Spoiler Plongée à haut risque à « Cracolandia », l’antre du gang le plus puissant du Brésil
Dans ce marché du crack à ciel ouvert, la loi, c’est celle du Primeiro Comando da Capital. 4 000 membres du PCC, dont ses principaux chefs, sont incarcérés.
« Vous bougez, on vous bute ! » Dix hommes surgissent dans la rue, pistolet Glock au poing. Regards de haine. Cris, coups, clés de bras. Canons appuyés sur ma tête et celle de Rafael, mon accompagnateur brésilien. Nous sommes projetés dans l’entrée d’un immeuble. Palier sombre, grille blanche, bruit de chaîne. Odeur de crack et d’égout. Des mains m’agrippent et me tirent dans un escalier raide. Je sens un canon sur ma nuque. Les hommes hurlent des ordres dans nos oreilles en nous poussant dans une pièce claire au fond d’un couloir. Dix mètres carrés, une fenêtre, un lit défoncé, des ordures partout.
Je compte quinze hommes armés de pistolets, poignards et machettes. Les coups pleuvent sur mon dos et l’arrière de ma tête pendant qu’on nous fouille. Mon passeport, mon iPhone et mon argent me sont arrachés. Silence. Un chef entre. Trente-cinq ans, trapu, vêtu d’un tee-shirt rouge et de tongs Havaianas. Il porte un pistolet à la ceinture. Un de ses hommes braque son Glock sur ma tête tout en sniffant un rail de coke sur le dos de sa main. Pupilles dilatées. Son regard halluciné passe en permanence du chef à moi. Il attend l’ordre de tirer.
Nous sommes dans les mains du Primeiro Comando da Capital, le PCC (« Premier commando de la capitale »), la mafia de Sao Paolo. « Policia ? Qu’est-ce que vous voulez ? », m’aboie dessus un type. Il passe son doigt sur sa gorge, puis hurle en français : « Môôssieeuur ! Toi police ! Nous on tue les polices ! »
J’explique que je ne suis pas policier mais professeur dans une grande école, où je fais des recherches sur le crime organisé. Et que c’est pour cela que je suis venu ici, à « Cracolandia », l’un des plus grands marchés à ciel ouvert de la drogue au monde, en plein centre de Sao Paulo.
Le Brésil, premier marché mondial de crack
Depuis ma visite, au début de l’année, les unités spéciales de la police brésilienne ont lancé une grande opération de « nettoyage » de cette zone de non-droit, dimanche 21 mai à l’aube. Trente-huit dealers ont été arrêtés, des milliers de drogués chassés. C’était la quatrième tentative de démantèlement de Cracolandia. Chaque fois, les dealers et les drogués sont revenus…
Comprendre le crime organisé du Brésil, c’est d’abord comprendre le PCC, la mafia la plus puissante du pays. Créée dans les prisons brésiliennes en 1993, c’est depuis sa cellule que Marcola, son chef, la commande toujours. Et c’est aussi dans les prisons que ses quatre mille membres incarcérés affrontent leurs ennemis du Comando Vermelho, le gang de Rio, et ses alliés de la Familia del Norte. Mais c’est bien à l’extérieur, dans tout le Brésil et au-delà , que le PCC fait son business : la vente de tonnes de cocaïne, de marijuana et de crack.
Le PCC est une multinationale du crime, dont le modèle économique est très simple. En amont, le monopole de l’achat de la drogue aux producteurs de Bolivie et du Paraguay voisins, grâce à l’implantation sur place de plusieurs de ses cadres, chargés de préempter les stocks de coke et d’herbe. En aval, une position dominante dans la revente en gros ou au détail sur tout le marché brésilien. Y compris aux mafias concurrentes, forcées d’acheter à ce fournisseur central.
Mais le PCC ne se contente pas du marché local : il fait peu à peu du Brésil l’un des nouveaux comptoirs de l’organisation criminelle la plus puissante d’Italie. Devenu l’un des fournisseurs de la Ndrangheta, premier importateur de cocaïne en Europe, le PCC lui expédie de la poudre bolivienne à Anvers et Rotterdam, cachée dans des conteneurs transportés par cargo depuis le port de Santos, dans l’Etat de Sao Paolo.
