuble du centre-ville, est en train de créer une chaîne de boutiques de marijuana. Il rachète des sociétés qui ont gagné une licence lors du tirage au sort, mais qui préfèrent la revendre. Il propose aussi aux boutiques existantes, récréatives ou médicales, des contrats de franchise qui leur donneront accès à  la marque, aux produits et aux capacités de financement de C & C. Son directeur, Peter O’Neil, affiche ses ambitions : « Je rêve de créer le Starbucks de la marijuana, en liaison avec des cultivateurs. » C & C invente ses propres marques, avec des noms exotiques comme « Berlin-Est », et travaille sur l’agencement des boutiques, en s’inspirant des méthodes mises au point par les chaînes comme Gap.

A Fremont, la clientèle de Oz est à  l’image du quartier, aisée et décontractée. Les jeunes montrent des papiers prouvant qu’ils ont plus de 21 ans, achètent des joints à  toute vitesse et les allument sur le trottoir : la loi prévoit qu’on peut fumer uniquement dans les lieux privés, mais qui s’en soucie ? Les trentenaires et les quadras, souvent en couple, racontent tous la même histoire : ils fumaient quand ils étaient étudiants, puis ils ont arrêté – trop compliqué, trop risqué. Mais depuis que c’est légal, ils ont recommencé, entre amis. Deux femmes expliquent qu’elles vont venir ici régulièrement, car leur voisin, qui cultive illégalement dans son grenier, va arrêter – plus assez de clients, et il se fait vieux.

Tout se paie en liquide

Chez Bob, tout se paie en liquide : « Les banques refusent de travailler avec nous, car le gouvernement fédéral considère toujours le cannabis comme une drogue illégale. J’ai eu de la chance, j’ai pu ouvrir un compte dans une caisse d’épargne locale. » Il a loué un distributeur automatique de billets, installé à  côté de la caisse. Aujourd’hui, tout semble facile, mais Bob a dû batailler pendant un an et demi. Après le référendum de novembre 2012 légalisant la marijuana récréative, l’Etat de Washington a confié le dossier à  l’agence de contrôle de l’alcool (Liquor Control Board, LCB), rebaptisée agence de contrôle de l’alcool et du cannabis (LCCB).

Pour obtenir une licence de vente ou de production, il faut déposer un dossier complexe, accepter que le FBI fasse une recherche sur ses antécédents, et détenir un bail sur un local adéquat : « La recherche a été éprouvante, explique Bob. La loi stipule que les boutiques doivent se trouver à  plus de 300 mètres des lieux accueillant des enfants, des parcs, des cliniques, etc. Par ailleurs, beaucoup de propriétaires refusent de louer leur boutique pour ce genre de commerce. » Pour les candidats dont le dossier est jugé recevable, les licences sont attribuées par tirage au sort : « A Seattle, le tirage portait sur 21 licences. Je suis arrivé 25e, mais quelques semaines plus tard, des gagnants ont été éliminés. J’ai eu ma licence au rattrapage. »

Dans cette affaire, l’objectif essentiel de l’Etat est d’augmenter ses recettes fiscales. Après quelques errements, il a instauré une taxe de 37,5 % sur les ventes au détail. Le LCCB a aussi imposé l’installation d’un système de traçabilité sans faille. Chaque semence, chaque plante, chaque sachet est pesé, doté d’un code-barres, et enregistré dans une base de données centralisée. Les lieux de culture, de transformation et de vente sont équipés de caméras de surveillance fonctionnant vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Pour parfaire ce dispositif, l’Etat a interdit la culture individuelle du cannabis, sauf quelques pieds pour les malades chroniques qui l’utilisent comme médicament. Il va aussi obliger les centaines de dispensaires distribuant de la marijuana médicale, jusque-là  peu réglementés, à  s’insérer dans le circuit commercial, ou à  disparaître.

