Pour la première fois, un avis d'experts sur le cannabis thérapeutique va être rendu au gouvernement. La Californie est elle déjà bien plus avancée sur la question. Le HuffPost a fait une plongée dans l'Amérique de la weed.CANNABIS - Pour nombre de Californiens, la position paradoxale de la France à l'égard du
cannabis au mieux amuse, au pire afflige. Comment ce pays, internationalement connu pour son attachement aux libertés individuelles et dont le système de santé fait rêver beaucoup d'Américains, échoue à encadrer l'usage de cette substance, alors qu'il est le premier consommateur européen et que le trafic au marché noir coûte énormément sur le plan sécuritaire?
La sévère -et de facto inefficace- politique française à l'égard du
cannabis pourrait toutefois connaître ces prochains mois sa première inflexion. Ce mercredi 12 décembre, un comité d'experts de l'Agence du médicament (ANSM) donnera au gouvernement ses conclusions sur le "cannabis thérapeutique", souvent considéré, que ce soit par les pros ou anti-cannabis, comme l'antichambre de la
légalisation.
Des parlementaires, à l'instar du député LREM de la Creuse Jean-Baptiste Moreau, se placent déjà pour obtenir l'expérimentation de la culture de cette plante, jusque-là interdite. Durant l'été, les buralistes ont fait savoir qu'ils répondraient à l'appel en cas de libéralisation de la fumette.
En attendant de savoir si la France est prête, nous nous sommes penchés sur les politiques de
légalisation totale, comme celles qui ont cours dans plusieurs États américains, dont la Californie, où Le HuffPost dispose d'un bureau. Sur place, les choses sont quelque peu déroutantes.
"L'éradication du marché illégal"Les anciens dispensaires convertis en magasins foisonnent, des effluves de
weed chatouillent fréquemment les narines et les opérations marketing n'ont rien à envier à celles de la grande distribution. Citons en exemple l'avion qui survole tout au long de l'été les plages de Santa Monica et Venice Beach, traînant derrière lui une banderole "Cannabis Delivered", ou bien les publicités tapageuses qui recouvrent les abris-bus.
Mais avant de franchir les portes d'un
cannabis store, nous nous sommes tournés vers les autorités. Plus précisément, vers le très sérieux Bureau of
Cannabis Control (BBC) de l'État de Californie. Selon son porte-parole Alex Traverso, il est un peu trop tôt pour tirer des conclusions définitives, la
légalisation de l'usage récréatif du
cannabis n'ayant pas encore un an d'existence dans le "Golden State".
Pour autant, ce dernier est d'accord pour évoquer l'objectif de cette nouvelle législation: "l'éradication du marché illégal". Pour cela, il peut compter sur l'aide du Los Angeles Police District (LAPD). Début septembre, 500 personnes ont été inculpées à Los Angeles pour avoir produit ou vendu du
cannabis sans permis.
Les premiers éléments dont dispose l'administration attestent d'une croissance monstre du secteur, ce qui suggère que cela se répercute inéluctablement sur le marché noir. "Le BBC a délivré des milliers de licences, en particulier chez les producteurs", renseigne Alex Traverso, précisant que l'État californien surveille de très près le marché, en gardant la main sur "les licences de vente au détail, de distribution et de laboratoires d'essais".
Elijah Nouvelage / ReutersComme l'aventure californienne est encore un peu trop récente pour en mesurer l'impact réel, nous nous sommes tournés vers l'État du Colorado, qui a légalisé le
cannabis en 2012. Le retour d'expérience y est bien plus précis. Au 1er septembre, l'État comptait 3000 licences commerciales de
marijuana, la moitié pour le secteur médical, l'autre pour le récréatif pur.
"Nous sommes convaincus que l'industrie du
cannabis commercial et réglementé fonctionne bien", assure au HuffPost Shannon Gray, porte-parole du département
cannabis de l'administration fiscale du Colorado, insistant sur le contrôle et le suivi auxquels sont soumis les produits mis à la vente.
Outre la traçabilité et la qualité de la marchandise, "notre priorité ultime est de tenir le
cannabis éloigné des mains des mineurs", explique-t-elle, répétant les éléments de langage utilisés par tous les États ayant sauté le pas. De louables déclarations d'intention, certes, mais pour quels résultats? "La consommation chez les adultes est restée stable de 2014 à 2016 (environ 13,5%), mais a considérablement augmenté en 2017 (15.5%)", nous indique Tara Dunn, porte-parole du Department of Public Health du Colorado.
En revanche, aucune augmentation de la fumette n'a été constatée chez les jeunes, ce qui était l'argument épouvantail des anti-cannabis. La consommation des ados est "restée stable de 2005 à 2017", précise Tara Dunn, soulignant que l'usage du
cannabis chez les lycéens de cet État "n'est statistiquement pas différent" de celui des lycéens à l'échelle nationale.
"Les préoccupations des opposants à la
légalisation concernant l'augmentation de la consommation chez les jeunes ou le développement de la criminalité liée à la
marijuana ne se sont pas concrétisés", se félicite auprès du HuffPost Mason Tvert, lobbyiste pro-légalisation (en photo ci-dessous).
