Le train arrive en gare de Cannes. Le ciel lapis-lazuli est dégagé, l’heure bleue déjà évanouie. Je reviens de Montpellier, où j’ai passé quelques temps avec une amie. Sautant sur le quai je repense au dernier massage qu'elle m'a fait, plus sensuel que le premier. Ce souvenir agréable en tête, j’accoste à proximité du centre-ville. Les gens sont à l’aise, tranquilles. Mon amie Cannoise qui m’héberge est au conservatoire, je préfère l’attendre dans une brasserie plutôt qu’aller seul au Cannet.
En vrai je me sens à plat, désabusé, hyper las en Plus d'être grippé. L’heure tourne et le théâtre des opérations dans ma tête commence à me faire perdre le nord, oui ma boussole s’affole. Le prontalgine n'agit plus.
C'est comme une descente.
Une descente de valium en fait. Qui a commencée tout le long du trajet.
Des regards partout, rivés sur moi, une synchronisation crispante de sons / de paroles sur mes propres doutes, mes propres suspicions.
Pourquoi me regardent-ils tous comme ça ? Les femmes elles semblent détourner les yeux. Dommage. À côté de moi, il y a un homme ivre qui parle seul, désigne tout le monde et personne.
Je ne cesse de me dire que mon parcours a été initiatique :
Aujourd’hui je retrouve en moi chaque détail, chaque élément de personnalités de centaines de personnages rencontrés au cœur des rues.
Je repense sans hasard à l’un des nombreux 115 de Nantes, où parmi cette foule d’individus marqués par les épreuves mais en tous points distincts, il y a ce grand type décharné, au visage creusé et défait, au teint basané, aux regard fixe ; pupilles souvent rivées au plafond comme des yeux d'hibou blasé, habillé d’un cuir noir élimé, d’un pantalon noir, de chaussures noires, genre croquemort.
L’un des veilleurs, jeune teufeur futé, au look traditionnel de traveller, m’a à la bonne. En ce temps là je sympathise + avec les veilleurs - et ne parviens plus vraiment à créer de vrais liens avec les types de la rue. Ce jeune veilleur ne cesse en ma présence de dézinguer verbalement le croquemort. Il me dit à plusieurs reprises : " p’tain mais lui il a une araignée au plafond "- et pas sur un ton second degré. Le croquemort tente quelques sorties verbales qui font flop. Je ne me sens pas fier, mais ressens un malaise certain.
Le jeune veilleur se poile, on discute énormément, ne comprend pas « pourquoi je suis là » - et moi ne pigeant pas le sens de cette question idiote.
Oui… ce type… le croquemort… j’y repense ; accoudé à la table de la brasserie.
J’y repense car je sais à cet instant-là, que je me sens comme lui. Absent. Ou désirant l’absence. Vide. J’entends parler du coronavirus, je souris. Je ne fais aucun lien avec la situation présente, je souris juste. Les regards sur moi persistent alors je sors, m’allume une clope et commence à marcher le long d’un trottoir bondé de touristes, de wannabes ou de personnes aux styles huppées.
J’ai des difficultés à marcher, ça ne date pas d’hier, mais ça s’est amplifié avec le temps, au moins depuis l’arrêt de la méthadone et un certain accrochage dans une zad dont je ne reparlerais plus.
Je dis ça en guise de repère, en vrai c’est juste pénible, je me sens marcher comme un pingouin ou... ouais plutôt du genre lascar qui roule des mécaniques, pas top pour passer inaperçu.
Ma descente s’amplifie, mince mais il m’arrive quoi là ? Je ne sais même pas où je me situe mais j’aperçois « les Cannet » sur un panneau du côté d’un monoprix.
Le mal être s’accentue, je me dis que je ne pourrais plus le faire.
Faire quoi ? Eh bien partir à l’arrache de chez oim keuss au dos vers partout et nulle-part. Quelque chose a changé, viscéralement changé. Et c’est totalement illogique. Vous imaginez l’expérience d'une vie (lambda) qu’on acquiert de 20 à 35 ans ? A 20 piges j’accostais dans des rues de France sans la moindre idée de ce que signifiait « ici les keufs foutent la paix aux zonards » ou squat-à-trouver-pour-passer la-nuit.
Oui je repense, adossé à cette façade décrépie du monop’, tout en lisant un mess de mon amie qui dit être en route pour me récupérer. Quand j’avais 20 piges j’étais récupérable, là je ne le suis plus. Mon parcours passé devrait me faire sentir libre d’errer où je veux. Mais je bloque, je ne sais pas. Les regards des passants se figent dans un espace qui cesse de s’accroitre. Pas de bol le temps est oppressant.
« Valence merde… souviens-toi. » dis-je en murmurant.
Après cet été fabuleux de 2004, suivront quatre années de délivrance du passé.