« En vente en supermarché »

Du fait que le commerce entre Etats reste interdit, les boutiques doivent s’approvisionner auprès de producteurs locaux. Cette contrainte a donné naissance à  une industrie en pleine expansion, qui crée des milliers d’emplois. Michael Devlin, ancien cadre dans une grande firme agroalimentaire, a monté une société baptisée 3DB, qui produit des « aliments enivrants » contenant de la marijuana. L’usine, un bâtiment anonyme dans une zone industrielle du sud de Seattle, fabrique à  la chaîne des cookies, des brownies, des bonbons et des concentrés, vendus sous la marque Zoots – un nom censé évoquer les années folles. La partie principale de l’usine ressemble à  une fabrique de chocolat classique, avec des machines toutes neuves importées d’Italie et des ouvriers en blouse blanche. Seule différence, le concentré de THC injecté dans le beurre de cacao.

Dans un hangar attenant à  l’usine, 3DB fait pousser elle-même son cannabis : 1 800 pieds cultivés hors sol, en lumière artificielle. L’usine abrite aussi des salles de séchage et de cueillette, et un laboratoire d’extraction.
Récemment, 3DB a monté une filiale de distribution avec une femme d’affaires, Jodie Hall, propriétaire de Cupcake Royale, une chaîne de pâtisseries. La loi interdit à  Jodie de vendre ses « cookies infusés » dans ses pâtisseries, mais elle le regrette : « A Seattle, il y a des milliers de bars qui servent de l’alcool, ce serait normal qu’il y ait des lieux de dégustation de marijuana. En fait, nos produits devraient être en vente en supermarché, à  côté du rayon des vins. Ce sera la prochaine étape du processus législatif. »

Pour compléter le dispositif, l’Etat a délivré des licences à  des centaines de planteurs de marijuana, qui livrent le produit brut aux boutiques et aux industriels. Une amie de Jodie Hall, Christi Masi, a monté, avec son mari Scott Masengill, une petite ferme de marijuana à  Benton City, à  330 km au sud-est de Seattle. Scott, ancien chef de projet chez Boeing, est devenu cultivateur à  plein-temps : « Pour commencer, j’ai dû construire une clôture de 2,50 m de haut pour que les plantes ne soient pas visibles de l’extérieur, et installer les caméras de surveillance exigées par le LCCB. Ensuite, j’ai mis en place un système d’irrigation, puis monté des serres en plastique. » Il obtient une seule récolte par an, à  l’automne. Christi, ancienne cadre chez Starbucks et championne d’alpinisme, avait prévu de se consacrer à  plein-temps à  la commercialisation, mais la première récolte a été insuffisante. Elle a dû reprendre un emploi en ville, au service de santé du Comté. Elle passe ses week-ends dans la petite remise sans fenêtre de la ferme, à  peser et empaqueter la marijuana. Dans chaque sachet, elle place un petit drapeau américain en papier, pour rappeler qu’en Amérique le cannabis est un produit du terroir et sa consommation une tradition nationale.

Lire l'épisode 2 : A Washington, le joint de la discorde
Changer le monde : tel est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui se tiendra les 25, 26 et 27 septembre à  Paris. Retrouvez le programme sur Lemonde.fr/festival.
Par Yves Eudes

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Musique et danse le soir à  Dupont Circle National Park, Washington, le 13 juin.

Quand Adam Eidinger roule dans les rues de Washington avec sa grosse Jeep noire, il est souvent acclamé par des passants qui remarquent sa plaque d’immatriculation. Elle comporte seulement trois chiffres : 420, le code qui désigne la marijuana, largement utilisé depuis des décennies dans tous les Etats-Unis : « C’est un cadeau personnel de Muriel Bowser, la maire démocrate de Washington, en récompense des services que j’ai rendus à  la ville. » Adam Eidinger, 41 ans, militant infatigable de toutes les causes pacifistes, écologistes et progressistes, est le chef incontesté du mouvement populaire qui a imposé la légalisation de la marijuana dans la capitale fédérale, après quinze années de combat.

Au printemps 2014, Adam Eidinger et son équipe de bénévoles lancent une pétition pour obtenir la tenue d’un référendum d’initiative populaire sur la légalisation de la marijuana : « Nous avions besoin de 25 000 signatures, nous en avons récolté 57 000 en quelques semaines. » Dès lors, le projet reçoit le soutien de la mairie, du chef de la police, d’élus du Congrès, de stars du sport et du show-business, ainsi que d’organisations comme la Drug Policy Alliance. Adam Eidinger se fait aussi aider financièrement par l’entreprise dont il est salarié : Dr. Bronner’s, une fabrique de savon à  base de produits issus du commerce équitable. Lors du référendum du4 novembre 2014, le oui recueille plus de 70 % des voix.

