Consommation confidentielle mais saisies record: le khat s'installe en FranceLE MONDE | 01.03.2013 à 11h25 • Mis à jour le 02.03.2013 à 15h00 Par Pierre Lepidi
Un jus âcre et amer sort des feuilles quand on les mastique. Au Yémen, à Djibouti et dans toute la Corne de l'Afrique, chiquer des feuilles de
khat – on dit "brouter" – fait partie intégrante de la culture, de la tradition. Mais en France, la plante, consommée pour ces effets stimulants et euphorisants, est classée comme produit stupéfiant et donc interdite. Selon les chiffres des douanes, que s'est procuré Le Monde et qui devaient être publiés vendredi 1er mars, les saisies de
khat ont explosé passant de 1,8 tonne en 2011 à 4,5 en 2012. Elles sont désormais comparables à celles de la
cocaïne (4,6 t), mais restent loin derrière le
cannabis (24 t).
"LA FRANCE PAYS DE TRANSIT"
Le mois de février a commencé par une prise record de plus d'une tonne. Mais cette augmentation des saisies douanières ne traduit pas forcément une hausse proportionnelle de la consommation, puisqu'une grande partie a eu lieu dans la zone de fret de l'aéroport de Roissy (2,2 t). "La France est un pays de transit, indique Sébastien Tiran, secrétaire général à la direction interrégionale des douanes de Roissy. En 2012, la plupart des saisies concernaient des colis à destination des Etats-Unis ou du Canada qui transitaient par la France." L'augmentation exponentielle des envois (par Fedex, DHL...) peut expliquer celle des prises.
La réorganisation récente des lignes aériennes de fret, en provenance d'Afrique de l'Est vers l'Amérique du Nord, est une autre hypothèse. Car en envoyant un colis vers le Canada, par exemple, un expéditeur ignore l'itinéraire qu'il empruntera. Si le colis transite par Londres, où le
khat est autorisé, il a toutes les chances de poursuivre sa route jusqu'à Montréal ou Toronto. Mais s'il fait escale à Paris, il peut être intercepté.
DES FEUILLES TRÈS PÉRISSABLES"Les colis sont alors détruits, mais ils peuvent aussi faire l'objet d'un signalement dans le pays de destination, explique Sébastien Tiran. Il s'agit évidemment toujours d'envois en fret express. Pour le
khat, le transport doit être rapide." Car les feuilles, au goût de pissenlit, sont périssables. Quelques jours après leur cueillette, elles pourrissent et perdent leurs effets.
Cette durée de vie éphémère transforme les trafics en course contre la montre. Les "avions du
khat" décollent d'Afrique dans la soirée pour atterrir en Europe le lendemain matin. Jusqu'en janvier, ils pouvaient se poser sans inquiétude aux Pays-Bas, où l'importation et le commerce étaient autorisés. Restait alors à récupérer la marchandise à l'aéroport puis à l'acheminer rapidement par voie routière. Les coffres de voiture, qui permettent une meilleure circulation de l'air, sont préférés aux camions. "Nous avons interpellé un couple venant d'Amsterdam qui transportait dans son coffre 280 kg, raconte Benoît Pascal, directeur des services douaniers à Metz. Il comptait se rendre en Suisse, où vit une forte communauté éthiopienne."
"ÇA NOUS RAPPELLE L'AMBIANCE DU PAYS"Mais le territoire français peut aussi servir de destination finale. "On trouve deux types de feuilles en France, explique un consommateur somalien, âgé d'une quarantaine d'années. Le "miraa", qui est cultivé au Kenya, libère des effets plus puissants mais moins agréables que le "hereri", qui est planté dans la région de Harar, en Ethiopie. Les feuilles kényanes se conservent jusqu'à cinq jours, contre trois pour les éthiopiennes. On raconte que les fermiers kényans arrosent la terre avec du sang de boeuf pour la rendre plus fertile... Pour le transport, les feuilles sont enveloppées dans des peaux de banane pour qu'elles conservent leur fraîcheur."
Depuis le 4 janvier, un nouveau paramètre est venu compliquer la donne pour les trafiquants français : aux Pays-Bas, le
khat est devenu illégal. La seule porte d'entrée encore fiable est désormais Heathrow, l'aéroport de Londres. En Grande-Bretagne, où une importante communauté somalienne se concentre dans la capitale, le
khat est toujours autorisé. En 2011, près de 3 000 tonnes de feuilles y ont été débarquées, soit près de 57,7 tonnes par semaine. Depuis 2013, le "khat français" traverse donc la Manche, comme le prouvent les récentes saisies. Le 4 février, 863 kg ont été découverts à Calais dans un fourgon débarquant d'un ferry en provenance de Douvres. Le 8 février, la plus forte saisie réalisée en France (1 017 kg) a été interceptée dans un van immatriculé en Grande-Bretagne.
HALLUCINATIONSLa prohibition aux Pays-Bas a déjà entraîné une flambée des prix sur le marché parisien. La botte de "miraa" (d'une dizaine de branches soit environ 100 grammes), qui se vendait 10 euros fin 2012, se négocie actuellement 15 euros. Il faut compter 25 euros (contre 20) pour les branches de qualité "hereri". "Les tarifs et les risques ont augmenté mais il y a encore deux arrivages par semaine à Paris, raconte le consommateur. Quelques coups de téléphone suffisent pour être au courant. On se réunit ensuite dans un appartement et on "broute" tranquillement jusque tard dans la nuit. On refait le monde et ça nous rappelle l'ambiance du pays..."
Si les prix du
khat restent loin derrière ceux des autres drogues (1 kg de
cannabis est évalué à 5 000 euros, celui de
cocaïne à 40 000 euros), la motivation des réseaux diffère également. "Les trafiquants souhaitent répondre aux besoins et aux traditions de leur communauté sans entrer forcément dans une logique de bénéfices, explique Benoît Pascal. On n'est pas dans un système de criminalité organisée... La hausse des saisies s'explique aussi par le fait que nous connaissons mieux les populations et savons ainsi que le produit est souvent consommé lors des mariages, des fêtes traditionnelles..."
Le
khat, dont le nom scientifique est Catha edulis, n'est pas sans risque. La dépendance aux feuilles, qui possèdent une structure moléculaire comparable à celle de l'
amphétamine, peut être forte. "Ses substances psychoactives incluent notamment la
cathinone que l'on retrouve dans certaines drogues de synthèse, explique Julie-Emilie Adès, responsable à l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies. Une consommation excessive peut entraîner de graves troubles psychologiques." Des hallucinations peuvent survenir après l'absorption mais aussi lors des périodes de
sevrage. Dans le langage des "brouteurs" de
khat, on les appelle "doubab". En Somalie, ça signifie cauchemar.
Pierre Lepi