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Située au rez-de-chaussée de cette tour, la salle de consommation est située en plein centre-ville de Bilbao, à quelques mètres de la grande gare Santander (à droite). ©Lemonde.fr
La salle de consommation de drogue supervisée de Bilbao, au Pays basque espagnol, a été créée en novembre 2003 pour répondre à un problème tant de santé publique que de mauvaise qualité de vie des habitants du quartier central de San Francisco. La localisation de la salle de consommation en plein centre-ville, à cent mètres seulement de la grande gare Santander, est d'ailleurs la première chose qui étonne celui qui arrive la tête pleine des débats en cours de l'autre côté des Pyrénées. Ni file d'attente, ni toxicomane échoué devant la porte, c'est à peine si l'on remarque, dans la rue Bailen, la petite porte en bois à l'enseigne de Médecins du monde, en basque "Munduko Medikuak", devant laquelle les voyageurs pressés traînent leur valise sans y prêter attention.
Rue Bailen, la porte en bois de la salle de consommation supervisée par Médecins du monde. © Lemonde.fr
C'est pourtant là , juste au-dessus de la ria, ce bras de mer qui pénètre dans la ville, que depuis sept ans des toxicomanes entrent discrètement pour consommer de la cocaïne, de l'héroïne ou un mélange des deux (speedball), soit en s'injectant, soit en fumant. En observant bien le va-et-vient dans la rue, on remarque, au milieu des voyageurs, des hommes au teint cireux, aux joues creusées, qui descendent depuis la rue San Francisco cinq cent mètres plus haut, et disparaissent un long moment dans le local. Mais avant d'y entrer à notre tour, pour bien comprendre la raison d'être d'une telle salle, il faut remonter quelques années en arrière...
L'"ÉPIDÉMIE" DES ANNÉES 80
"Au Pays basque espagnol, l'arrivée de la drogue au milieu des années 80 a fait l'effet d'une épidémie particulièrement virulente, explique Aitor Aresti, psychologue, qui travaille avec des toxicomanes depuis près de vingt ans. Avec les overdoses, puis l'arrivée du sida, des villages de la côte ont été décimés. Des générations entières ont disparu. Je travaillais dans un centre d'aide pour toxicomanes et à partir de 1984-1985, nous avons vu notre fréquentation croître de façon très importante, avec parfois plus de 300 patients par jour."
Dans les années 80, l'Espagne fut en effet, devant la France et l'Italie, le pays d'Europe où l'épidémie de VIH a été la plus violente parmi les usagers de drogue par voie intraveineuse. La gravité de la situation a contraint les institutions à se confronter très tôt au problème et à trouver des solutions. Le Pays basque devint ainsi l'une des premières régions à lancer un programme de distribution de méthadone et d'échanges de seringues dans les pharmacies. "Mais après vingt ans de distribution de méthadone, on a dû se rendre à l'évidence que certaines personnes n'avaient toujours pas résolu leur addiction", raconte Celina Perada, ancienne présidente de Médecins du monde à Bilbao.
"La vente et la consommation sont devenues habituelles autour de la rue San Francisco à partir de la fin des années 80, mais la situation s'est franchement détériorée dans les années 90, explique Carlos Askunze, porte-parole de la coordination des quartiers La Vieja, San Francisco et Zabalo. On voyait des gens se piquer devant nos porches, fumer de l'héroïne sous nos fenêtres ! Les habitants ne supportaient plus, il fallait faire quelque chose."
Carlos Askunze, porte-parole de la coordination des quartiers La Vieja, San Francisco et Zabalo. ©Lemonde.fr
C'est à cette époque que l'idée de la création d'une salle de consommation va doucement voir le jour : les institutions sont mûres, les professionnels aussi, et les riverains n'en peuvent plus. C'est presque une coïncidence qui va mener Médecins du monde à prendre en charge ce projet en 2003 : les locaux de l'organisation sont installées rue Bailen, près de la gare Santander, et c'est justement en dessous de ce local, sous les grandes arches et dans les escaliers qui longent la ria, que venaient se piquer les toxicomanes avec la drogue vendue 500 mètres plus loin, rue San Francisco.
C'est juste sous les locaux de Médecins du monde (en bas de la tour), sous les arches et dans les escaliers qui longent la ria, que les toxicomanes avaient l'habitude de venir se droguer avant l'ouverture de la salle. ©Lemonde.fr
"On les voyait s'injecter depuis notre balcon, raconte Celina Perada. A l'époque, s'occuper des toxicomanes ne faisait pas partie de nos activités, plutôt concentrées sur l'assistance médicale aux sans-papiers. Mais, dans les principes de l'association, il est dit que nous devons aider tous ceux qui sont exclus ou oubliés des institutions. Nous nous sommes dit que la salle serait un moyen de réduire les risques qu'ils courent et de leur ouvrir une porte d'accès aux services sanitaires."