Lire le premier épisode de la série "cannabis en liberté" : Seattle récolte les fruits de la marijuana
Désormais, chaque résident de Washington âgé de 21 ans peut faire pousser chez lui six pieds de cannabis (avec un maximum de douze par foyer), et stocker l’intégralité de sa récolte – s’il est bon jardinier, cela peut représenter plusieurs kilos de fleurs, la marijuana. Il peut la consommer à  volonté, à  condition de rester dans un cadre privé. Il n’a pas le droit de la vendre, mais peut en faire cadeau à  n’importe quel adulte. Hors de chez lui, il peut en transporter jusqu’à  deux onces (56 grammes), pour aller où il veut dans le district. Avec, cependant, une exception importante : de nombreux monuments, parcs, espaces verts et esplanades, représentant au total un cinquième du territoire de la ville, appartiennent au gouvernement fédéral, qui considère toujours la marijuana comme une drogue illégale.

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Adam Eidinger à  Washington, le 13 juin.

Adam Eidinger regrette que la marijuana ne soit pas en vente libre dans le commerce, et que les clubs de fumeurs restent interdits, mais il savoure cette victoire partielle. Sur le balcon de la grande maison qu’il loue dans un quartier chic de Washington, il fait pousser une douzaine de pieds de cannabis : « J’utilise des engrais bio et aucun pesticide. Ma marijuana est naturelle à  100 %. J’en fume tous les jours », souvent dès le petit-déjeuner. Son balcon est parfait pour les plantations : il n’a pas de vis-à -vis, car il donne sur un parc fédéral…
Pour aider la population à  profiter concrètement de la nouvelle loi, Adam Eidinger a organisé en mars une distribution gratuite de graines de cannabis avec le concours d’un autre militant de longue date, Simon Paisley, architecte de renom et propriétaire d’une vaste banque de semences, plus ou moins légale : « En deux jours, plus de 5 000 personnes sont venues chercher des graines. Il y avait une longue queue sur le trottoir. »

Situation complexe

En revanche, dans les quartiers est de la ville, à  majorité noire, la situation reste plus complexe et plus tendue. En cet après-midi estival, plusieurs associations militantes, dont l’Organisation nationale pour la réforme des lois sur la marijuana (NORML), ont loué une brasserie avec terrasse et jardin, et invité les habitants du quartier à  participer à  des ateliers-cuisine, où ils apprendront à  préparer des plats contenant de la marijuana. Effet garanti, après trois quarts d’heure de digestion. Soudain, un inspecteur des services sanitaires de la Ville arrive et annonce que la distribution dans un lieu public de nourriture contenant des ingrédients non homologués est illégale. L’événement est annulé. Une militante, qui se fait appeler Poncho, exprime sa colère : « Certains bureaucrates n’arrivent pas à  accepter la légalisation. Ils inventent des prétextes pour nous empêcher de la mettre en pratique. Mais ils vont devoir s’y faire. »

Malgré l’intervention de l’inspecteur, les militants et les invités refusent de partir. Après une heure de flottement, l’un des organisateurs, Brandon Wyatt, annonce qu’il invite tout le monde chez lui : « C’est à  cinq minutes d’ici. Les ateliers auront lieu dans ma cuisine, et il y aura un barbecue dans le jardin. » Brandon Wyatt, un Noir athlétique âgé de 31 ans, est un vétéran de la guerre d’Irak, qui fut blessé au combat. A son retour, après une période de rage et de dépression, il réussit à  faire des études de droit et devient juriste d’entreprise. Parallèlement, il se lance à  fond dans la bataille pour la légalisation : « Pour moi, c’est un devoir patriotique. Il faut impérativement mettre fin à  cette folie qu’on appelle la “guerre contre la drogue”, qui détruit la vie de dizaines de milliers de jeunes Noirs. Ici, à  Washington, avant la nouvelle loi, des centaines de gens étaient arrêtés chaque mois pour possession de cannabis, et 90 % d’entre eux étaient des Noirs. Beaucoup allaient en prison, parfois juste pour un joint. »

