Iran: le pays le plus drogué du monde Shahnaz a 44 ans et un fils. Elle a tenté d’arrêter. Mais comme elle n’a pas pu déménager, elle a replongé. Aslon Arfa
Cette nation riche et qui fut jadis hautement développée est en dépression. La drogue est une des conséquences d’un fiasco de trente-deux ans : ruine du tissu économique, corruption dévastatrice et dictature sanglante. Triste record annoncé par l’Onu, l’Iran si majoritairement peuplé de jeunes – les deux tiers ont moins de 30 ans – compte la plus grande proportion de consommateurs d’opiacés : environ 3 % de la population, plus du double de la France. Sur place, les intellectuels et les artistes tirent la sonnette d’alarme, la cinéaste Rakhshan Bani-Etemad dans son film « Mainline », et surtout le photographe Aslon Arfa. Il a mis quatre ans à réaliser ce reportage choc parmi les drogués les plus pauvres du sud de Téhéran.
Elle s’est rasé les sourcils pour en redessiner l’arc au crayon gras : agrandis, dramatisés à la façon d’une tragédienne. Fereshteh, comme tant d’Iraniennes, adore le maquillage. Aujourd’hui, cette coquetterie est ce qui la tient active dans le monde des épaves. Elle aussi est dépendante du « black
crack ». De l’héroïne cristallisée. Pour se payer ses doses, elle se prostitue. Assise en tailleur sur les vieux tapis persans, elle charbonne ses grands yeux, la fierté familiale. Ses frères, sa très chère sœur, Dieu ait leur âme, tout le monde avait des yeux immenses. Paupières turquoise, rouge à lèvres nacré, un maquillage appuyé, vulgaire. C’est délibéré : Fereshteh s’apprête à quitter la pièce unique où vit ce qui reste de la famille pour aller racoler. En tchador, bien sûr. Deux minutes dans la rue, pas plus, la prostitution est interdite. Certaines filles prennent le risque d’arpenter les parcs ou de raser les façades un peu plus longtemps. Les autres se font appeler sur leur portable.
A 19 ans, avec son teint fatigué, ses ongles pas très nets, la jeune fille, est quasiment une ancienne dans le « métier ». Elle a commencé il y a trois, quatre ans… Ses premiers souvenirs de « pute » se confondent avec ses premiers manques de toxico, elle avait 12 ou 14 ans, elle ne sait plus très bien. A l’époque, la famille – cinq frères et deux sœurs – venait de quitter une ville sinistrée à la frontière irakienne. Depuis la guerre Iran-Irak (1980-1988), cette région de tous les trafics était restée infestée de mines et ravagée par le chômage. Le père avait fini par déserter : étouffé par les responsabilités dans ce système sans plus aucune loi sociale, et qui inféode les femmes. Lâchée par son mari, sous les regards pleins de reproches du voisinage – « Qu’est-ce que tu lui as fait pour qu’il parte ? » – la mère embarque sa tribu vers Téhéran. Téhéran-Sud, la zone de toutes les misères. Arrivant de province, les familles pauvres se retrouvent dans cette banlieue triste et dangereuse. Des constructions de pierre à deux étages, décrépies, bringuebalantes, sont tenues par des voyous, des dealers. Moyennant de « petits services », on peut loger – à six, huit, dix… – dans une seule pièce donnant sur la cour à la manière d’un riad, avec un robinet d’eau au milieu, et des toilettes communes. Là, entre les cris d’enfants, le bruit du jet d’eau dans les cuvettes à vaisselle, les engueulades des marchands de sommeil, on comprend vite que c’est chacun pour soi.
Depuis quatre ans, Fereshteh assure le minimum économique familial. Et les doses. La drogue a déjà emporté ses quatre frères. Eux se piquaient. Elle, sa mère et sa belle-sœur Nastaran se contentent de fumer. « L’opium a toujours fait partie de notre vie. On en prenait pour calmer la grippe, les douleurs des règles… » A Téhéran, ce fut l’escalade. L’un de ses frères est arrivé un jour avec du black
crack. Au début, c’était bon. « A présent, on en a besoin pour ne pas être mal », lâche-t-elle. Importée d’Afghanistan, l’héroïne coûte 2 ou 3 dollars le gramme. Une fois mélangée à du bicarbonate (ou à n’importe quoi), elle est asséchée et craque comme du cristal ; il faut compter 2 dollars la dose de black
crack. Ça n’a rien à voir avec le
crack de France ou d’Amérique, dérivé, lui, de la
cocaïne. Le black
crack est une production locale avec du
pavot récolté de l’autre côté de la frontière irano-afghane par des paysans au service des talibans. A raison d’une dizaine de doses par jour, Fereshteh et sa mère ont besoin de 20 dollars chacune.
