Bon, ce n'est pas le reportage qui remonte, c'est un article...
Au Quai 9, à Genève, accompagnement social et shoot propre© LE MONDE | 21.06.10 | 15h48
Genève Correspondance
Impossible de ne pas le remarquer : le lieu dit Quai 9, situé derrière la gare de Cornavin, est un gros baraquement vert, planté au milieu d'un carrefour. Plus de cent toxicomanes se pressent chaque jour dans cet espace pour consommer les drogues qu'ils apportent, échanger des seringues et discuter. Ouvert en 2001 par Première Ligne, association genevoise de
réduction des risques liés aux drogues, la seule salle de "shoot" de Genève (sur une quinzaine en Suisse) est accessible de 11 heures à 19 heures, encadrée par cinq infirmiers et travailleurs sociaux. Passé la porte, on est prié de mettre ses préjugés au placard.
Samedi 19 juin, 10 h 50, Valérie, infirmière, fait visiter les lieux : une grande salle lumineuse avec deux tables en bois, des plantes vertes et un bar ; et un local d'injection auquel les usagers accèdent munis d'un ticket. Son décor est pimpant. Six petites tables blanches aux allures de pupitres d'écolier sont réservées aux shoots. Il y a aussi deux tablettes pour sniffer et un endroit fermé et ventilé pour inhaler
cocaïne et
héroïne. Pourvu qu'il soit majeur, et apporte son produit, chaque visiteur reçoit un kit - seringue, cuillère, désinfectant -, puis s'exécute, sous l'oeil attentif du personnel.
Ici, pas de prosélytisme pro-abstinence, mais des conseils pratiques martelés. "Se désinfecter avant l'injection. Changer l'aiguille. Allez se faire soigner en cas d'hématome", énumère Valérie. Les seules règles strictes sont de ne pas partager la drogue et de ne pas en vendre. Hygiénisme glaçant ? L'infirmière explique que les contacts humains sont primordiaux : "Ceux qui viennent cherchent avant tout des liens sociaux."
Dehors, une dizaine de toxicomanes attendent l'ouverture. Un homme au visage émacié, Ray-Ban sur le nez, tenant un caniche en laisse, entre. Il s'annonce au guichet et explique vouloir s'injecter de la
cocaïne. Derrière son ordinateur, Alex, travailleur social, s'enquiert de la qualité du produit : "Tu la connais ? Goûte un peu d'abord." Son ticket numéro 54 en main, Hervé, 48 ans, s'éclipse. Toxicomane depuis trente ans, il a décroché de l'
héroïne et reçoit des comprimés de
morphine dans le cadre d'un programme de prescription de stupéfiants, proposé à Genève depuis 1995. Mais il touche parfois à la
cocaïne. "Je viens ici car, si j'ai un problème, quelqu'un peut m'aider", dit-il.
Le Quai 9 n'a jamais eu de morts par overdose. Mais trois fois par mois, en moyenne, le personnel appelle les urgences pour des malaises. Pour certains, les lieux sont le seul endroit où on peut se doucher, boire un café et parler de son désir de décrocher. Ashley, 22 ans, une grande fille aux yeux marron clair, vante les qualités du personnel : "Ici, on nous traite comme des êtres humains, pas comme des toxicos." Aujourd'hui, l'ambiance est détendue : pas de toxicomane venu les mains vides pour trouver une dose, pas d'altercation comme c'est parfois le cas. Un agent de sécurité surveille le lieu et limite les tensions. Un jeune Français vient de faire changer son pansement pour un abcès au bras. Il raconte sa tragédie : incapable de décrocher, il a laissé dernière lui sa femme et son enfant. Aujourd'hui, à une heure et demie d'intervalle, il s'est fait une piqûre de
cocaïne, suivie d'un malaise, puis un shoot d'
héroïne.
"Je comprends les critiques : la plupart des gens se disent qu'ils n'ont pas envie de voir des jeunes gens partir dans la dope et souffrir, reconnaît Christophe Mani, le directeur de Première Ligne. Notre travail, c'est de dire : ça existe. Il y a des gens en rupture qui prennent des risques, et nous sommes là pour les limiter." Les discours sur le prétendu abandon des drogués à leur sort lui semblent dérisoires, puisque "quand une personne est morte, il est trop tard pour parler de prévention".
Il rappelle que son association travaille dans le cadre de la politique suisse des quatre piliers qui, depuis 1994, allie prévention, thérapie,
réduction des risques et répression. Les résultats, en matière de baisse de la criminalité, de diminution des morts par overdoses et de contaminations par le virus du sida, sont spectaculaires.
Même les voisins de Quai 9, qui apprécieraient que d'autres centres soient ouverts, reconnaissent l'utilité du lieu. Chaque jour, l'association envoie deux brigades d'usagers pour ramasser les seringues utilisées dans le quartier.
Agathe Duparc
Article paru dans l'édition du 22.06.10
http://www.lemonde.fr/societe/article/2 … id=1375626