Le projet est proposé au gouvernement basque. Les politiques savent que faire accepter une telle salle aux riverains n'ira pas de soi : Bilbao vient de connaître un important mouvement de protestation lors de l'ouverture d'un centre d'accueil de nuit pour sans-abri à l'entrée du Casco Viejo, la vieille ville. Mais la proposition est approuvée par le Parlement. La salle sera financée conjointement par la province de Biscaye, le gouvernement basque, le plan de lutte contre le sida, et des fonds européens Interreg, obtenus grâce à la collaboration transfrontalière entre Médecins du monde et l'association Bicia à Bayonne.
"CERTAINS HABITANTS AVAIENT DU MAL À COMPRENDRE"
Reste à définir les modalités de fonctionnement et à convaincre les riverains : l'opposition manifestée contre l'ouverture du centre pour sans-abri rend la concertation incontournable. "Nous avons commencé à avoir des réunions régulières, avec des politiques, les organisations sociales, les riverains, Médecins du monde, pour exposer nos inquiétudes sur la dégradation du quartier, se rappelle Jon Aldeiturriaga, représentants des commerçants du Casco Viejo. Tout le monde était d'accord sur le constat : les toxicomanes sont là , ils se droguent sous nos fenêtres, devant nos commerces, et certains sont porteurs du VIH, ce qui, s'ils laissent traîner leurs seringues, peut affecter d'autres personnes. On ne va pas les mettre en prison, alors que faisons-nous ? On était donc tous d'accord pour dire qu'il fallait trouver un moyen de réduire les risques et que la politique de répression n'avait pas été efficace. Alors on a commencé à évoquer la salle, et on a pu poser toutes les questions qui nous venaient, même les plus bêtes."
"Certains habitants, plutôt âgés, avaient du mal à comprendre ce type d'initiatives. Mais à un moment, vous savez qu'on ne peut pas 'éliminer' les toxicomanes, comme le disaient certains, que ces gens sont là ; tant que la rue San Francisco resterait le principal lieu de deal de la ville, ils resteraient là . Donc vous vous dites : 'qu'est-ce-que je peux faire pour améliorer la qualité de vie dans le quartier ?' Et la salle a paru une solution possible parmi d'autres, comme un surcroît de surveillance policière", ajoute Carlos Askunze.
Après avoir déterminé, en accord avec toutes les parties, les horaires d'ouverture et les modalités de fonctionnement, la salle a ouvert en novembre 2003. "Il y a eu quelques affiches 'NON A LA SALLE' au début, puis ça s'est arrêté. Et depuis, il n'y a jamais eu d'autre manifestation, ni d'autre conflit", indique Carlos Askunze, pour qui la salle fait désormais "partie intégrante du quartier".
"Vous me demandez ce que je pense de la salle, mais aujourd'hui je pourrais presque vous dire que je n'ai plus rien à en dire, car si je sais qu'elle a ouvert et qu'elle fonctionne, je ne la remarque même plus !, ajoute Jon Aldeiturriaga. Ce que je peux dire, c'est qu'il n'y a pas eu d'augmentation de la délinquance autour de la salle, ni plus de drogués venant à Bilbao. C'est devenu un projet comme un autre pour venir en aide à des personnes en difficulté." "Je crois que l'ignorance fait beaucoup de mal, lance-t-il en évoquant le débat français. Les gens devraient mieux comprendre de quoi il s'agit avant de juger. Je peux vous dire qu'aujourd'hui, nous sommes vraiment très fiers ici d'avoir réussi cette concertation et d'avoir créé ce projet ensemble."
LE FONCTIONNEMENT DE LA SALLE
Il n'est pas possible pour le visiteur ponctuel d'entrer dans la salle lorsqu'elle "fonctionne". "Question de confiance", expliquent les membres de Médecins du monde. Pour des raisons budgétaires, le centre n'est pas ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mais de 11 h 30 à 19 heures. C'est donc en fin de journée que Maria Segador, éducatrice et psychologue, nous a permis d'entrer dans le centre.
Diaporama © LeMonde.fr :
http://www.lemonde.fr/societe/article/2 … 224_1.html
Après sept ans de fonctionnement, Médecins du monde dispose désormais de chiffres et de statistiques qui remettent en cause quelques idées reçues. La première, régulièrement citée en France par les opposants à l'ouverture des salles, comme le député Philippe Goujon, est que ce type de salles crée un "appel d'air" : d'une part elles feraient venir encore plus de drogués dans la ville concernée, et d'autre part elles inciteraient des jeunes à se mettre à consommer.
"Ce n'est pas du tout ce que nous constatons, affirme Maria Del Rio, qui fait partie de l'actuelle équipe de direction de Médecins du monde à Bilbao. L'âge moyen de ceux qui viennent est de 38,5 ans, et il augmente d'un an chaque année. Il n'y a donc pas d'effet incitatif sur des plus jeunes. Ce sont pour la plupart des personnes qui consomment depuis plus de dix ans, qui souvent ont essayé des méthodes alternatives comme la méthadone, mais sans succès et qui se retrouvent dans une situation extrême d'exclusion sociale, à l'écart des autres recours sanitaires. Par ailleurs, 90 % des consommateurs qui viennent sont espagnols, et 70 % sont originaires de la région".
