On a voulu savoir à quoi ressemblait la vie de ceux qui tournaient à l’héro dans les années 1980 et 1990.Les « PIRES TOILETTES DE TOUTE L'ÉCOSSE » n'existent pas vraiment – du moins, celles de Trainspotting. Il ne s'agit que d'une fiction, contrairement aux bookmakers auxquels Renton, le personnage interprété par Ewan McGregor, rend visite – dans un centre commercial situé à Muirhouse, l'un des quartiers les plus pauvres d'Édimbourg. Avec Leith, un autre quartier populaire de la capitale, ce lieu offre l'arrière-plan des scènes les plus cultes du film, emplies de soliloques et de digressions. C'est d'ailleurs à Leith qu'a grandi Irvine Welsh, l'auteur du livre dont est tiré le film. Les deux quartiers sont célèbres pour leur forte concentration en héroïnomanes. Le sida y a fait des ravages dans les années 1980 et 1990.
Deux décennies après la sortie du film, Trainspotting va bientôt revenir sur les écrans. Les acteurs ont repris le chemin de Muirhouse, là où les grandes barres d'immeubles post-Seconde guerre mondiale ont laissé place à des bâtiments moins intimidants. Le centre commercial est sur le point d'être intégralement rénové. Malgré ces changements de façade, les habitants – dont la plupart survivent grâce à l'aide alimentaire – savent très bien que leur vie ne changera pas de sitôt.
Dans la première mouture de Trainspotting, Renton, alors âgé d'une vingtaine d'années, finit par « choisir la vie » au détriment de l'
héroïne – motivé par le décès de son ami séropositif, Tommy. Il s'enfuit à Londres avec un bon paquet d'oseille et abandonne ses anciens camarades à leur existence sordide. Mais qu'en est-il des vrais junkies de Muirhouse, de Leith – et plus généralement d'Édimbourg, de Glasgow, mais aussi de Liverpool ou de Manchester ? Qu'en est-il de la « génération Trainspotting », du nom des nombreux héroïnomanes des années 1990 – une époque où le chômage élevé et l'arrivée massive d'
héroïne iranienne et pakistanaise ont meurtri une génération toute entière ?
Certains ont fini dans les pages « faits divers » de journaux locaux – il n'y a d'ailleurs jamais eu autant de décès liés à la drogue qu'aujourd'hui en Grande-Bretagne. Cela est dû au vieillissement progressif des héroïnomanes, qui sont de plus en plus nombreux à périr après deux décennies passées à se shooter et à mettre en péril leur santé.
Ça, c'est l'histoire dans sa globalité. Quant au petit groupe mis en avant dans Trainspotting, les gens connaissent généralement son histoire, grâce au docteur qui gère la clinique dans laquelle ils se sont rendus pour se faire soigner.
Roy Robertson exerce toujours aujourd'hui. Depuis 1980, il s'attache à venir en aide à des addicts du quartier de Muirhouse. À cette époque, il avait conduit une étude portant sur 800 héroïnomanes, qu'il a suivis avec régularité. Sur ces 800 personnes, près de 200 sont décédés aujourd'hui – dans l'immense majorité des cas à cause de la dope. Moins d'un cinquième de ces types a complètement décroché. Quasiment tous mènent aujourd'hui une vie difficile, survivant grâce à des aides de l'État.