Zombies
Nouveau signe de son internationalisation, le PCC commence à blanchir les revenus de ses trafics à travers l’utilisation massive de bureaux de change, en faisant transiter son cash par le Venezuela et d’autres pays de la région, mais aussi par la Chine.
Le chiffre d’affaires du PCC est estimé à 50 millions de dollars (44,7 millions d’euros) par mois. Une entreprise florissante… Mais le parallèle avec l’économie légale s’arrête là . Ce que vend le PCC, c’est du vice et de la mort. Avec, comme produit phare, l’une des drogues les plus dures au monde : le crack, un mélange de cocaïne non raffinée, de bicarbonate de soude et d’ammoniaque. Comprendre le PCC, c’est d’abord étudier ce trafic.
Avec un million de consommateurs, le Brésil est le premier marché mondial de crack, fumé dans tout le pays. Mais c’est ici, dans le centre de Sao Paolo, qu’on trouve le laboratoire de l’horreur : Cracolandia. Un concentré d’enfer dans un kilomètre carré : trois mille drogués agglutinés sur deux longues rues perpendiculaires.
Entrée dans la première rue. Sur la droite, un alignement de petites tentes Quechua pleines d’hommes, de femmes et d’adolescents, très sales. En face, des centaines de zombies asexués, sans âge, décharnés et à moitié nus sont accroupis contre les murs, sur le trottoir et jusqu’au milieu de la chaussée. Entassés les uns sur les autres, une couverture crasseuse sur les épaules, des hommes, des femmes gisent à même le sol, dans les ordures, défoncés… Beaucoup tiennent dans leurs mains noires de crasse une petite pipe artisanale en métal. A l’intérieur brûle un caillou jaunâtre : le crack.
Chaque semaine, 55 homicides à Sao Paulo
Le flash est immédiat et puissant, mais court. La descente est terrible. Alors, à peine leur pipe terminée, les crackeurs partent chercher de quoi acheter leur prochaine dose dans les rues du centre-ville. En mendiant, en se prostituant, en volant ou en braquant. Chaque semaine, cinquante-cinq homicides sont commis à Sao Paolo. Le crack est l’une des causes de la violence extrême dont souffre la plus grande ville d’Amérique du Sud.
Dans l’autre rue de Cracolandia se presse une foule dense aux visages rongés par les vapeurs d’ammoniaque, aux bouches édentées et aux regards brûlants. Sur deux cents mètres au milieu de la rue, deux rangées de petits étals bien alignés, couverts de bâches ajustées sous lesquelles courent des câbles électriques et des ampoules.
Sur les tables, des balances à plateaux, des piles de petits sachets et des assiettes pleines de crack, de cocaïne et de marijuana. En dessous, de grands sacs en plastique blanc remplis de doses. Assis sur des chaises pliantes, les vendeurs servent des files de clients qui attendent leur tour.
Retour à l’interrogatoire. « Plus fort ! », ordonne le chef. Capuche sur la tête, un type frappe les clavicules de Rafael, mon accompagnateur, avec le dos de la lame d’un sabre japonais. La pointe du sabre passe devant mon visage. « On va vous tuer. » Nouveaux coups.
L’homme braque le revolver sur ma tête, bras tendu
Le chef s’assoit à côté de moi, pose son pistolet et sort son Samsung Galaxy. Il se connecte sur Google, traduction portugais-français. Sursis irréel suspendu au temps d’affichage de ses questions sur l’écran sale. « Toi policier ? » Il me tend son téléphone. J’inverse la langue : « Non. Professeur français. » « Si tu continues à mentir, nous allons prendre une autre voie avec toi. » Attente.
Un type fait irruption dans la pièce, un foulard sur le visage, les yeux injectés de sang, un revolver à la main. Il le braque sur Rafael et appuie sur la détente. Trois « clics » devant sa tête. Rafael se met à prier tout haut. Puis il implore qu’on ne le tue pas parce qu’il a une famille.