Le petit frère – le dernier de cette famille décimée – semble en être sorti. Il a commencé à fumer à 9 ans... et s’est arrêté à 12 ans ! Petit mec lucide et volontaire d’une quinzaine d’années, il fait de la gym, ne va pas vraiment à l’école, ne travaille pas non plus, il bricole. Mais ne se défonce plus. Autrefois, c’était la sœur aînée qui partait vendre son corps pour entretenir tout le monde. Elle a été fauchée dans un accident alors qu’elle rentrait chez elle au petit matin en moto-taxi. Fereshteh enfourche elle aussi une moto-taxi pour rejoindre ses clients à une douzaine de kilomètres de là, au nord de cette ville tentaculaire de 686 kilomètres carrés, six fois la surface de Paris. Le trafic est tel qu’il faut des heures pour franchir deux ou trois kilomètres en voiture collective ou en bus. Les bons soirs, un bourgeois des beaux quartiers de Darband l’appelle sur son portable pour lui demander de le rejoindre chez lui. Mais le plus souvent, elle doit se contenter de trois ou quatre maçons afghans qui se partagent ses faveurs dans une des tours en chantier de ce nord tranquille. Elle se fait entre 30 et 130 dollars par nuit.
Dr Shirazi: «On est un peuple de drogués»
Avant de rentrer à la maison, elle part acheter son
crack. Plus elle gagne, plus elle est tranquille. Pour un jour ou deux. A la maison, elle partage avec maman et parfois avec Nastaran. Elles mangent le moins possible, persuadées de démultiplier ainsi les effets de leur dope. « On est un peuple de drogués », soupire le Dr Shirazi, dans son petit cabinet de Chak Sefid, dans les quartiers Est. Depuis dix ans, il tente de sauver ces drogués, les plus pauvres parmi les pauvres. Il en a vu succomber des centaines, terrassés par une overdose. Dans les années 1980-1990, c’était l’héroïne qui s’ajoutait à l’opium, bien éloigné de sa dimension onirique et méditative célébrée dans les fantasmes baudelairiens. Un sexagénaire iranien exilé se souvient : « Du temps de l’opium dans les familles, même à l’époque du Shah et de son père, les nounous calmaient les bébés avec une goutte d’huile d’opium massée sur le front. J’ai vu des chats drogués à l’opium : ils étaient agités, énervés, ils griffaient les tapis, et quand ils avaient pu aspirer la fumée de la pipe, ils s’apaisaient, allaient se poser dans un coin. » Cela, c’étaient les belles années, le faste, si l’on peut dire, d’avant la révolution des mollahs. Eux aussi ont toujours fumé l’opium, ils continuent.
Des industries de pointe et tout l'artisanat se sont effondrés, saignés par la corruption
Religieux ? Tout le monde rigole. Des débauchés sans scrupules, c’est connu. Trente-deux ans après s’être arrogé le pouvoir, les mollahs ont ruiné le pays. Protégés par leurs milices pasdarans et bassijis, ils se sont rempli les poches en rackettant tous les secteurs, des pistaches jusqu’aux ressources minières. Les raffineries de pétrole n’ont jamais été modernisées, des pans entiers de la métallurgie, des industries de pointe et tout l’artisanat se sont effondrés, saignés par les expropriations illégales et la corruption. Les Iraniens impuissants continuent d’envoyer leurs enfants à l’école, à l’université – où les programmes ont été « islamisés ». Mais le chômage touche 25 % de cette population essentiellement composée de jeunes (60 % ont moins de 30 ans). « Et non seulement on ne trouve pas de boulot mais, en plus, on ne peut même pas profiter librement de la vie, ni boire d’alcool, ni faire la fête, ni draguer, ni sortir », résume Ahmad, la trentaine. Etonnez-vous ensuite de les voir se défoncer…
Chez certains, la drogue se consomme, disons, proprement. Rakhshan Bani-Etemad connaît bien ces familles aisées du nord de Téhéran désespérées par un enfant accro. Elle en a fait un film, « Mainline », qui montre le combat d’une mère pour arracher sa fille à l’héroïne. « En Iran, les problèmes sociaux et psychologiques engendrent une très grande demande de drogue », euphémise prudemment cette cinéaste engagée qui affronte mille obstructions pour monter ses films. « Et, malheureusement, la consommation ne se limite pas à une seule classe sociale. Ni aux grandes villes. Corollaire de l’appauvrissement général, elle est partout. Partout ! Bien sûr, les plus pauvres sont les plus touchés. Mais on a tellement de laboratoires clandestins qui fabriquent toutes sortes de saloperies… » Oui, en Iran, il est bien plus facile qu’en France de se droguer. La vie y est moins chère, et le prix des « produits » est carrément imbattable : si la
cocaïne est réservée aux « riches », un gramme d’opium se négocie environ 10 dollars, et l’héroïne, encore moins. « Avec un peu d’argent, des seringues régulièrement changées, tu peux vivre dix, vingt ans en te shootant à l’héro si tu fais attention », explique Aslon Arfa, qui, lui, a passé quatre ans à photographier la lie des drogués dans le sud de Téhéran.