« Malheureusement, les Renton d'aujourd'hui consomment toujours des
opiacés, vivent dans des HLM, touchent des pensions, et ont sans doute l'hépatite C », m'a précisé Robertson. Un ancien héroïnomane qu'il connaît bien lui a confié qu'il avait détesté Trainspotting car les protagonistes lui rappelaient beaucoup trop son quotidien d'alors. Aujourd'hui âgé de cinquante ans, ce type a confié au docteur que pour lui, « il s'agissait des deux meilleures années de ma vie », en évoquant l'époque où il s'injectait de l'
héroïne. « Je passais toutes mes journées dans Leith, complètement défoncé. C'était dingue. L'
héroïne était partout. Tout le monde s'en foutait. On ne savait même pas ce qu'était le sida. Mais tout a changé quand j'ai découvert que j'avais le VIH et le diabète. »
« Ce type a de la chance d'être encore en vie, m'a confié Robertson. Il est sous antirétroviraux. Il est marié, a des gamins et travaille. La génération Trainspotting évoque ses années sous
héroïne comme s'il s'agissait de votre entrée à l'université. Pour eux, c'est comparable. C'était excitant, ça bougeait. C'était le bon temps. Pour eux, les années 1980 étaient parfaites – jusqu'à ce que tout dérape. Le choc a été terrible. »
Au début des années 1980, les gamins qui se rendaient dans la clinique du docteur Robertson n'avaient aucune idée de ce que contenait le produit qu'ils s'injectaient. « Je me souviens d'adolescents qui sortaient du lycée et venaient ensemble à la clinique pour me montrer les marques de piqures sur leurs bras. Ils ne savaient pas du tout ce qu'ils avaient pris. »
Et le docteur de poursuivre : « Avec du recul, on peut dire que c'était une époque terrible. Les traitements se faisaient attendre. Les gens se foutaient des drogués. Des gamins commençaient à mourir du sida. Depuis ma clinique, je donne sur une maison qui a vu trois membres de la même famille mourir du sida, les uns après les autres. »
Robertson a rencontré Welsh – devenu addict à l'
héroïne quand il avait une vingtaine d'années – dans le cadre d'une interview pour Radio Scotland, lors de la parution du livre en 1993. Le docteur Robertson avait tenu à contrer les propos de responsables politiques, qui accusaient Welsh de donner une image « romantique » de l'
héroïne. Selon le docteur, le livre dépeignait de façon crédible le milieu des héroïnomanes.
Pour Robertson, l'adaptation au cinéma du livre a marqué un tournant dans la prise en charge des malades et dans le regard porté par la population sur des communautés marginales et invisibles. « Les gens ont compris que la drogue ne concernait pas seulement les vieux hippies et les présentateurs TV, rappelle Robertson. La drogue détruisait des gamins de la rue. Tout le monde devrait remercier Irvine Welsh d'avoir soulevé cet enjeu. »
Trainspotting n'aura pas simplement chamboulé la vie de milliers d'accros d'étant identifiés dans les personnages portés à l'écran par Danny Boyle. Non, c'est tout la Grande-Bretagne qui en sortira marquée. De plus, lors de sa sortie en 1996, le film fera écho aux profondes mutations traversant la jeunesse britannique. L'
ecstasy et la
cocaïne gagnaient de plus en plus de parts de marché tandis que les raves se multipliaient dans le pays. Comme Diane l'annonçait dans le film, « le monde change, la musique change, même les drogues changent. Tu ne peux pas passer tes journées à penser à l'
héroïne et à Ziggy Pop. »
Ceci étant dit, il ne faut pas oublier qu'au milieu des années 1990, l'
héroïne a connu un second souffle dans certaines villes encore peu touchées – revival qui atteindra son firmament avec le triomphe d'une nouvelle scène, incarnée par Pete Doherty. En 2000, « l'épidémie » d'
héroïne atteignait un sommet : 400 000 personnes recevaient un traitement pour héroïnomanie à cette date, chiffre qui n'a eu de cesse de chuter depuis. Aujourd'hui, les services de santé estiment que 300 000 héroïnomanes sont pris en charge.
Pourquoi de nombreux jeunes ont-ils abandonné l'
héroïne ? Les théories sont légion. Harry Shapiro, qui dirige une ONG accompagnant les addicts, a sa petite idée sur la question. Selon lui, l'augmentation du prix de l'
héroïne et les meilleurs traitements ont joué un rôle clé. De son côté, le docteur Russel Newcombe avance que l'
héroïne ne peut toucher qu'une « population prédisposée ». Une fois que cette population est saturée en
héroïne, la consommation diminue mécaniquement. Enfin, Michael Linnell, responsable associatif, insiste sur le côté « épouvantail » de l'
héroïne. Selon lui, l'aspect « sale » de cette drogue et ses effets visibles sur les vieux consommateurs inciteraient les jeunes à l'éviter. Mais tous insistent sur le fait que l'
héroïne n'a absolument pas disparu.