De totale délivrance. Des femmes merveilleuses, du sexe, du sexe et encore du sexe, de la drogue à gogo, entouré d’autres personnages aussi colorés, uniques, qu'une plongée dans un space-opéra, dont chaque vie, chaque histoire de vie, ferait un roman. Élise et son petit Angelo, Aurélie de Grenoble, Claire de Nantes, puis Lili de Nantes, passage inhérent de la vraie-véritable rupture - j'passe les détails, tout est dans le titre : initiatique, rite de passage, personne n’y échappe.
Valence…
Gino le gitan et ses cousins m’ayant ''pris sous leur aile'' dès le début de mon égarement/débarquement (et inversement) - jusqu’au kiosque situé à 200 mètres tout droit de la gare ; le Braillard, Artane ( ''le chef'' ), les rebeus clandestins aussi doux et bienveillants que sans pitiés ''pour les faiblards et les clodos'', Morgane - pur keupon dans le sens : pur keupon. Et un keupon comme lui, s’il te colle au sol, c’est pas pour te corriger mais te tuer. Il aurait pu me tuer, mais les rebeus sont intervenus.
Oui je repense non pas aux situations vécues mais à eux, à elles, à ces vies hors-normes, ces vauriens, ces beautiful losers... je repense aux coups foireux, aux entubages : un ptit gars si fraichement atterri ne peut à priori éviter la case « oh stoppe tes manières j’te le ramène ton speed. Attends-moi là » ‘connaissez la suite. Il y avait Pipo et son ''bras droit'' (haha) Franck, deux jeunes portugais toujours à l’affut d’un truc à chourer. Franck… le stéréotype de la petite frappe qui se pensait dans les startingblocks, prenant la pose de cador devant le café des négociants, bardé de son streetwear impeccable de marque.
J’ai vite compris qu’il valait mieux être que dalle plutôt qu’une petite frappe justement : sa rossée verbale - et uniquement verbale, par l’un des rebeus clandestins (dans ce préfabriqué où à tour de rôle nous dormions les uns les autres) m'a laissé un gout amer. Malaise définitif. C’est assez dérangeant de voir un type fondre en larmes à l'écoute d'une simple menace, alors que deux mois auparavant il se plaisait jour après jour à me démontrer que son marquage de territoire était le fruit d'un conquérant.
Toujours adossé au mur, je repense à Alex et sa sublime petite amie teufeuse (dont le nom m’a échappé) avec qui j’ai passé une journée en GAV pour une ouverture de squat carrément abêtie.
Je repense aux coups pris dans la gueule, aux coups de boule, aux intimidations et d’autres choses. Je repense à cette teuf en compagnie de ces amis-amies avec Adrien, babos extraordinaire aux commandes du C28, mais surtout aux bras de ma petite amie Élise.
« Élise... » mais pauvre con, quel gâchis ! Ce corps…
Je reçois un message de mon amie qui dit être très proche du monoprix. Je ne comprends toujours pas ce qui m’arrive et ce flot nostalgique gnian-gnian de souvenirs, avec cette phrase qui ne cesse de cambrioler en mon esprit les bonnes vibrations émises : je ne peux plus le refaire. Je ne pourrais plus…
Et là je vois le visage de David.
Tonton, c’est ainsi qu’il était nommé dans la "zone rouge" de Valence.
David je l’ai rencontré un soir dans un minuscule cabane-studio insalubre habitée par la Brioche, un dénommé Mathieu (allure de Balou, ours chauve imberbe et gay) m’y avait convié la veille pour squatter, autour du café matinal au secours catholique, ce point de repère où chaque matin toute la zone se rendait pour le petit dèj, les paperasses, les douches, et… ha ouii : les fameux Fonds d’Aides aux Jeunes aussi !
« Aux jeunes… » me dis-je.
Putain David… mais il s’est passé quoi le lendemain de cette soirée passée tous les trois ?
Au centre de cette soirée : un sachet contenant plus d’une centaine d’extas.
Des "artisanaux" granuleux verts clairs. Un seul de cette tuerie et chacun d’entre nous échappions au moins quelques heures au temps et sa galère de rameurs, à la trouille inavouée du futur…
La Brioche en fait fondre trois dans une bouteille de rosée, avant que Tonton se prélasse aux côtés de lui, qui lui passe de l’eau froide au front. Moi je tripe à la toute première écoute d’Original Pirate Material de The Streets. Si l’éternité existe, si nos meilleures sensations, nos meilleures impressions de vie se gravent à jamais dans le grand Vide, alors ces souvenirs y tiennent une pôle position.
« David… »
Mon amie s’est garée à quelques mètres du monop'. Je reprends péniblement ma marche. Les néons, les éclats lumineux du soir tombé ne font pas croitre le réconfort d’ordinaire vécu. Je pense encore…
Dans ce studio de minipouce (du style douche à côté de la banquette), je perçois les murmures de mes deux associés extatiques, qui ne me concernent pas.
