Dimanche j'ai rempli mon pilulier. Jusqu'à samedi donc... Jusqu'au dernier jour.
En début de semaine j'ai fait comme si tout ceci n'arrivait pas. J'ai oublié les rendez-vous, oublié les Docteur.e.s Médecins Psychiatres Addictologues, la
méthadone, les allers, les retours, les aller-retours, les salles d'attente et les chaises froides, les murs interminables, les peurs, les angoisses, les mots et les larmes qui restent au bord. Non, tout ceci était oublié, dans un passé, un présent, un futur qui n'existe pas vraiment.
Tout à l'heure mon amie la chaise froide me rappellera sa concrète existence.
Pour le moment je suis encore à la maison, dans le confort brumeux de ma chambre. J'suis un peu barbouillée.
Reflux du matin. Chagrin.
Les mots de l'addicto se répètent, ils résonnent, depuis hier soir. Vous me semblez sensible au contexte.
Great Job Sherlock ! Alors j'imagine un Human Park, utopie synthétique, je nous imagine en cobayes, dans des prisons dorées. À ce moment là je suis toute habillée sur mon lit. J'ai les mains gelées et il est 00h31. Je défais mes vêtements. Je m'engouffre sous la couette. Les voix dehors ne sont plus que des échos fantomatiques. Elles m'aident à distraire mes funestes pensées. J'ai un mot coincé dans la gorge et je m'endors en grelottant.
Maintenant, c'est le matin, le lit est chaud, j'ai du mal à sortir de la couette. Je vais m'enrouler dans le plaid et me vêtir. Les étourneaux gazouillent dans les marronniers, on est à Human Park, les arbres synthétiques diffusent le chant des piafs, il paraît que ça détend.
J'suis peut-être sensible au contexte mais la tout de suite j'suis sensible à la chaleur de mon lit et à l'incroyable douceur du percale.
Aller hop !
Je me débarbouille. Je me douche rapidement. J'ai allumé le chauffage tout à l'heure il fait bon. Je dessine un visage sur la surface trouble de ma face. Je coiffe mes cheveux.
D'épouvantail je passe à être humain.
Je me prépare et bois un lait de riz au macha. Mal m'en a pris. J'ai la nausée. J'suis à la bourre. Je pars plus tard que prévu. Le métro bug à Avron, l'attente est un peu trop longue, l'angoisse des usagers devient palpable. Les gens s'agitent. L'alarme retenti trop fort et trop longtemps. On est pas à Human Park. Le métro redémarre.
J'ai les résultats du bilan sanguin, comme tout le monde je lis les noms étranges et les chiffres inscrits à côté, sans trop rien y comprendre. À Human Park ils rajouteraient une petite icône à côté de chaque résultat. Vous voyez là le petit bonhomme blanc avec des croix à la place des yeux ? C'est pas bon signe... Je vérifie mon taux de ferritine. Il est bas. Pas critique mais bas, alors qu'il y a deux semaines encore je renforçais ma ferrraille. Je suis une anémiée chronique, j'ai l'habitude. Je suppose que je vais devoir sortir le marteau et l'enclume et retaper un peu ma vieille carlingue.
La chaise tient ses promesses. Dans la salle d'attente il y a du monde aujourd'hui. Il y a le va-et-vien habituel. Bonjour, bonjour. Au revoir, au revoir. D'un coup des éclats de voix, mais de bonne humeur, des rires, un couple s'anime et anime le reste de la salle d'attente par la même occasion. Ça braille, ça rigole, ça interpelle. Ça vit fort.
L'addicto interrompt le fil de ma pensée, m'extirpe de ma concentration et m'indique qu'elle va me consulter avec une collègue, que dès que cette dernière sera disponible, elles me recevront, elle s'excuse pour l'attente. Ça fait scrouik dans mon ventre. Un certain calme s'installe à nouveau dans la salle d'attente. Le temps est suspendu, putain la meuf de Lamartine avait tellement raison, le temps ne pourrait il pas s'acharner à filer plus vite sur les êtres qui souffrent?
Pendant un moment mon attention se perd dans la briquette rouge des bâtiments en face, mes pensées s'arrêtent toutes en même temps, les feuilles frisonnantes des haies occupent tout mon esprit. Le temps s'étire un peu plus, j'ai l'impression que cette minute en dure dix. Il paraît que c'est ça une vraie minute.
