« El Chapo », prince déchu des trafiquants de drogue mexicains
Par Frédéric Saliba (Mexico, correspondance)
Le 4 novembre 2018 à 19h48
Mis à jour le 5 novembre 2018 à 01h43
Le procès du plus célèbre trafiquant de drogue mexicain, Joaquin Guzman, s’ouvre le 5 novembre aux Etats-Unis. Une sorte d’épilogue judiciaire pour ce spécialiste de l’évasion dont le parcours est jalonné de zones d’ombre.
La séquence est digne d’un film hollywoodien. Des soldats mexicains pénètrent dans une maison de Los Mochis, une ville du nord du pays. L’un d’eux porte une caméra infrarouge sur son casque, et filme la scène. Des balles fusent dans l’obscurité. Du gros calibre. La fusillade fait cinq morts mais aucun des cadavres n’est celui de l’homme recherché : Joaquin Guzman Loera, alias El Chapo (« le Petit »), 168 centimètres sous la toise et une réputation planétaire de narcotrafiquant. Ce 8 janvier 2016, il parvient à s’échapper par les égouts avec un complice, mais sera arrêté, dans la foulée, à bord d’une voiture volée.
Près de trois ans ont passé depuis l’arrestation de ce sexagénaire à l’ego et au culot démesurés. Extradé vers les Etats-Unis en 2017, il est aujourd’hui dans l’attente de son procès, lundi 5 novembre, à New York. Le dossier du procureur est si lourd – plus de 320 000 pages, des milliers d’enregistrements, des dizaines de témoins à charge – qu’il encourt la prison à perpétuité. Les onze chefs d’accusation sont à l’avenant : « trafic de drogue », « blanchiment d’argent », « commandes d’assassinats »… Lui, plaide non coupable.
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Robin des bois pour les uns, prédateur pour les autres, ce spécialiste de l’évasion fascine. Sa vie a inspiré une série, des centaines de chansons et d’ouvrages. Difficile, dans ces conditions, de démêler le vrai du faux… Même sa date de naissance fait débat. Selon certaines sources, El Chapo serait né le 25 décembre 1954 ; selon d’autres, le 4 avril 1957. Le lieu, lui, ne change pas : la Tuna, un hameau perdu dans les montagnes de l’Etat de Sinaloa (nord). « Cette zone stratégique de la production de
pavot et de
marijuana est le berceau du narcotrafic mexicain », précise le journaliste Alejandro Almazan, scénariste de la série El Chapo, coproduite et diffusée par Netflix.
Les « narcotunnels », sa marque de fabrique
Joaquin est l’aîné d’une famille paysanne de sept enfants. Dans les années 1960, la misère le contraint à arrêter sa scolarité en primaire. Il épaule alors son père, alcoolique et violent, dans les champs de
marijuana avant de se mettre au service de Miguel Angel Felix Gallardo, alias El Padrino (« le parrain »), un ancien policier à la tête du cartel de Guadalajara (Etat de Jalisco, ouest). L’esprit vif, El Chapo gravit les échelons de cette organisation, qui passe aux Etats-Unis l’héroïne mexicaine et la
cocaïne des cartels colombiens, bien plus lucrative. D’abord tueur, puis trafiquant, l’ambitieux devient vite sous-lieutenant.
SON INVENTIVITÉ SEMBLE SANS LIMITE POUR EXPORTER LA DROGUE VERS LES ETATS-UNIS : BOÎTES DE PIMENTS, BANANES EN PLASTIQUE, CARCASSES DE REQUINS…
Après l’arrestation d’El Padrino en 1989, l’organisation se fragmente. El Chapo participe alors à la création d’une fédération de parrains locaux, baptisée « Cartel de Sinaloa ». Selon José Reveles, journaliste d’investigation et auteur de deux ouvrages sur le criminel, « il n’a pas d’éducation mais dispose d’un haut coefficient intellectuel ». De fait, son inventivité semble sans limite pour exporter la drogue vers les Etats-Unis : boîtes de piments, bananes en plastique, carcasses de requins… Sa « marque de fabrique », selon M. Reveles, reste toutefois les « narcotunnels » creusés sous la frontière américaine. Depuis 1990, l’agence antidrogue américaine (DEA) en a découvert plus d’une centaine, certains équipés d’ascenseurs, de wagonnets et d’un système de ventilation. D’où son surnom de « Seigneur des tunnels ».