L’homme braque alors le revolver sur ma tête, bras tendu. Je fixe l’orifice du canon. Deux « clics » à vingt centimètres de mon front. L’homme ressort aussi vite qu’il est entré. Ensuite, un pistolet devant le visage, Rafael doit sniffer un long trait de coke. Ils font tout pour nous faire dire que nous sommes des policiers.
Hiérarchie élaborée et règles strictes
Le PCC est une organisation de six mille membres, structurée autour d’une hiérarchie élaborée et de règles strictes. A sa tête, la cupula (« coupole »), un état-major de quatre personnes, dont trois sont en prison mais donnent leurs ordres par le biais d’avocats.
Vient ensuite l’administration financière générale, qui encaisse les bénéfices de tous les trafics, puis blanchit l’argent. Treize départements lui sont subordonnés. La padaria (« boulangerie ») est chargée des achats en gros de drogue aux producteurs de Bolivie et du Paraguay. La produçao assure l’approvisionnement en marchandises de cinquante territoires contrôlés par la mafia dans tout le Brésil, véritables succursales où le PCC a le monopole (les « carrières ») ou partage le marché (les « cohabs »). Avec une place particulière pour les favelas.
Le progresso doit stimuler les forces de vente, en encourageant par exemple chaque membre de l’organisation à vendre au moins un kilogramme et demi de cocaïne par mois. Le cadastro, c’est la « direction des ressources humaines » du PCC, qui fait le suivi de tous les membres, recense les morts et les nouveaux entrants.
Le paiol armas (« arsenal ») gère l’approvisionnement en armes de l’organisation. La cebola (« sébile »), c’est le « comité d’entreprise », qui encaisse les 1 500 reais (400 euros) que tout membre du PCC en liberté doit donner chaque mois afin de remplir la cagnotte versée à l’ajuda (« aide ») pour soutenir les familles des prisonniers. La rifa (« tombola ») fait la même chose auprès des membres incarcérés, obligés de jouer, dans les prisons, 15 euros par mois à une loterie dont les prix sont des voitures ou de l’électroménager.
Les hommes jouent avec leurs armes, prennent des rails de coke
Comme tout territoire du PCC, Cracolandia est commandé par un final (« chef »), entouré d’un libro negro (littéralement « livre noir »), qui désigne le cadre chargé de l’arbitrage des conflits financiers, et d’un resumo (« juge »), qui fait appliquer la loi du PCC sur la zone : amendes, enlèvements, passages à tabac, exécutions.
« Toi, baisse la tête ! » Le « juge » entre dans la pièce. Quarante ans, cheveux gominés et eau de toilette, jeans et Nike Air neuves, chaîne en or et médaillon noir et blanc représentant le yin et le yang. Quatre hommes l’accompagnent, foulard sur le visage, armes à la main. D’une voix calme, il m’interroge sur ma présence à Cracolandia. Je réexplique. Son regard froid, clinique, me scrute sans aucune émotion, en silence. Photos, messages, numéros appelés : il passe tout mon téléphone en revue. Il sort téléphoner dans le couloir. Longue attente du « verdict ».
Les hommes jouent avec leurs armes, prennent des rails de coke en faisant tourner des bières et des joints. Soudain, on m’apporte un Sprite avec une paille et des boulettes de pomme de terre dans une serviette en papier blanc. « Toi, ça va, tranquillo, tu vas sortir. Mais ton ami… », me dit le boss en faisant non de la tête. Je maintiens que Rafael n’est pas policier et doit être libéré avec moi. Il ressort téléphoner dans le couloir. Une nouvelle heure d’attente. Crampes. « Debout ! Vous sortez ! » On nous rend téléphones, passeports, argent. Au real près.
A contre-jour devant le brouillard orange de Cracolandia, en silence, les hommes du PCC se mettent en ligne de part et d’autre de leur chef. « Ce soir, tu es passé très près de la mort. Mais, grâce à Dieu, tu es libre. » Tuer un étranger, ici, ne serait pas bon pour le business. Ultraviolent, le PCC est d’abord une entreprise.