Brandon Wyatt a aussi découvert que la marijuana possède des vertus médicinales pour les soldats rentrés d’Irak et d’Afghanistan : « Quand ils se mettent à  dérailler, on les bourre de médicaments ultra-puissants, qui les rendent accros et achèvent de les bousiller. La marijuana est plus efficace et moins nocive. »

Washington, le 13 juin.
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Brandon L. Wyatt, avocat et militant pour la légalisation du cannabis, à  Dupont Circle National Park, Washington, le 13 juin.

Dans la modeste maison familiale de Brandon Wyatt, les militants envahissent la cuisine et sortent leurs échantillons. Les invités découvrent que la marijuana se marie avec tout : poulet, saumon, spaghettis, salades, gâteaux, beurre de cuisson… On se met à  préparer des petits plats et à  les goûter, dans une ambiance de plus en plus chaleureuse. Attirés par la musique, des voisins viennent se joindre à  la dégustation. On prend des photos pour Facebook et pour divers sites militants. Certains convives préfèrent toutefois rester discrets. L’une des cuisinières de la soirée refuse de donner son nom : « Je suis fonctionnaire. La nouvelle loi n’empêche pas les employeurs de soumettre leurs salariés à  des analyses d’urine et de les licencier s’ils ont consommé du cannabis. » A côté d’elle, un blond barbu confectionne une pipe avec une pomme évidée et une paille, la bourre de marijuana et se met à  fumer. Puis il passe la pomme à  sa voisine, qui retrouve le sourire.

« L’arbre à  fumer, symbole de DC ! »

Le lendemain, c’est au tour d’Adam Eidinger d’organiser une fête, qui durera trente-six heures, au milieu de Dupont Circle, l’un des espaces verts les plus célèbres de la ville. Avec une bande d’amis, il a apporté une estrade, des étendards et une machine à  coudre pour confectionner des bonnets phrygiens. Dans tout le pays, c’est le Jour du drapeau, une fête patriotique. M. Eidinger a décidé de la détourner pour célébrer la « Marijuana libre », et aussi pour réclamer la transformation du District de Columbia en Etat fédéré, afin d’échapper à  la tutelle du Congrès. En un sens, les deux causes sont liées : « Si nous étions un vrai Etat, affirme Adam Eidinger, la légalisation serait déjà  complète, y compris pour le commerce. » Devant l’estrade, une jeune Noire montre à  la foule le tatouage qui orne son épaule : le drapeau officiel du District de Columbia (trois barres et trois étoiles), sur lequel les étoiles ont été remplacées par trois feuilles de marijuana. Sur un rythme de rap, elle répète en riant : « L’arbre à  fumer, nouveau symbole de DC ! »
Le choix de Dupont Circle n’est pas anodin : c’est un parc fédéral, où la marijuana reste interdite. En théorie, un piéton qui en transporte peut être fouillé et arrêté dès qu’il pose le pied sur la pelouse. Dans la pratique, c’est moins clair. En fin de journée, deux policières fédérales traversent le parc tranquillement. Quelques minutes plus tard, l’une d’elles revient, donne l’accolade à  un militant pro-cannabis, puis explique qu’à  titre personnel, elle est favorable à  la légalisation au niveau fédéral. Un peu plus loin, des jeunes, noirs et blancs, dansent et fument ensemble, insouciants.

Grâce aux orchestres de rock et de reggae, la fête bat son plein nuit et jour. Le conseiller municipal David Grosso, puis le sénateur Paul Strauss et la représentante Eleanor Norton Holmes, tous démocrates, viennent apporter leur soutien à  Adam Eidinger. Les trois élus sont unanimes : tôt ou tard, la marijuana sera en vente libre, « taxée, contrôlée et réglementée, comme l’alcool ». En juin, David Grosso a déposé devant le conseil du district un nouveau projet en ce sens, qui a recueilli sept voix sur treize. Il s’agit d’un geste symbolique, car le Congrès bloque ce type de mesure, mais, à  long terme, le conseiller est sûr de la victoire. Déjà , le district compte plusieurs dispensaires qui cultivent de la marijuana à  usage médical et la distribuent à  des milliers de patients, dont beaucoup ne sont pas très malades.

