Comment la Beat Generation a trouvé son bonheur dans la drogue
Carl Solomon, Patti Smith, Allen Ginsberg et William S. Burroughs à New York en 1977. Photo Marcelo Noah- Flick
La Beat Generation est à la mode. Elle revit dans une grande expo à Beaubourg et dans le hors-série que lui consacre Les Inrocks. Dans leur soif de vivre plus, affranchis et libres, à travers leur commerce intime avec la drogue, les beats flirtèrent aussi avec la mort et la folie.
Si le psychiatre français Claude Olievenstein prétendait dans un livre marquant des années 1970 qu’il “n’y a pas de drogués heureux”, la Beat Generation déploya en acte et en pensée la proposition inverse : il n’y a de bonheur qu’à condition de goûter aux drogues.
D’y goûter, ou plus encore, de s’en gaver, sans cesse, jusqu’à l’ivresse, jusqu’aux confins de l’overdose. Avec la compagnie des drogues, l’esprit s’élève enfin, comme par miracle, à la créativité, au délire, à l’exploration de l’inconnu qui loge en soi, à la révélation de ce qui y vibre.
Grâce aux
amphétamines, au
LSD, à l’héroïne, à des cocktails explosifs, des voyages intérieurs s’ouvraient aux beatniks, prolongeant, en accélérant la cadence des prises et en densifiant les doses, une vieille tradition d’écrivains et poètes soumis aux lois des paradis artificiels, de Baudelaire à Rimbaud, de Théophile Gautier à Aldous Huxley…
Ecriture sous influence
L’histoire des abus toxicologiques des écrivains beats, d’Allen Ginsberg à Jack Kerouac, de William Burroughs à Neal Cassady, est largement documentée puisqu’elle fait corps avec leurs livres. Outre que certains d’entre eux, comme le séminal Junky de Burroughs ou le poème Howl de Ginsberg, relatent précisément les effets de ces expériences, la majorité des textes beats procèdent directement de la consommation des drogues. Ils en exaltent les parfums exotiques et toxiques comme ils en impriment les toniques ravages.
Pour eux, la littérature et les substances chimiques entretiennent des affinités électives et électriques, par-delà les risques que ce jeu infernal fait peser sur leur état physique. Peu importe d’ailleurs la santé sur laquelle veillent les médecins ; seule compte la grande santé, celle qui célèbre la puissance de la vie, en dépit des excès qui emportent tout, y compris la vie elle-même.
Tous les écrivains beats plongèrent tête la première dans la mare au diable des
amphétamines et du
LSD, au point que la psychiatrie, se penchant naturellement sur eux, fut impuissante à les sortir de l’addiction. Car entre la conscience claire et la conscience altérée par l’expérience de la toxicomanie incontrôlée, il ne restait guère d’espace pour un recours et un secours permettant d’entrevoir un autre horizon que celui d’un pur trip.
Alors que la
came fut la condition de vivre de Burroughs, Ginsberg – Kerouac était plus porté sur l’alcool –, l’hôpital psychiatrique tenta d’apaiser leurs pulsions, aussi destructrices que créatives. Mais plutôt qu’un lieu de salut, l’asile fut pour eux un lieu de perdition, d’où ils ne sortirent jamais grandis, à peine apaisés.
Le spectre de l’internement
Tous passèrent des moments clés de leurs vies respectives dans des asiles, comme s’ils devaient traverser un sas les conduisant vers leur liberté. C’est ainsi qu’Allen Ginsberg – dont la mère Naomi, atteinte de paranoïa et de schizophrénie, passa de nombreuses années en hôpital psychiatrique et subit électrochocs et lobotomie – rencontra le poète Carl Solomon à l’hôpital psychiatrique de Greystone Park dans le New Jersey.
Solomon, très marqué par l’œuvre d’Antonin Artaud, raconta sa propre expérience d’internement, notamment ses électrochocs, dans son texte Report from the Asylum : Afterthoughts of a Shock Patient. Ginsberg, lui-même interné en 1949 après avoir été arrêté pour complicité de trafic de stupéfiants et après avoir plaidé les troubles mentaux, lui dédiera son poème culte Howl. Ginsberg refera quelques séjours à l’asile dans les années 1950. Son Journal, 1952-1962* rappelle avec malice cette période :
“A vingt-deux ans, mystique halluciné, je croyais à la Cité de Dieu et voulais être un saint. A vingt-trois ans, un an plus tard, j’étais déjà délinquant, pécheur désespéré, démon de camé ; je voulais atteindre le réel. A vingt-quatre, après avoir été taulard, dingo schizoïde à l’asile, j’ai couché avec des filles et fait une psychanalyse. A vingt-six ans, je suis timide, sors avec des filles, écris de la poésie, suis agent littéraire freelance et recensé comme électeur du parti démocrate ; je cherche du travail. Qu’est-ce qu’on en a à foutre ?”