Pareille réussite fait des envieux. Le 24 mai 1993, El Chapo échappe à une fusillade sur le parking de l’aéroport de Guadalajara. Juste à côté, l’archevêque de la ville est criblé de balles dans sa voiture. Le scandale braque les projecteurs sur El Chapo, qui sera arrêté, deux semaines plus tard, au Guatemala. Transféré au
Mexique, il transforme vite le pénitencier de haute sécurité de Puente Grande (« grand pont ») en hôtel cinq étoiles, soudoyant les gardiens et la direction. Durant plus de sept ans, le détenu VIP passe ses consignes à ses associés en liberté, dont Ismaël El Mayo (« le meilleur ») Zambada. Malgré son incarcération, les cartels mexicains ne cessent de gagner en puissance. Depuis la mort du baron colombien Pablo Escobar, en 1993, ils règnent sur le trafic continental de
cocaïne.
Joaquin Guzman, le 8 janvier 2016, après son ultime arrestation au
Mexique.
Joaquin Guzman, le 8 janvier 2016, après son ultime arrestation au
Mexique. / AP
Menacé par une demande d’extradition aux Etats-Unis, El Chapo s’évade, le 19 janvier 2001, dans un chariot de linge sale. Un camouflet pour le président, Vicente Fox (2000-2006) du Parti action nationale (PAN). « La fin du régime autoritaire et corrompu du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), qui a gouverné le
Mexique de 1929 à 2000, a entraîné une perte de contrôle de l’Etat central sur le narcotrafic », explique Alejandro Hope, ancien membre des services secrets mexicains, devenu analyste en sécurité.
Un homme discret, à la culture paysanne
Au début des années 2000, la tête du fugitif est mise à prix 5 millions de dollars aux Etats-Unis, où son organisation contrôlera peu à peu la distribution de la
cocaïne, de l’héroïne et des drogues de synthèse. « La présence de son cartel sera également identifiée dans une cinquantaine d’autres pays, souligne M. Reveles. Ce fin négociateur a passé des accords avec les gangs colombiens et centraméricains mais aussi les mafias italiennes, russes et asiatiques. » Sa multinationale du crime place ses milliards de dollars dans des paradis fiscaux.
Au
Mexique, la soif d’hégémonie d’El Chapo provoque une guerre des cartels dans laquelle il perd un frère et un fils. Pour stopper ce bain de sang, le président Felipe Calderon (2006-2012), issu lui aussi du PAN, déploie l’armée contre les six grandes mafias du pays, mais sans parvenir à coincer le fugitif.
Sa cavale dure treize ans. « On sait peu de chose sur lui pendant cette période, note M. Hope. A la différence du Colombien Pablo Escobar, c’est un homme discret, à la culture paysanne, qui réinvestit ses gains dans son business. » Sa popularité auprès des jeunes des milieux défavorisés croît aussi vite que sa fortune. Des chansons vantent ses fêtes fastueuses dans les montagnes du Sinaloa et ses cadeaux (vivres, quads…) aux paysans sans le sou. D’autres racontent comment il a séduit sa très jeune troisième épouse, Emma Coronel, fille et nièce de narcotrafiquants. Quand elle se présente à un concours de beauté local, El Chapo débarque avec des musiciens et des dizaines d’hommes armés pour la demander en mariage. Il l’épousera le 2 juillet 2007, jour de ses 18 ans.
Ce père d’au moins dix enfants échappe à plusieurs reprises aux autorités, avant d’être capturé sans coup de feu, le 22 février 2014, dans la cité balnéaire de Mazatlan, en compagnie de sa jeune épouse et de leurs filles jumelles. El Chapo ne restera en prison que dix-sept mois. Le 11 juillet 2015, alors qu’il est détenu au pénitencier d’El Altiplano, près de Mexico, il disparaît dans un tunnel creusé sous la douche de sa cellule. Pour parcourir le souterrain de 1,5 km de long qui débouche sur une maison en construction, il chevauche une moto montée sur des rails.