La Docteure m'appelle. J'aime bien l'expression de son visage, globalement neutre, avec juste un léger sourire. Nous nous dirigeons vers le bureau de sa collègue. Elle aussi est jeune, ou alors c'est peut-être moi qui prend de la bouteille, elle a le regard franc, les cheveux courts et sous son look masculin-feminin, des traits parfaits. Elle est directe et m'expose simplement les avantages de la
buprénorphine par rapport à la
méthadone. Ma consommation d'
alcool l'inquiète un peu. Je sais que le deux ne font pas bon ménage. Je sais que je vais devoir éviter l'
alcool. Ça me fait bizarre, dit comme ça, j'suis mise face à mes consommations impulsives. Mais, si j'suis full opi, je n'y pense pas beaucoup. En plus, j'ai vu, j'ai trop de triglycérides dans le sang. Faut que j'arrête la bière et les chips.
Elle revient sur le
suboxone. C'est beaucoup moins contraignant, plus évident à ajuster, pas de risque d'overdose et des prescriptions possibles sur 28 jours.
Les arguments qu'elle avance sont valables. Je le sais, j'ai préalablement réfléchi à la question. Néanmoins je crains réellement que mon a priori négatif de la
buprénorphine ne mette à mal le traitement. Je sais pertinemment qu'à chaque difficulté rencontrée, j'accuserai la molécule, même en ayant conscience que c'est injuste.
Je ne sais pas expliquer pourquoi j'étais mal à l'époque et j'ai conscience qu'il s'agissait d'un contexte général. Et loin de moi l'idée de cracher dans la soupe. Le
subutex m'a permis de me ranger des bagnoles et je n'en serais sans doute pas là sans cette opportunité. Néanmoins mon corps entier se crispe à l'idée du sub. J'y peux rien.
Elle joue son dernier va-tout, parce-qu'à l'époque j'étais mal encadrée, c'était avec un généraliste, il n'y avait pas de suivi et, suppose-t-elle, il est possible que j'ai été sous dosée. J'adhère globalement à son constat. Mais quand bien même. Je veux qu'elle puisse se mettre à ma place, il me faut un exemple. C'est comme un plat qu'on déteste parce-que maman nous forçait à finir. On a beau savoir exactement pourquoi ce truc nous écoeure, nous n'en sommes moins dégoûté. Le dégoût, ça n'est pas raisonnable.
Ma Docteure en titre sait déjà que je ne veux pas traîner. Je lui expliquerais, le lendemain au téléphone que c'est maintenant que j'ai la motivation, que je ne veux pas me laisser de chance de me défiler. Je réfléchis jusqu'à demain et je rappelle pendant ma pause déjeuner.
Ok. Ok.
Je dois faire pipi dans un pot pour vérifier que je ne consomme bien des
opiacés. On discutera de mon bilan sanguin à la prochaine visite. L'infirmière qui va s'occuper de moi m'est présentée. C'est une dame charmante. On discute un peu. C'est la première à me parler du
paracetamol. Au bout de trois verres d'eau, je commence à vouloir aller aux toilettes. Je fais pipi dans un pot mais j'suis réveillée et je n'en mets pas une goutte sur mes doigts. Elle me montre comment fonctionne leur tube de prélèvement. C'est les patients qui le font eux même ensuite. Je commence à me faire une idée positive du
csapa de Saint Anne. Jusque là ils ont accompagné ce qui était ma décision. Ils me font part de leurs arguments en faveur des choix les moins contraignants et risqués. Je le comprends. Même si je me sens parfois un peu poussée dans certaines directions, je ne me sens pas contrainte pour autant.
Je sors du centre, les murs noircis de la rue Broussais sont un peu lugubres, il fait un peu froid et oui, chérie, on est pas à Human Park. J'ai trouvé un itinéraire plus rapide pour rejoindre le métro et je file, vite, je veux rejoindre le confort brumeux de ma maison. C'est l'agonie qui approche, la fin d'une histoire longue de dix ans. C'est long dix ans. J'ai des mots nouveaux coincés dans ma gorge. Mon coeur bat un peu plus vite, un peu plus fort. J'ai un peu la trouille. Je resterai, assise un moment, à observer le tambour de la machine. Les fesses collées au carrelage, les yeux hypnotisés par la chute perpétuelle des vêtements.
Dans mes méninges ça s'agite, ça questionne, ça pèse, ça contre pèse, ça balance, ça rince et ça essore.
Je cogite
Je suis.