J’entends les murmures de la Brioche et ses : « combien tu lui dois ? » ou « d’où il vient honnêtement ce sachet ? »
Les étoiles percent la toiture de cette pièce, grâce à l’énième montée dû au kalimucho extasifié. Je fais mine de ne rien entendre d’autres que la musique des sphères, envoyée en faisceaux ondulant qui m'enlacent dans une danse mortelle. Je retire ma casquette cloutée et bordée de protections de briquets, m'éponge le front, dieu que cette sueur est divine ! Le ralenti de mes mouvements coïncident avec l'extension des coins et recoins de ce lieu nouveau, devenu vivant. Impossible de ne pas conjuguer ce plaisir avec l'atmosphère extérieur, faite pour nous entrelacer.
Alors nous sortons. Durant l'errance de nos pas, David vole dans une ruelle une autoradio. La Brioche ne cautionne pas et s'en agace. David à l’air de plus en plus inquiet - ça fait un moment que je m'en rends compte. Il se retourne fréquemment sur le chemin. Ce sachet... à qui est ce sachet ? David tu fais chi…
Séquence manquante.
Pas un trou noir. C’est juste que je ne sais plus comment s’est terminée cette soirée.
De loin je vois la voiture de mon amie Cannoise. J’accélère le pas. Je réajuste mon sac. Je m’allume un clope. Je relate, je pense encore, évidemment, ces flots de séquences passées...
Après cette soirée, une semaine tout au + s’est écoulée.
Riche en rencontres (chaque jour le soleil est nouveau, aucune journée ne ressemble à la précédente). Pas revu David durant ce temps. Je loge chez la Brioche. Ses diverses tentatives de me draguer échouent, c'est pas mon truc. C’est ainsi, il doit l’accepter. Il n’a pas revu David non plus.
– Yo Bri !! lancé-je à la vue de mon amie. Je monte dans la voiture, direction chez elle. Je lui parle de Montpellier, du retour, de mes doutes… « je ne sais pas si… »
Mais l’ambiance de cette soirée là ne quitte toujours pas mes pensées.
Un beau matin, nous étions quatre ou cinq sur le quai de gare de Valence, principal lieu d’errance, de deal, de baise ou de fugues célestes. Un beau matin, Franck arrive avec un journal en main. Adrien est là aussi… il tient le « Dauphiné libéré » dans les mains, rubriques faits divers.
Je vois la bouille (remarquable bouille à vrai dire…) en noir et blanc de Tonton.
Pas plus âgé que moi sinon de deux ou trois ans. Franck dit : on l’a retrouvé tabassé à mort à l’entrée du foyer. Je ne sais plus quelle a été ma réaction.
Je crois n’avoir rien dit. Je sais juste avoir retrouvé Mathieu dans le grand parc derrière la place du kiosque. Groggy, comme jamais.
Évidemment, il a de quoi l’être.
Je le regarde et lui dit :
– … les extas ?
– fort probable.
– Ça viendrait de qui ?
La réponse me frappe. Et nous en aurons le cœur net quelques jours plus tard.
Des histoires lambda comme ça, monnaie courante dans ce monde là.
– Ça a pas l’air d’aller mon chéri… dit ma pote.
– Je ne pourrais pas le refaire, sista’. Je veux dire… arriver a nowhere-land et tenter d’y vivre au jour le jour, pi repartir ailleurs, pi revenir. Un truc a changé… je culpabilise à max en plus.
– De quoi ?
– D’un truc parmi tant d’autres qui s’est passé il y a des années. Et ça m’est revenu cash en sortant de la gare. Comme jamais. Je… bon bref un jour je tenterais d’écrire ça une fois pour toutes.
La nuit est tombée. Les étoiles impossibles à discerner à cause des néons, des lumières artificielles. Les aiguilles tragi-comiques de cette existence avancent inexorablement. Je murmure…
– Le présent n’existe pas. La vie est dans le passé.
– Comment ça ? Pourquoi… ?
– Le passé parle avec nous. Tu as déjà pris de la mdma ?
Catégorie : Tranche de vie - 12 avril 2020 à 10:18
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Nils1984 a écrit
– Le présent n’existe pas. La vie est dans le passé.
– Comment ça ? Pourquoi… ?
– Le passé parle avec nous. Tu as déjà pris de la mdma ?[/justify]
Je sais plus du tout où j’avais lu ça, information que j’ai toujours recrachée tel un perroquet sans jamais la vérifier, mais apparemment, une tribu d’Afrique (ou d’Amazonie, mais je pense que c’est l’Afrique), conçoit le passé devant nous et le futur derrière nous. Pourquoi ?