Pour Adam Eidinger, il est temps de passer à  autre chose. Il va bientôt se lancer dans une campagne pour l’augmentation du salaire minimum à  15 dollars de l’heure dans le district. Pour prouver la sincérité de son nouvel engagement, il va faire un grand sacrifice : « Le 1er janvier 2016, je vais arrêter la marijuana. Ce sera aussi une expérience scientifique : je me ferai suivre par des médecins, qui étudieront l’effet du sevrage sur quelqu’un qui fume tous les jours depuis vingt ans. Je pense que mes rêves vont changer, mais, pour le reste ce sera facile, ce n’est pas une substance addictive. Enfin, on verra. » S’il échoue, il l’annoncera publiquement, c’est promis.

Changer le monde : tel est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui se tiendra les 25, 26 et 27 septembre à  Paris. Retrouvez le programme sur Lemonde.fr/festival.
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Cannabis en liberté 4/6

A Barcelone, le joint pour tous
Le Monde Festival
LE MONDE | 21.08.2015 à  11h17 * Mis à  jour le
21.08.2015 à  13h00 | Par Yves Eudes



Un carrefour animé du centre de Barcelone, avec ses boutiques et ses restaurants - plus, entre un bar à  tapas et le consulat d'Equateur, une large vitrine opaque, recouverte d'une photo montrant des nuages blancs surmontés d'une frange de ciel bleu. Pour entrer, il faut sonner et attendre l'ouverture de la porte électrique, sur laquelle est inscrit : « club privé, interdit aux moins de 21 ans ». A l'intérieur, on découvre une antichambre joliment décorée, où un employé vérifie que chaque visiteur possède sa carte de membre. On franchit une seconde porte, pour pénétrer dans le Club G13, ainsi baptisé en l'honneur d'une célèbre variété de cannabis. Le
G13 est l'un des nombreux clubs de cannabis de Barcelone : il y en a près de 130, répartis dans tous les quartiers, dûment enregistrés auprès de la municipalité qui leur a délivré une licence spéciale. En tout, ils comptent sans doute plus de cent mille membres.

La salle du G13 n'a pas de fenêtres, mais elle est spacieuse et confortable : sofas, tables basses, tableaux contemporainsÅ  Sur les étagères, des livres et des jeux de société. Au fond de la pièce, des platines pour les soirées musicales, un billard, un jeu de fléchettes et un écran géant diffusant des matchs de football. Seule
petite nuisance : le bruit du puissant système de ventilation - un équipement imposé par les services sanitaires de la ville, à  cause de la fumée.
En cette fin d'après-midi estival, une vingtaine d'hommes et de femmes de tous âges font la queue tranquillement. Arrivés devant le comptoir rouge tenu par des jeunes gens très décontractés, ils passent leur commande. Le choix est vaste : herbe ou résine, sativa (énergisante) ou indica (sédative), variétés Amnesia Haze, Trainwreck, Gringo, Afghan Kush.
Une fois servi, chaque membre insère sa carte G13 dans l'ordinateur du club. Aussitôt, son nom et sa photo s'affichent à  l'écran, ainsi que l'état de son compte : combien de grammes il a prévu de consommer ce mois-ci, combien il en a retiré et à  quel prix. Au G13, chaque membre a droit à  80 grammes par mois - de quoi satisfaire même les plus gros fumeurs. L'adhésion ne coûte que de 20 euros par an, mais il faut payer son cannabis à  chaque visite : de 6 à  15 euros le gramme pour l'herbe, de 8 à  25 euros pour la résine.