Mason Tvert dans le Colorado en 2013, pour le "Marijuana Policy Project" Rick Wilking / ReutersCelui que Politico surnomme le "Don Draper de la
weed" est convaincu qu'en raison "des pressions de plus en plus fortes sur le Congrès", tous les États américains finiront un jour ou l'autre par légaliser le
cannabis. "Les lois fédérales changeront et la politique sur la
marijuana sera largement sous-traitée aux États, comme c'est le cas pour l'
alcool", poursuit-il, comparant la situation actuelle à celle de la prohibition dans les années 30.
Autre argument brandi par les partisans de la
légalisation, la manne financière et fiscale que représente ce marché. Quelques chiffres. En Californie, le secteur du
cannabis devrait générer 6,5 milliards de dollars d'ici 2020. Dans le Colorado, ce business représente 1,5 milliards de dollars sur le seul exercice 2017. "Ce qui fait environ 250 millions de recettes fiscales", note Shannon Gray, qui tient à préciser que cela représente une toute petite part des recettes fiscales globales de l'État (12 milliards).
Papiers s'il vous plaîtForts de ces enseignements, nous sautons le pas. Et nous voici chez Erba Collective, le cas typique du dispensaire médical qui s'est tout de suite placé sur le marché récréatif. Situé sur Pico boulevard, une artère ultra-fréquentée reliant Los Angeles à Santa Monica, le magasin arborant une croix verte a conservé ses airs de pharmacie. Sauf que l'écriteau "adult only" et la feuille de
cannabis dessinée sur le logo nous rappellent que les clients ne sont pas là pour acheter de l'aspirine.
L'entrée est un vaste sas, surveillé par deux officiers de sécurité armés postés derrière une guérite. Sur la droite, un comptoir de verre présente les accessoires que l'on peut se procurer sans franchir les portes du "vrai" magasin, à savoir des pipes, des feuilles à rouler et autres grinders. Un écran de contrôle situé en hauteur nous informe que nous sommes filmés à peu près sous tous les angles.
Particulièrement avenant, un employé nous accueille, et demande de dégainer les papiers d'identité. Ils seront scannés et enregistrés dans une
base de données. Pourquoi? "Sécurité", nous répond-on laconiquement. Nous apprendrons plus tard que le gérant travaille en étroite collaboration avec la police. Sans nous préciser la nature exacte de cette coopération, l'équipe nous indique que le système "signale" si un individu en délicatesse avec les "stups" se présente.
Après avoir franchi une porte sécurisée, nous découvrons un grand espace de vente au design épuré. En gros caractères sur un mur blanc, le mantra de l'enseigne pose les
bases:"Le
cannabis peut remplacer les pilules". Première observation: l'endroit est densément fréquenté ce samedi après-midi.
Des femmes et hommes de tous les âges et de tous les looks se croisent, alors que de discrètes enceintes diffusent à bas volume du rock sixties. La variété des produits est hallucinante. On peut certes se procurer différentes sortes de fleurs de
cannabis (les fameuses "têtes"), mais on trouve également des bonbons, du chocolat, de l'huile, des graines de café aromatisées, des boissons... À l'image des produits que l'on trouve en grande surface, absolument tout est renseigné sur les emballages, du taux de
THC à celui du
CBD, en passant par l'origine où la quantité de matières grasses. Pour rappel, le
CBD (ou
cannabidiol) est une substance non
psychotrope présente dans le
cannabis, utilisée pour calmer les douleurs chroniques.
À la différence d'autres enseignes qui insistent sur le côté "fun" ou "cool" pour attirer les clients, Erba Collective préfère jouer la carte du sérieux et de la qualité. Le packaging des produits présentés sur des étals aseptisés emprunte pour beaucoup à l'industrie pharmaceutique, ou du moins aux codes graphiques des produits que l'on retrouve habituellement au rayon "bien être".
Sur Instagram, le magasin communique sur ses fournisseurs, photos de plantations à l'appui. Les vendeurs sont particulièrement à l'écoute et suspicieusement souriants, ce qui, pour un Français raisonnablement distant, paraîtra légèrement surjoué.
"The sky high"Jay, le gérant, affiche un immense sourire derrière sa moustache grisonnante. Il peut l'avoir, la banane. Ce seul magasin a généré 12 millions de dollars en un an. "Nous sommes en pleine expansion. Nous avons récemment ouvert deux autres magasin, et quatre autres sont en construction, toujours dans la région de Los Angeles, où j'ai obtenu au total 11 permis de construire pour de futurs magasins", se félicite l'homme de 65 ans, les cheveux noués en catogan.