Car le passé, à la différence de l’avenir, est sous nos yeux, on peut le voir. Le futur est un inconnu, impossible à regarder, donc pour cette tribu, il se trouve logiquement dans notre dos.
Renversement total de notre point de vue sur le Temps qui change complètement notre conception du monde...
Beau récit, merci.
Plotchiplocth a écrit
très beau récit.
Merci @ toi
Pas simple de décrire ces moments... jamais je n'ai en ces mois ci rencontré autant de personnages si emblématiques les uns les autres. Cette gare de Valence était comme une scène théâtrale...
Zénon a écrit
Nils1984 a écrit
– Le présent n’existe pas. La vie est dans le passé.
– Comment ça ? Pourquoi… ?
– Le passé parle avec nous. Tu as déjà pris de la mdma ?[/justify]Je sais plus du tout où j’avais lu ça, information que j’ai toujours recrachée tel un perroquet sans jamais la vérifier, mais apparemment, une tribu d’Afrique (ou d’Amazonie, mais je pense que c’est l’Afrique), conçoit le passé devant nous et le futur derrière nous. Pourquoi ?
Car le passé, à la différence de l’avenir, est sous nos yeux, on peut le voir. Le futur est un inconnu, impossible à regarder, donc pour cette tribu, il se trouve logiquement dans notre dos.
Renversement total de notre point de vue sur le Temps qui change complètement notre conception du monde...
Beau récit, merci.
Ton commentaire est fort, merci @ toi... c'est probablement ni le lieu adapté pr t'envoyer ce lien (quoique...) : pour une nouvelle génération de scientifiques, la "conscience" est (de nouveau ?) placée au centre de tout. Et sur PA, la "conscience" et ses états modifiées est une prérogative :)
Nab a écrit
aah le théâtre de la rue. pas le petit le grand avec une scène immense et pleins d'effets de rideaux.
merci pour ton récit fort agréable à lire, ça me fait repenser à pleins de choix que j'ai fait dans ma vie dehors. que je continue à faire, que ce soit envers des personnes, des questions à moi même ou bien des dilemmes de la vie quotidienne quand t'es dehors.
bonne soirée
thanks Nab... :)
blastfunk a écrit
Hello,
Hello, sympa toutes ces recommandations qui tournent à l’impératif, voir à l'écrasement... alors je rectifie
c'est peut-être parce que j'ai "fais le tour" ( °° j'sens que je vais me faire engueuler : entre guillemets c'est à mon sens le signe qui stipule : pas le meilleur mot mais qui reste adéquat) de Luminet en passant par Barreau, jusqu'à Klein (pour un média "clean", il faut inviter Klein...) que je m'efforce de sortir du cadre et de fouler au pieds mes propres aprioris.
J'ignore ce qui vous fait croire que je découvre à peine "les bases" et donc à-priori commence à écouter les "insignifiants" en ne distinguant pas qu'ils sont de piètres références. Je savais que poster un truc comme cela ferait grincer des dents et créerait une avalanche de préjugés, je vous sens même assez remonté...
Il y a dans cette vidéo des trucs que j'ai pris, un paquet de trucs laissé sur le bas-côté et beaucoup de trucs jeté hors de vue. Le côté new-age justement m'agace, mais ne fais pas le poids contre le côté coup de pied dans les doxas.
Un peu comme un Stiegler qui défend à bras le corps Greta Thumberg : à l'audace. Au risque évident d'être étiqueté branquignole.
Pr les liens c'est cool... "bonnes nouvelles des étoiles" de JP Luminet était sympa. Mais évidemment après lecture de cette démonstration, de tour d'horizon du cosmos, je me dis tjrs : ça y est il est minuit. C'est déjà dépassé.
J'évite de confondre anticipation et réel, imaginaire et présent. Je réalise souvent que c'est une erreur.
Les experts nous parle de cette époque comme la plus scientifiquement évoluée qui soit, on aura des PC quantiques et tt le bazar. Par contre ils semblent incapable de savoir d'où provient un virus qui a mis la production mondiale en panne. J'en pleurerais si j'avais pas la force d'en rire.
Je préfère sur ce m'en remettre à une Gretta qu'à un Klein.
(ouai j'sais ce que vous vous dites en lisant ça :))
bonne nuit à vous Blast et merci
iklome a écrit
un vrai bonheur à lire, une écriture qui se distingue par sa justesse!
Merci infiniment Iklome...... :)
Pêcheur a écrit
Mis a part le fait que ce sois agréable à lire, et malgrés le fait que tes récits soit assez sombre, il me font du bien sans chercher plus loin
C'est donc en retour un vrai réconfort :) car c'est le but rechercher... je ne sais plus où j'ai lu un truc du genre : "il n'y a rien à espérer du désespoir" diffacile à dire mais très parlant...