C'était il y a deux ans.
Le 22 juin, sur son mur facebook, elle poste deux photos de nous.
L'accompagne d'un commentaire.
"Pppfff déjà 2 ans oooohhh bichette heuuuu mais alors viens dans ma montagne heu que jte sert la poigne heuuu...mdr"
Deux photos en noir et blanc.
On sourit, on envoie des bisous à l'appareil photo.
On a l'air un peu fatiguées, mais plutôt heureuses.
Ces deux photos ne disent rien.
Mais quand je les regarde, je me souviens ...
Le 22 juin 2017, au parc de Bercy, à Paris.
Nous venions de nous faire renvoyer de Kairos, le centre post cure dans lequel nous étions parties pour 6 semaines.
Mises à la porte au bout de deux semaines.
Reconduites à la gare, sans négociation possible.
Quinze jours plus tôt, je ne la connaissais pas.
Nous avons partagé la même chambre.
Mais la même chambre, ca ne voulait pas seulement dire entendre les ronflements de l'autre la nuit, attendre son tour pour aller prendre sa douche ou négocier l'utilisation des prises électriques.
En quelques jours, nous avons partagé des rires, des confidences, des questionnements, des pleurs.
Nous avons partagé des
cigarettes, des
cravings, du
valium et de la
méthadone une fois aussi, en secret. Elle me l'avait fait sniffé et j'étais tombée dans les pommes.
Nous avons partagé des débats, des séances de sports, de la musique, des films sur l'ordinateur.
Nous ne venions pas du même monde. Nos parcours étaient très différents.
Je l'avoue avec un brin de prétention, assez détestable et que je n'assume pas vraiment, mais à son contact je me sentais valorisée et je relativisais mon état.
Cela tenait à des éléments très superficiels, que je savais superficiels, mais que je ne pouvais pas ignorer.
La façon de s'exprimer, le vocabulaire, le raisonnement, la façon de s'habiller, la culture, le corps, l'hygiène de vie ...
Je ne pouvais m'empêcher de me sentir loin de cette déchéance, de cette perte totale avec la réalité, avec le monde, avec soi même.
Et à côté de ce sentiment de supériorité, cette fille emplissait par ailleurs mon sentiment de culpabilité, d'imposture.
Face à son histoire, à sa famille, à son parcours, à ses épreuves, la voix qui me disait que "je n'avais pas le droit de me faire subir tout ça", que je "n'avais pas de bonne raison" d'être tombée dans des comportements d'addictions, se faisait de plus en plus assourdissante. Et dévalorisante aussi envers moi, finalement.
Le 22 Juin 2017, on s'est retrouvées comme des connes, jetées, à attendre sous le soleil du parc de Bercy, sans trop savoir de quoi allait être fait notre lendemain et quel serait notre chemin.
Honteuses, déçues, mais avec un brin d'espoir qu'après ce nouvel échec, on allait finir par y arriver et être les maîtres de notre destin.
Alors, on a décidé de partager un dernier après midi ensemble. On a pris le RER, on a trainé nos lourdes valises, et on s'est posé dans un parc, pour tuer encore quelques heures ensemble.
J'ai appelé mon dealer très vite, et sur un banc on s'est tracé des lignes en consolation, après ces quinze jours d'abstinences, avec une playlist joyeuse défilant sur mon téléphone.
Après les pleurs, la colère, on a terminé cette parenthèse en la remplissant de joie, d'insouciance, de désinvolture, d'éphémère.
Au milieu de toute cette merde, on était contentes de s'être rencontrées, que nos chemins se soient croisés. On essayait d'y trouver de la force, de s'enrichir l'une de l'autre, et on se le disait.
Je savais que cela ne voulait pas dire grand chose, que ce lien entre nous était très mince et un peu illusoire, mais à ce moment là il avait le mérite d'exister et d'alléger ce que nous traversions.
Cet après midi là, on l'a immortalisé en prenant ces photos. On était pas vraiment belles, alors je les avais mises en noir et blanc. En noir et blanc, on se persuade que la photo est mieux, et nous avec.
Nous nous sommes quittées en début de soirée. Elle est partie prendre son bus qui la ramenait à Valences, et moi je me suis engouffrée dans le métro pour aller chez la seule amie à qui je pouvais confier cette expulsion et ce nouveau départ à zéro.
Je ne l'ai jamais revu.
Nous nous sommes appelées quelques fois, envoyées des messages.
Des nouvelles sincères et honnetes, comme j'en donne très rarement, et à très peu de personnes.
