« La guerre aux drogues a créé des conséquences inattendues et négatives majeures »Khalid Tinasti
Chercheur au Global Studies Institute à l’université de Genève, directeur de la Global Commission on Drug Policy
La seule prohibition a montré toutes ses limites. Dans une tribune au « Monde », le chercheur Khalid Tinasti estime que la France mérite un débat national sur les conséquences des mauvaises politiques antidrogues et de cinquante ans de « débrouille » des autorités face à leurs échecs.Publié aujourd’hui à 08h00, mis à jour à 09h07 Temps deLecture 4 min.
FavorisTribune. Dès l’année 2008, l’ONU a reconnu que le système mondial de contrôle des drogues actuel, basé sur l’adoption nationale de la répression et de « la guerre aux drogues », a créé des conséquences négatives majeures et inattendues. La mère de ces conséquences est le marché illégal lui-même, qui existe à cause de la prohibition de la production, de la vente ou de la consommation des drogues.
Si l’alcool avait été classé substance addictive et dangereuse à la sortie de la seconde guerre mondiale, il aurait certainement un marché illégal important et incontrôlable aujourd’hui. Celui des drogues illégales est estimé à un chiffre d’affaires annuel de 500 milliards de dollars bénéficiant en priorité au crime organisé.
Le système de contrôle des drogues a également eu comme résultats des déplacements budgétaires et géographiques problématiques. Dans presque tous les pays, la priorité budgétaire est donnée à la riposte coercitive, aux dépens de la santé publique ou des affaires sociales.
Les déplacements des lieux de dealsDans le monde, plus de 100 milliards de dollars sont utilisés chaque année contre la drogue par les forces de l’ordre, alors que seuls 170 millions d’aides sont fléchés pour les programmes sanitaires et sociaux de
réduction des risques, qui réduisent la violence liée au marché illégal.
La violence et les lieux de deals se déplacent également au gré de la présence, de la confrontation et des attitudes des autorités. Harceler les dealers aboutit au déplacement géographique (ou « l’effet ballon gonflable ») de la violence, du deal et du marché qui vont vers des cieux plus cléments, comme l’air pressé d’un côté du ballon, et ainsi de suite.
Dès lors, pourquoi le politique continue-t-il à soutenir et même à promouvoir une politique ratée ? Tout simplement parce que cette dernière est imprégnée dans l’imaginaire collectif : tout le monde est d’accord pour condamner les drogues ; tout le monde est stigmatisé et a assez peur pour ne pas objecter publiquement.
Quid de l’objectif de la « guerre aux drogues »Ainsi, cette répression permet aussi une impunité certaine et peu de comptes à rendre dans les priorités politiques, sociales et budgétaires des gouvernants. Mais, au-delà de la situation électoraliste actuelle en France, quel est l’objectif principal du contrôle des drogues ? La lutte antidrogue a été construite dans les années 1960 comme une campagne de santé publique massive, imbriquée dans l’hygiénisme social et l’imposition de comportements individuels « sains ».
Depuis, et comme le
Covid-19 vient de le reconfirmer, les patients (et dans ce cas, les consommateurs de drogues) doivent être des partenaires dans la riposte, et pas seulement des « victimes » ou des « criminels ». Quid de l’objectif de la « guerre aux drogues » américaine des années 1970 ?
Il s’agissait en premier de ne pas laisser s’installer la violence liée au marché illégal aux Etats-Unis, et de la garder à distance dans des pays de transit puisque cette violence est endogène à la prohibition. Cette approche américaine menée depuis le démantèlement de la « French Connection » continue à exporter la violence en Amérique latine et dans les Caraïbes aujourd’hui.
Les résultats catastrophiques des guerres aux droguesLes deux dernières guerres aux drogues en date ont eu des résultats catastrophiques. Au
Mexique, où Felipe Calderón a lancé une guerre militarisée aux drogues en 2006, le trafic et la violence atteignent des records, les autorités élues ont perdu le contrôle de l’Etat du Guerrero, et on compte 250 000 homicides, 50 000 disparus et 25 000 déplacés internes.
Aux Philippines, avant de soutenir les meurtres sommaires de dealers et de consommateurs de drogues, Rodrigo Duterte avait mené sa campagne présidentielle de 2016 sur le thème de la sécurité, avec la drogue comme ennemi désigné. Aujourd’hui encore, et malgré la réintroduction de la peine de mort pour le trafic de drogues et une campagne d’exécutions sommaires qui a fait plus de 20 000 victimes, le marché des drogues continue à se développer.
La Suisse, en revanche, a mis en place dans les années 1990 un système de quatre piliers géré par le ministère de la santé : prévention, traitement,
réduction des risques et répression. Cette dernière s’approprie plus de la moitié du budget, mais il ne s’agit en aucun cas de s’en prendre aux consommateurs ou dealers de rue, mais aux réseaux criminels et au blanchiment d’argent.
Une question sociétale transversaleMalgré une prévalence importante de consommation de certaines substances, la politique publique a pu pacifier le marché des drogues et en gérer les méfaits, sans promettre une éradication par la prohibition simplement impossible à atteindre.
Il n’est pas question de minimiser les problèmes de sécurité publique que traverse la France, mais promettre que la répression des drogues est la solution à ces problèmes est inexact. Le contrôle des drogues est une question sociétale transversale, touchant toutes les populations.
Elle requiert une approche pragmatique, responsable et sur le long terme, surtout que la prohibition adoptée jusqu’ici continue à créer plus de problèmes qu’elle n’en a jamais réglé. La France mérite un débat national sur les conséquences des mauvaises politiques antidrogues et de cinquante ans de « débrouille » des autorités face à leurs échecs. Elle mérite surtout que ce débat soit construit sur la transmission à la population d’informations justes et équilibrées quant au contrôle des drogues.
Khalid Tinasti(Chercheur au Global Studies Institute à l’université de Genève, directeur de la Global Commission on Drug Policy)