Soutiens politiques
La chasse à l’homme mobilise des milliers de policiers et de militaires. Durant six mois, El Chapo joue au chat et à la souris dans les hameaux reculés du Sinaloa, où il se cache. Arrive alors son arrestation à Los Mochis, à bord d’une voiture volée, et une séquence pour le moins intrigante : la publication, par le magazine américain Rolling Stone, de son interview exclusive par l’acteur Sean Penn. C’est Kate del Castillo, une star de la télé mexicaine, qui a organisé la rencontre. Son goût pour les jolies femmes aurait-il trahi El Chapo ? Ses textos enflammés à Kate del Castillo auraient-ils conduit les enquêteurs sur sa piste ? « Toute cette histoire est un énorme show !, accuse le journaliste Alejandro Almazan. Les gouvernements mexicain et américain ont créé le mythe d’El Chapo qui n’est pas le chef du cartel de Sinaloa. » De fait, son organisation est plutôt une fédération de parrains. « Elle n’est pas pyramidale mais horizontale avec des clans familiaux partenaires, confirme Alejandro Hope, l’ex-membre des services secrets. El Chapo n’est qu’un des opérateurs d’un business bien plus complexe et décentralisé. »
« SA CARRIÈRE ET SA LONGÉVITÉ NE S’EXPLIQUENT PAS SANS SOUTIENS POLITIQUES HAUT PLACÉS. D’AUTANT QUE LE CARTEL DE SINALOA A ÉTÉ MOINS TOUCHÉ QUE SES CONCURRENTS »
Même les versions officielles de ses évasions sont désormais contestées. L’été 2015, les médias annoncent que le 11 juillet, lors de sa deuxième évasion, les surveillants du pénitencier d’El Altiplano avaient mis trente-sept minutes à réagir, six de plus à déclencher l’alarme. Mais seule une quinzaine de membres de l’administration pénitentiaire ont été inculpés alors que la caméra de vidéosurveillance était connectée à la police et aux services secrets. Quant aux conditions de sa première évasion, en 2001, une enquête de la journaliste Anabel Hernandez a révélé qu’El Chapo ne s’était pas échappé dans un chariot de linge sale mais par la porte, déguisé en policier.
Les présidents Fox et Calderon ont-ils couvert sa cavale ? Les intéressés nient. Mais M. Reveles assure que « sa carrière et sa longévité ne s’expliquent pas sans soutiens politiques haut placés. D’autant que le Cartel de Sinaloa a été moins touché que ses concurrents par les saisies et les arrestations ». Selon lui, le retour au pouvoir du PRI avec Enrique Peña Nieto (2012-2018) n’a pas changé la donne, et le pays a continué de s’enfoncer dans la violence. En douze ans, la guerre des cartels entre eux et contre le gouvernement a fait plus de 200 000 morts, fragmentant les mafias en gangs ultraviolents.
Un pantin dans les mains de la DEA ?
La DEA elle-même n’est pas épargnée par les soupçons. Un pacte tacite entre l’agence américaine et El Chapo a été révélé, en 2011 devant le tribunal de Chicago, par Vicente Zambada, alias El Vicentillo. Capturé deux ans plus tôt à Mexico, ce mafieux n’est autre que le fils aîné d’El Mayo Zambada, l’associé d’El Chapo. A l’en croire, son cartel disposait d’une immunité en échange d’informations sur ses rivaux. Depuis, il a acquis le statut de témoin protégé et le procureur devrait faire appel à lui lors du procès d’El Chapo. D’après M. Hope, ce dernier « n’a été qu’un pantin dans les mains de la DEA qui administre le narcotrafic pour tenter de le contrôler. Mais sa surmédiatisation l’a rendu gênant, annonçant sa chute ».
« JE NE SERAIS PAS ÉTONNÉ QU’IL DEVIENNE TÉMOIN PROTÉGÉ ET SORTE DISCRÈTEMENT DE PRISON DANS QUELQUES ANNÉES »
En 2016, le président Peña Nieto, soucieux d’éviter une nouvelle évasion humiliante, a accepté son extradition aux Etats-Unis. Une guerre de succession s’est alors engagée entre les fils d’El Chapo et son bras droit, Damaso Lopez, alias El Licenciado (« le diplômé »), ancien directeur de la sécurité de la… prison de Puente Grande ! Cette lutte d’influence a profité à l’essor du Cartel Jalisco nouvelle génération (CJNG), organisation dissidente de celle de Sinaloa. « La mafia d’El Chapo reste tout de même la plus puissante du
Mexique, précise M. Reveles. El Mayo Zambada, moins médiatisé que lui, a remis de l’ordre au sein de son cartel après l’arrestation d’El Licenciado en 2017. » Extradé à son tour, ce dernier devrait aussi témoigner, à New York, contre El Chapo.
La cour fédérale de Brooklyn lèvera-t-elle le voile sur les soutiens politiques dont El Chapo a pu bénéficier ? « Non », répondent les experts à l’unisson. Mais les avis divergent sur la suite de son parcours. Si M. Hope estime qu’il passera sa vie en détention, M. Almazan lui prédit un autre avenir : « Je ne serais pas étonné qu’il devienne témoin protégé et sorte discrètement de prison dans quelques années. » L’audience, ultra-médiatisée, devrait durer quatre mois, et perturber la vie des New-Yorkais. Chaque fois que le détenu le mieux gardé de la prison de haute sécurité de Manhattan s’est rendu à une audience préliminaire à Brooklyn, le dispositif de sécurité a provoqué des embouteillages monstres. De quoi nourrir le mythe encombrant d’El Chapo Guzman, le « Seigneur des tunnels ».
Frédéric Saliba (Mexico, correspondance)
Le 5 novembre 2018 à 01h43