Non fumeur, le businessman semble tous les jours remercier le ciel d'être arrivé dans ce marché au bon moment. Les faits d'armes qu'il énumère décrivent un secteur en plein boum. "J'ai acheté douze panneaux publicitaires et un espace à la télévision. On développe notre propre service de livraison, j'embauche de plus en plus, c'est dément", enchaîne-t-il fièrement, pendant que ses 24 employés s'affairent à satisfaire les clients. Pardon, les "patients". Jay en voit défiler entre 550 et 600 quotidiennement dans ce seul magasin. "La dernière demi-heure, c'est de la folie. On dirait qu'un bus se gare devant. Je peux me faire 5000 dollars pendant les trente dernières minutes".
À en croire cet ancien restaurateur, l'eldorado n'en est qu'à ses débuts. "Il n'y a qu'à voir la vitesse à laquelle notre clientèle se diversifie. Il y a de plus en plus de sexagénaires qui viennent pour la première fois, acheter de l'eau de coco au
THC ou du thé glacé. Je les encourage à se procurer une ordonnance pour qu'ils obtiennent le tarif médical, qui est moins cher en taxes que le récréatif", indique Jay qui, en bon capitaliste, ne s'est fixé qu'une seule limite: "the sky high".
Comme le promet ce site parmi tant d'autres, 49 dollars et une carte d'identité valide suffisent à se procurer une "carte médicale" sur Internet, en répondant à 7 questions. Malin, Jay laisse un terminal à disposition des "patients" qui voudraient faire la démarche sur un site partenaire... et obtenir un tarif au passage, en plus du rabais fiscal obtenu grâce à cette "ordonnance".
Voilà à quoi ça se résume :Comme nous sommes dans le pays de la consommation outrancière et du patriotisme ostentatoire, le magasin n'hésite pas à lancer des opérations spéciales. Le 11 novembre, tous les clients inscrits dans la
base de données du magasin ont reçu un SMS les informant d'une offre de 20% pour les vétérans. On n'est jamais trop généreux -même lorsqu'il s'agit de
weed- avec ceux qui ont servi le drapeau.
S'il fallait un autre exemple pour illustrer cette ruée vers l'or, Constellation Brands, le propriétaire de la célèbre bière Corona, a tout récemment injecté 4 milliards de dollars dans Canopy Growth, une entreprise canadienne spécialisée dans la production et la distribution de
cannabis à usage médical.
Et la santé dans tout ça? En boucle sur sa success story, Jay n'est clairement pas la personne qui nous sensibilisera sur les potentiels risques sanitaires qu'engendre une
légalisation totale. En France, ou encore plus au Québec où le
cannabis est désormais légal, plusieurs professionnels de la santé, psychiatres en tête, craignent que la mise sur le marché de ces produits
psychotropes provoque une augmentation du nombre de décompensations, dans la mesure où il est établi qu'un consommateur à 40% de chances en plus de développer un trouble psychotique qu'un non consommateur.
Sans trop rentrer dans les détails, les spécialistes soulignent que le cerveau des 15-24 ans n'a pas encore achevé sa construction, et que le
THC peut modifier son architecture. "Ce que cherchent les 14-15 ans dans le pétard, c'est un effet rapide pour se calmer. Or une herbe très titrée en
THC peut entraîner des décompensations, des états délirants, une ivresse prononcée", avertissait dans le JDD le psychiatre Xavier Pommereau, directeur du Pôle aquitain de l'adolescent au CHU de Bordeaux.
Retour au Colorado donc, où nous faisons part au Department of Public Health and Environment des inquiétudes françaises. Si en 2015 les admissions pour "maladies mentales" comportant une mention liée au
cannabis étaient 5 fois supérieures à celles de 2011, l'administration déplore en réalité un manque de données fiables en la matière, dans la mesure où elle ne dispose que des registres de facturation pour assurer ce suivi. De la data, certes, mais biaisée en quelque sorte.
Pour Elyse Contreras, en charge de la question au sein de cette structure, ces observations "ne peuvent pas être interprétées" comme résultant de la seule consommation de
cannabis, car "le type et la sévérité des symptômes inclus dans cette catégorie de troubles varient considérablement selon les patients". Selon elle, "une étude approfondie sur des cas individuels" devra être réalisée pour compléter les statistiques émanant des seuls services de facturation des hôpitaux. Et pour l'instant, elle n'existe pas.
Au final, la prudence dont font preuve les autorités sanitaires dans leurs conclusions trahit surtout un manque de recul sur les effets de la
légalisation à long terme. Les partisans d'une législation plus souple, comme ceux d'une interdiction pure et simple, trouveront chacun dans ces premières observations autant d'arguments étayant leurs points de vue.
Les pro-légalisation diront que la catastrophe annoncée ne s'est pas produite et que l'
alcool, en vente libre, continuer de tuer "pour de vrai". De l'autre côté, les partisans du statu quo affirmeront que la
légalisation n'est pas sans conséquence et que de réels motifs d'inquiétude subsistent. En attendant, les neuf places du parking de l'échoppe de Jay ne désemplissent pas, et sa flopée de "patients" quotidiens appliquent sans le moindre scrupule ce credo tiré d'un classique du rap californien: "Smoke
weed everyday".
Source :
huffingtonpost.fr
Dernière modification par pierre (12 décembre 2018 à 18:30)