Shahnaz, par exemple, 44 ans, mère d’un garçon, est au bout du rouleau. Elle a tenté d’arrêter le
crack. Elle a tenu six mois. Mais elle n’a pas pu quitter ce voisinage funeste, ses voisins toxicos, les dealers qui lui tournaient autour. Elle a replongé. Dans les hôpitaux du nord de Téhéran, ce n’est guère mieux : les médecins voient maintenant affluer des jeunes de bonne famille détruits par la « chiché », version iranienne de la
méthamphétamine, une drogue synthétique hautement addictive, le poison « qui rend fou » et vous lamine en moins d’un an. « Dans les classes sociales aisées, c’est devenu un fléau », explique un observateur.
Deux ans après la révolution verte, les Iraniens ont sombré dans une dépression sans fond
Deux ans après la « révolution verte » qui s’est dressée contre l’élection trafiquée d’Ahmadinejad, puis après les emprisonnements, les tortures, les viols, les exécutions, bref après la répression sanglante qui a suivi, les Iraniens ont sombré dans une dépression sans fond. Aslon Arfa : « Tout le monde était porté par l’euphorie, on y croyait. Pour la première fois, malgré les violences, les gens étaient heureux. Ils entrevoyaient la fin du tunnel. Aujourd’hui tout est retombé. » Et la situation économique qui s’est aggravée n’a rien arrangé. Ceci explique cela : « Non seulement nous sommes les plus gros consommateurs d’opiacés mais, maintenant, notre consommation de médicaments équivaut à quatre fois la demande mondiale », s’affole le romancier Firouz Nadji-Ghazvini. Ce sont les chiffres de l’Onu. Car depuis deux ans, en Iran, tous les instituts de statistiques ont été fermés, et les sociologues emprisonnés. Comme les journalistes, les étudiants, les blogueurs… Aux abois, les dictateurs ne font pas dans le détail.
A propos des problèmes d’addiction, le gouvernement cultive l’ambiguïté : officiellement interdite et punie de pendaison, la drogue et ses avatars n’engendrent aucune structure d’accueil et de traitement. Pis : on soupçonne un certain nombre de pasdarans voyous de se sucrer sur le trafic à la frontière. Ce sont des médecins et des travailleurs sociaux qui prennent l’initiative de l’aide. En l’absence de financement étatique, ils s’appuient essentiellement sur des organisations non gouvernementales, qui sont très mal vues, est-il besoin de le préciser, à cause de leurs chartes fondées sur les droits de l’homme. Ainsi lorsqu’un de leurs membres, le Dr Alahi, s’est rendu aux Etats-Unis pour s’enquérir des nouveaux traitements antidrogues, il a été arrêté à son retour.
En Iran comme en France, en Suisse et ailleurs, on donne de la
méthadone pour aider à décrocher. Sceptique, Aslon Arfa a surtout vu les drogués fauchés se défoncer avec ce produit de
substitution en attendant mieux.
Les riches, comme dans le film « Mainline », envoient leur enfant en clinique de désintoxication. Privée, la clinique. Restent les méthodes plus pragmatiques, comme la suppression brutale de toute substance, sous l’autorité d’un surveillant qui ne vous lâche pas pendant des semaines. Et il y a les Narcotiques Anonymes. En version iranienne, ça n’a rien à voir avec la discrète organisation à la française ou à l’américaine. Dans ce parc où les toxicos se piquent au grand jour sous l’œil des passants, des mères et des enfants, N.A. réunit ses membres à ciel ouvert pour les habituelles confessions de «décroche ». Non loin, assommés ou prostrés dans l’herbe, sous les arbres, sur les bancs de pierre, les drogués ne voient rien, même plus capables de ramasser les seringues qui jonchent les allées.
Ces parcs, Baharestan (Le lieu du Printemps) ou Darvazeh Ghar (La bouche de la Cave) étaient autrefois des briqueteries. Dans les immenses cavernes creusées pour extraire la terre, des trafiquants, des voyous, des toxicos menaient leurs « affaires », étranges souterrains de la honte, tout en labyrinthes. Le Shah les a fait raser. Insupportable image d’un Iran impérial, cultivé et qui se rêvait exemplaire. Aujourd’hui, le pays ne songe même plus à cacher ses miséreux. Quand les voisins de Fereshteh ont été expropriés faute d’argent, ils sont venus s’installer là, sur l’herbe, entre pavés et cailloux, près des voitures. Les flics les ont mollement délogés. La famille est revenue, ailleurs, sous le pont du parc. Avec d’autres.
Sources:http://www.parismatch.com/Actu/International/Iran-le-pays-le-plus-drogue-du-monde-144622