Relaxation et convivialité

Puis les membres s'installent dans la salle. Dans un coin, deux garçons fument en regardant un vieux film sur un portable. Autour du billard, trois types costauds et bruyants, à  l'allure d'ouvriers, fument des joints en buvant des bières et en discutant de football. Ils sont copains et se retrouvent ici presque tous les soirs. Plus loin, un quinquagénaire rond et jovial fume seul, assis sur des coussins multicolores. Il est infirmier dans un service d'urgence et vient ici trois ou quatre fois par semaine : « Quand je sors de la salle d'opération, je suis stressé, le cannabis m'aide à  relaxer, en tant que professionnel de santé, je peux affirmer que c'est un produit très sain, doté de nombreuses vertus médicinales. Je viens au G13 car c'est convivial, mais je fume aussi chez moi. Je fais pousser du cannabis sur mon balcon. »
R., un étudiant en chimie de 24 ans, membre depuis quelques semaines, a amené son amie J., 20 ans, qui grâce à  ce parrainage a acheté 5 grammes d'herbe : « Je vis chez ma mère, elle sait que je fume, mais je ne veux pas lui imposer ça chez elle. Pour moi, ce club est parfait. »

« Ici, pas de clients ni de vendeurs, mais des membres partageant leu récolte dans un cadre privé »

Le G13, qui compte environ 400 membres actifs, est ouvert tous les jours, en après-midi et en soirée. Son président, Mattia Loetscher, un Suisse italien installé à  Barcelone, détaille le cadre juridique compliqué qui s'est créé au fil du temps : « Ici, il n'y a pas de clients ni de vendeurs, mais des membres partageant leur récolte commune dans un cadre privé. Quand l'un d'entre eux vient chercher son cannabis, il n'achète rien, il verse un don à  son association. » Il reconnaît en souriant qu'on joue sur les mots, mais ces définitions factices sont imposées par les lois nationales et locales : la consommation dans un cadre privé est tolérée, mais la culture, le transport et la distribution restent illégales.

En théorie, les conditions d'adhésion à  un club sont strictes : « Il faut être parrainé par un membre et déclarer par écrit que l'on est déjà  fumeur de cannabis - afin que le club ne puisse pas être accusé de prosélytisme. » Il faut aussi résider à  Barcelone et attendre deux semaines avant que l'adhésion prenne effet, pour empêcher
les touristes de s'inscrire. Dans la pratique, cette règle est appliquée avec souplesse. Affalés sur une banquette, deux jeunes touristes fument sans arrêt, les yeux mi-clos. Ils sont arrivés de Londres ce matin et ont été parrainés par la réceptionniste de leur hôtel, qui est membre du G13. Mattia Loetscher explique que le cannabis
consommé par les deux jeunes gens sera soustrait de la part allouée à  leur marraine, qui n'est pas ici.

Autre règle : le cannabis doit être fumé sur place - interdiction de l'emporter à  l'extérieur, car il pourrait être fumé par un tiers, non membre du club : « J'ai affiché un écriteau près de la porte, mais je ne peux pas fouiller les gens à  la sortie. Chacun est responsable de ses actes. » De fait, de temps à  autre, un acheteur empoche son cannabis et s'en va aussitôt.Le G13 compte quatre salariés à  plein temps. Ce soir, le comptoir est tenu par Ruth Asencio, une trentenaire mince et rieuse. Après avoir enchaîné les contrats précaires de secrétaire dans un
hôpital pendant sept ans, elle s'est retrouvée au chômage : « Cet emploi au G13 m'a sauvée. Mon salaire me permet à  peine de vivre, mais je me sens bien, je passe mes journées avec des amis. J'adore le cannabis, je donne des conseils aux nouveaux venus. » Mattia Loetscher affirme que, pour l'essentiel, il est en règle avec les
autorités : « Il y a quelques mois, la police est venue ici. Ils sont restés huit heures, ils ont tout vérifié et n'ont rien trouvé à  redire. Depuis, je ne les ai plus revus. »

Malgré tout, la situation du G13 reste précaire, à  cause de l'approvisionnement. Le cannabis du club est cultivé en Catalogne, par des membres jardiniers salariés de l'association, mais les lieux de culture sont gardés secrets, afin d'éviter les vols et surtout les descentes de police : « Quand des policiers trouvent des cultures importantes, ils les détruisent, mettent les jardiniers en garde à  vue et leur annoncent que la justice décidera si les plantations étaient légales ou non. Les procureurs, qui obéissent au gouvernement conservateur de Madrid,
les inculpent. Mais, à  chaque fois, les juges catalans les relaxent. » Fin 2015, le tribunal suprême de Madrid devrait statuer sur l'affaire du Three Monkeys, l'un des premiers clubs cannabis barcelonais, que les procureurs ont voulu fermer, mais qui a été sauvé deux fois par des juges locaux.