Les usagers, pour 84 % d'entre eux, sont des hommes. La moitié n'ont reçu qu'une éducation de niveau école primaire, et 80 % sont sans emploi. "En plus de permettre une consommation dans les meilleures conditions sanitaires possibles, ce centre permet à ces personnes, qui étaient jusqu'alors complètement marginalisées, de se rapprocher des réseaux de soins. Pour eux, venir ici est déjà un premier pas : ils ne consomment plus pour s'amuser, entre amis, mais viennent dans une structure, avec ses règles, son personnel. En somme, ils reconnaissent qu'ils ont un problème médical", ajoute Maria Del Rio.
C'est ce dont témoigne, en vidéo, ce toxicomane qui fréquente la salle assidûment : (avec l'aimable autorisation de MdM) :
"Bien sûr que nous voudrions qu'ils en sortent tous ! Mais c'est dur, et tout le monde n'a pas la force de caractère et les conditions nécessaires pour réussir à décrocher. Alors il faut pouvoir aider ceux qui sont accros, et ce type de salles est une solution parmi d'autres pour réduire les risques qu'ils courent, explique Jacoba Zallo, de l'équipe dirigeante de Médecins du monde au Pays basque. Parce qu'ils font quelque chose d'illégal, on ne devrait pas leur offrir de l'aide ? Mais quand quelqu'un est grièvement blessé dans un accident de voiture alors qu'il ne portait pas sa ceinture de sécurité, croyez-vous que les médecins vont le laisser sans soins parce qu'il a transgressé la loi ? Pour nous, ce sont des malades chroniques, au même titre que des alcooliques et des fumeurs. Et ici, nous leur rendons un peu de dignité."
UNE APPROCHE "PRAGMATIQUE" PLUTÔT QUE "PHILOSOPHIQUE"
Dans la déclaration finale de la conférence internationale sur le sida qui s'est tenue à Vienne cet été, les experts mondiaux ont appelé les gouvernements à repenser les politiques de lutte contre la drogue, en les fondant "sur la science" plutôt que sur des "idéologies" : "Il existe maintenant des preuves irréfutables que les efforts d´application de la loi n'ont pas réussi à enrayer la disponibilité des drogues illégales dans les collectivités où il y a de la demande. (...) Malheureusement, les preuves de l´échec de la prohibition des drogues (...) ainsi que les graves répercussions négatives de ces politiques sont souvent niées par ceux qui ont des intérêts cachés dans le maintien du statu quo. Cet état de fait a semé la confusion au sein du public et a coûté d´innombrables vies. Les gouvernements et les organisations internationales ont l´obligation éthique et juridique de répondre à cette crise en mettant en place de nouvelles stratégies fondées sur des preuves et capables de réduire les préjudices liés aux drogues sans engendrer de nouveaux problèmes."
L'annonce à Vienne par Roselyne Bachelot d'une possible expérimentation des salles de consommation en France se situait donc dans la droite ligne de cet appel, avant que Matignon, puis le président de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie, fassent part de leur hostilité au projet.
"Nous ne sommes pas dans un débat philosophique mais dans une approche pragmatique", s'indigne Jean-Pierre Daulouède, de Médecins du monde à Bayonne, qui est associé à l'expérience de Bilbao et procède actuellement à une campagne de dépistage de l'hépatite chez les usagers de la salle de consommation, une expérience financée par des fonds européens. En France, on a la passion des idées et un mépris souverain pour les faits. Il y a l'étude de l'Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) sur la réduction des risques, les conclusions de Vienne, et l'évaluation méticuleuse que nous faisons de l'expérience de Bilbao : on se soucie des bienfaits comme des nuisances, et aujourd'hui toutes les études scientifiques s'accordent pour dire que les aspects bénéfiques l'emportent de loin sur les aspects néfastes. Lutter contre la drogue en disant juste que ce n'est pas bien n'a jamais réduit ni la consommation, ni le nombre de drogués."
La création de la salle n'a pas résolu le problème de la drogue à Bilbao. La rue San Francisco est toujours un lieu de deal, et tant que ce sera le cas, il y aura toujours des toxicomanes dans le quartier, sur les trottoirs ou sur les bords de la ria, même en plein après-midi. Mais la salle évite chaque année 33 000 shoots en pleine rue, plus de 200 000 depuis son ouverture. Autant de seringues qui ne traînent plus, qui ne s'échangent plus. Sans oublier les vies sauvées : plus de 120 overdoses ont eu lieu dans la salle depuis 2003 ; grâce à l'intervention du personnel, aucune n'a été fatale.
Aline Leclerc
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