Si le groupe de potes entourant Renton avait vécu aujourd'hui, à quoi se serait-il défoncé ?
« En lieu et place de l'
héroïne, ils auraient sans doute consommé du Spice », avance Gary Sutton, à la tête d'un centre de soins à destination des addicts. « Par rapport aux années 1990 et 1980, le contexte d'aujourd'hui n'a rien à voir. Les pires toilettes d'Écosse n'existent plus, elles ont été remplacées par des chiottes salubres, précisant que le bar a adopté une politique de tolérance zéro envers la drogue. Les jeunes se plaignent de ne pas avoir de wi-fi et avalent de la
kétamine et du Spice. »
Le docteur Newcombe n'est pas tout à fait de cet avis. Il affirme que les jeunes des quartiers les plus défavorisés d'Édimbourg sont encore nombreux à se mettre à l'
héroïne, tout en variant les produits consommés : de la
méthadone aux
benzodiazépines, du
tramadol aux sédatifs. Le tout étant ingéré via de la bière bon marché et du Spice.
Aujourd'hui, alors que la suite du film de Danny Boyle va bientôt arriver sur les écrans, doit-on s'attendre à un retour en force de l'
héroïne en Grande-Bretagne, comme cela a été récemment le cas aux États-Unis ?
À première vue, les modèles nord-américain et britannique n'ont rien à voir. Outre-Atlantique, les docteurs ont prescrit en masse des
opioïdes légaux, pour le plus grand bonheur des laboratoires pharmaceutiques – entraînant de fait une addiction d'un grand nombre de malades, qui cherchaient simplement un moyen de réduire leurs souffrances. Ce scénario a peu de chance de se produire en Grande-Bretagne.
Malgré cela, Michael Linnell préfère rester prudent. Une nouvelle génération d'héroïnomanes pourrait être en train de voir le jour – touchant notamment les jeunes ayant consommé de la
méphédrone et des cannabinoïdes synthétiques au cours de leur adolescence. L'un des patients du docteur Newcombe, un héroïnomane vivant à Liverpool, lui a précisé que de plus en plus de jeunes fumaient l'
héroïne, évitant de se piquer – et donc d'être facilement repérés par les services de santé.
Si Gary Sutton insiste sur la diminution de la consommation d'
héroïne – liée selon lui à la disparition de cette vague nihiliste caractéristique de la période post-punk – il admet que cette drogue sera toujours là , telle une ombre rôdant autour des quartiers les plus pauvres.
« Le film a été tourné à une époque où l'
héroïne permettait de s'échapper de la dure réalité de la Grande-Bretagne post-Thatcher, rappelle Gary Sutton. L'
héroïne avait même un côté glamour : c'est un produit extrême, qui rappelle aux autres que vous n'en avez rien à foutre. Au milieu des années 1990, de nombreux jeunes se demandaient à quoi bon être comme leurs parents, être des esclaves du système. Le monologue en ouverture du film est à ce titre absolument parfait. Aujourd'hui, la situation n'est pas vraiment meilleure, mais le contexte est différent : de nombreux squats ont disparu, la quantité d'
héroïne disponible s'est écroulée, etc. Après, il est évident que l'
héroïne attirera toujours de nombreux jeunes, notamment au sein des classes les plus défavorisés. »
Cette affirmation paraît évidente lorsque vous traînez dans Muirhouse. Robertson me précise qu'au cours des dernières années, la mortalité liée à l'
héroïne à Edimbourg a crû, et qu'il ne s'agissait pas uniquement de la génération Trainspotting. « Parmi les décès dans ma clinique, il y a eu une femme de 28 ans, une autre femme de 37 ans », précise le docteur pour bien indiquer qu'il ne s'agit pas forcément de consommateurs ayant entamé leur addiction au début des années 1990.
Et Robertson de conclure : « Aujourd'hui, la situation me fait peur. Les coupures dans les budgets de santé en Écosse laissent penser que le gouvernement se désintéresse de la question. On se croirait revenu dans les années 1980. »
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