Indépendance territoriale

Mattia Loetscher espère qu'un jour le cannabis sera légal en Catalogne, en Espagne, ou même dans tout l'Occident. Il pourra alors ouvrir un vrai commerce qui lui permettra de gagner sa vie normalement, « comme les viticulteurs et les marchands de vin, ni plus ni moins ». Cet objectif semble encore lointain, mais les gérants
de club s'organisent. Ils se sont regroupés au sein d'une fédération professionnelle, la Fedcac, qui possède des locaux et une salariée. Par ailleurs, plusieurs cabinets d'avocats se sont spécialisés dans le cannabis : défense des clubs devant les tribunaux, formalités administratives, rédactions de règlements, lobbyingÅ  L'un d'eux,
Martin Canaves, dont le bureau est installé dans un magnifique immeuble Gaudi, est convaincu qu'il se bat pour la bonne cause : « C'est d'abord une question de défense des droits de l'homme. L'Etat ne doit plus décider de ce que vous avez le droit de faire quand vous êtes chez vous. C'est un combat essentiel dans un pays où la démocratie est encore récente, et peut-être fragile. » Selon lui, de nombreux citoyens se sont inscrits dans un club alors qu'ils ne fument pas de cannabis, par solidarité avec le mouvement, et aussi pour montrer leur défiance envers le pouvoir de Madrid. Comme toujours en Catalogne, on retombe sur la question de l'indépendance. La porte-parole de la Fedcac, Gabriela Serra, résume l'état d'esprit général : : « Si la Catalogne
était indépendante, le cannabis serait légal depuis longtemps. »

Malgré « l'insécurité juridique » engendrée par l'interdiction de cultiver, les clubs barcelonais ne semblent pas en danger à  court terme. Début 2015, la municipalité de centre-droit avait envisagé d'imposer aux clubs une réglementation stricte - ouverture huit heures par jour au maximum, interdiction d'être membre de plusieurs
clubs, fermeture des locaux installés à  proximité des écoles. Or, en mai, les élections municipales
ont été remportées par une coalition de gauche, dirigée par une militante alternative. Mattia Loetscher et ses amis soutenaient plutôt des candidats de la droite libertaire proche des milieux d'affaires, mais la victoire de la gauche n'est pas une mauvaise nouvelle.

Parallèlement, les militants pro-cannabis ont ouvert un nouveau front, en lançant une « Initiative législative populaire » : en Catalogne, si une proposition de loi émanant de la société civile reçoit 50 000 signatures de
soutien, le Parlement est tenu de la soumettre au vote des députés. La proposition, baptisée « La Rose verte », vise à  légaliser la culture, le transport, le stockage et la distribution du cannabis, tout en préservant le statut non commercial des clubs. La Fedcac a réussi à  mobiliser près de 300 bénévoles, qui passent leur été à  quadriller la Catalogne pour recueillir les signatures : « Il nous les faut avant fin septembre, explique Gabriela Serra, ensuite, le Parlement votera rapidement, peut-être avant la fin de l'année. »

En attendant, le G13 semble avoir déjà  gagné une première bataille : l'intégration dans la vie du quartier. En fin de soirée, une bande de copains arrive, après un bon repas. Parmi eux, N., la cinquantaine, employée à  l'université, est venue pour rester avec ses amis, mais elle fume très peu de cannabis. D'ailleurs, ce soir, elle
préfère boire le vin blanc qu'elle a apporté. Mattia Loetscher s'en réjouit : « Tout le monde est bienvenu. Nous organisons des cours de langues et de musique, un ciné-club, des débats de philo, des expositions photo, des tournois de jeux vidéo et même des parties de poker - mais sans miser d'argent, ce serait contraire à  l'esprit du club. » Il assure qu'il s'entend très bien avec tous ses voisins : « Parfois, de la fumée pénètre dans le consulat d'Equateur, juste à  côté. Les employés viennent nous prévenir, mais ça ne semble pas leur déplaire. »

Par Yves Eudes

Source : lemonde.fr

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