L’héroïne, la
morphine, les
amphétamines serviront sans cesse son programme littéraire de dérèglement des sens. Dès 1959, Ginsberg fut l’un des premiers beats à s’initier au
LSD, drogue découverte en 1938 par le chimiste suisse Albert Hofmann, commercialisée à la fin des années 1940 sous le nom de Delysid pour un usage psychiatrique. Car des psychiatres testent alors le
LSD sur des patients atteints de troubles mentaux.
Mais l’auto-expérimentation se répandit au-delà des cercles scientifiques. Dans son poème Lysergic Acid, Ginsberg, fervent consommateur aux côtés de Timothy Leary, en restitua sensiblement l’expérience.
Dérèglement des sens
Jack Kerouac, lui aussi, connut l’hôpital psychiatrique, fin 1942, lorsque, engagé dans l’US Navy, il simula la folie pour échapper au bâtiment de guerre. Mais la simulation ne fut pas qu’un pur simulacre ; elle procédait d’une stratégie réfléchie, prise à son propre piège. La folie, d’une certaine manière, le rattrapa, comme si elle était déjà là , tapie au fond d’un esprit chagrin. Kerouac se perdit aussitôt après son renvoi dans les bas-fonds de New York, flirtant avec une forme de démence, telle que la norme psychiatrique dominante en définit le cadre.
Burroughs souligne dans son roman Junky que “l’équation de la
came” dépasse le plaisir et forme un mode de vie en soi, telle une nécessité dont même le hasard ne peut faire dériver le cours. Burroughs est celui qui est allé le plus loin sur ce chemin, jusqu’au “terminus de la
came”, au moment où il vivait à Tanger en 1954.
Dès les années 1930, l’écrivain, diplômé de médecine, a fréquenté des psychiatres, qui ne pouvaient déjà rien pour lui, sinon le dégoûter de leur présence à ses côtés. Mais de quelle santé les psychiatres, comme le fameux docteur Hicks, proche d’Allen Ginsberg, pouvaient-ils prétendre se préoccuper quand ils faisaient face, dans l’enceinte d’un asile, à ces écrivains déchaînés pour qui rien ne comptait plus que la santé d’un corps dans lequel l’âme avait droit à tous les déséquilibres pourvu qu’elle anime la vie, qu’elle bouscule les normes, qu’elle égaie le quotidien, qu’elle surprenne les habitudes ? Que pouvait bien faire la psychiatrie de ces poètes furieux autant que furieux tout court, sinon tenter de les remettre en vain sur le droit chemin normatif de la société américaine ?
Au début des années 1950, l’idée de transgression, de contre-culture reste un horizon trop alternatif et marginal pour que les médecins eux-mêmes en perçoivent les enjeux. Que pouvait saisir un psychiatre américain du début des années 1950 des élans d’une avant-garde qui n’attachait de l’importance qu’à l’idée de déstabiliser l’ordre dominant, dont la médecine assurait la protection d’arrière-garde ?
Comme l’analysait le sociologue américain Erving Goffman dans son essai Asiles** paru en 1961, l’hôpital psychiatrique forme un modèle constitué d’une “institution totale”. Or, les beats ne pouvaient trouver leur place dans cette totalité, puisque leur énergie pulsionnelle les aspirait vers l’infini, c’est-à -dire vers tout ce qui échappe au contrôle, à la surveillance, à la répétition. A la liberté, ils étaient tenus.
C’est pourquoi la psychiatrie n’aida jamais ces écrivains qui ne demandaient rien d’autre que de vivre selon leurs propres normes, dans un éloignement radical de toute machine normative, autant psychiatrique que littéraire, autant sociale que culturelle. Tous y ont laissé leur vie, très tôt parfois. L’ivresse creusa leur tombe comme elle construisit leur légende .
1. Journal, 1952-1962 d’Allen Ginsberg (Christian Bourgois, 2012), traduit par Yves Le Pellec.
2. Asiles d’Erving Goffman (Les Editions de Minuit, 1968), traduit par Liliane et Claude Lainé.
Source : Les Inrocks,
02/07/2016 | 11h39