Au téléphone, nous avons de nouveau partagé des rires et des pleurs, des fiertés, des avancées, mais aussi des rechutes, des sentiments de désespoirs, de nouvelles périodes noires. Nous avons racontée nos amours, nos difficultés, nos périodes d'abstinences, nos gueules de bois, nos peurs, nos relations avec nos proches, nos pertes ou prises de poids.
Nous avons imaginées nous revoir, des retrouvailles à la montagne chez elle, ou à Paris. Nous avons fantasmé des séances de drogues ensemble, et puis d'autres fois nous avons espérées des séances de randonnées.
En décembre 2017, je me souviens ...
en pleine
descente après une nuit à avoir pris de la
cocaine avec un mec que je connaissais à peine dans un hotel de périphérie plus-glauque-tu-meurs
dans la rue, à quelques minutes de chez ma mère
j'attendais qu'elle sorte au théâtre pour pouvoir rentrer et être tranquille
j'avais achetée une bouteille de vodka pour atténuer la
descente, terrible ce jour là.
j'étais sur un banc, livrée à moi même, attendant que le soir arrive et que ma mère sorte, confrontée à l'absurdité et à la souffrance engendrées par cette passion irraisonnée que j'avais pour la blanche
Dans ce moment de solitude, dans cet étrange souvenir qui laisse un
gout d'irréel cauchemardesque dans ma mémoire, enrobé par l'amertume de la détresse et par la douceur de l'ivresse et la violence de la vodka, bue au goulot, pure jusqu'à la dernière goutte de la bouteille ... c'est elle que j'ai appelé.
qui m'a parlé, soutenu, réconforté.
donné la force d'attendre, jusqu'à ce que je puisse rentrer et me réfugier sereinement dans l'appartement vide.
Plusieurs mois passaient entre nos prises de nouvelles, chaque fois c'était comme un nouvel épisode avec une grosse éllipse, on découvrait que l'autre était à un stade bien différent que là où on l'avait laissé, que beaucoup de choses c'était passé. Que les choses bougeaient.
En bien, en mal.
Le mouvement, ca m'a toujours rassuré. Il montrait que nous étions vivantes, que nous faisions des tentatives, que nous avions toujours la force de continuer.
"La vie, c'est comme une bicyclette. Il faut avancer pour ne pas perdre l'équilibre".
On empruntait des droles de virages, pas franchement plaisants, mais on gardait l'équilibre, malgré tout.
Et puis ca s'est progressivement effilé.
Les nouvelles sont devenues plus vagues, les échanges se sont transformés en quelques mots sur messenger.
Mais toujours positifs, teintés d'espoirs, de renouveau, de changement, de nouveaux murs franchis et de nouvelles batailles gagnées.
Cette photo du 22 juin 2019, je l'ai liké, et j'ai laissé un bref commentaire :
" Ah oui 2 ans déjà ça passe vite ! !! Faut qu'on se donne des nouvelles"
J'avais sincèrement envie de savoir où elle en était, sans avoir vraiment envie de me raconter.
J'étais confiante en son présent, et du coup un peu honteuse de la consommation actuelle que j'allais devoir lui confier.
Même entre nous, ce sentiment de honte ... Insupportable, celui là. J'ai même honte d'avoir honte.
Ce midi, un message sur mon mur facebook, concernant une publication pro que j'avais mis en public.
"Bjr je vous ai envoyer un mp".
Dans le message, cet inconnu m'annonce qu'elle s'est donné la mort la nuit dernière.
La dernière publication sur son mur, c'était cette photo de nous deux, il y a deux ans, sous le soleil de Bercy.
Souhaitant contacter ces amis, qui je le sais sont peu, cet homme m'a contacté la première, compte tenu de cette publication récente.
Je ne la connaissais pas tellement, et je ne saurai probablement jamais comment elle se sentait ces derniers mois, ces dernières semaines, ces derniers jours, la nuit dernière.
Je ne me sens pas particulièrement bouleversée, ni véritablement émue.
Ni complètement étonnée.
Je me sens un peu à côté, abasourdie, sans voix.
Apprendre cela, je ne sais pas trop ce que cela provoque.
Mais il me semble que je sens un certain mouvement en moi, qui m'échappe, que je ne sais vraiment décrire ou expliquer.
Et voilà pourquoi j'ai eu besoin d'écrire et de mettre des mots ce soir là dessus.
Apprendre cela ... Ce mouvement ...
Cela me ramène à moi.
A l'autre.
A elle.
A ce qui nous anime.
Nous transperce.
Nous guide.
Nous retient à "tout ça".
Tout ca : la vie, la drogue, l'espoir, le contact, le partage.
A ce qui nous lie.