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III. Perspectives critiques : N’y a-t-il pas des caractéristiques de l’imagination humaines qui sont non-reproductible artificiellement ?
Dans nos premières parties, nous avions laissé en suspens certains problèmes (la conscience, la spécificité de l’imagination humaine, la perception humaine par rapport à celle des imaginations artificielles) qu’il s’agit maintenant de reprendre un à un.
Tout d’abord, un premier problème, comme nous l’avons fait remarquer dans le paragraphe précédent, c’est que nous avons identifié les données que reçoivent les machines à des sensations. Pourtant, cela ne va pas de soi. En effet, la question se pose : la perception humaine peut-elle s’identifier à la manière dont les machines reçoivent des informations ? Et plus généralement, les machines perçoivent-elles leur environnement externe de la même manière que les humains ? Pour répondre à cette question, il faudrait d’abord comprendre la spécificité de la perception humaine afin de voir si celle-ci est reproductible artificiellement. Merleau-Ponty, dans son ouvrage les Causerie1, propose justement de montrer toute la spécificité notre perception humaine du fait que notre rapport au monde passe par notre corporéité. En effet, dans ce texte, Merleau-Ponty replace l’humain dans le monde en tant qu’il est un sujet incarné par un corps. Or, comme nous sommes un sujet incorporé dans un corps, nous percevons le monde sensible non pas avec notre esprit souverain extérieur au monde comme un logiciel informatique le ferait, mais avec notre corps. Pour cela, Merleau-Ponty fait la distinction entre corps-propre qu’est le corps phénoménologique c’est-à-dire le corps en tant qu’il est vécu et le corps objectif de la science. Autrement dit, le corps propre est le corps qui me permet de percevoir mais que je ne perçois pas alors que le corps objectif est le corps que je perçois mais qui ne me permet pas de percevoir. Par exemple, je peux étudier mon corps en observant chacune de ses spécificités de manière réflexive et lui conférer des qualités que j’ai objectivés : je fais telle taille, tel poids, etc. En revanche, le corps propre, c’est la chair en tant qu’elle est vécue lorsque je perçois les phénomènes du monde. Par exemple, je peux sentir le vent qui se heurte à ma chair alors que mon corps objectif, lui, ne sens rien, il n’est que le produit a posteriori de ma réflexion sur mon vécu. Le problème est donc que la machine, elle, reçoit les informations du monde extérieur par l’intermédiaire de son programme et, de ce fait, elle ne peut que analyser les informations et non les vivre, car ces données ont déjà été objectivées par ce programme. La machine, quand bien même elle disposerait d’un corps robotique, reçoit des informations objectives au sens où elles ont été objectivées par un langage informatique selon des règles formelles qui donne lieu à des données et non des phénomènes vécus. Or, comment créer artificiellement par des lois formelles et objectives ce qui se veut être une expérience phénoménologique subjective ? Nous arrivons là un non-sens qui voudrait que le phénomène ne soit pas quelque chose de vécu, mais déjà un produit de notre réflexion a posteriori sur ce vécu. Nous pouvons dire à la machine qu’elle mesure 30 cm de hauteur, mais elle saura pas ce que c’est de vivre cette hauteur, car nous lui avons formulé de manière objective avec une unité de mesure que sont les centimètres par exemple. De ce fait, lorsque l’imagination artificielle traite des informations, ce n’est pas de la même manière que l’homme, car il lui manque cette corporéité propre à l’homme : L’homme vit puis revient a posteriori dessus, la machine, elle, analyse et synthétise en objet des données déjà objectivées par nous-même et donc qui n’ont pu être vécue au préalable. Mais si cette différence entre perception humaine et réception de l’information digitale est si problématique dans le projet d’une imagination artificielle c’est parce qu’une machine lorsqu’elle reçoit des données ne dispose pas d’une expérience phénoménologique de celles-ci. De ce fait, le sujet incorporé dans un corps et l’imagination artificielle reçoivent des données fondamentalement différentes. En effet, le sujet en tant qu’il est incorporé dans un corps qui fait son ancrage dans le monde, n’a pas un rapport d’extériorité avec les objets comme nous pourrions le croire avec la conception kantienne de l’imagination. Car si la conception de la connaissance sujet-objet au sens où le sujet objectiverait le divers sensible en un objet à l’aide d’un concept en passant par un schème de l’imagination est peut être applicable aux machines avec les données digitales et le codage, cela n’est pas le cas pour nous. Merleau-Ponty montre bien cela au paragraphe 2 et 7 du texte auquel nous faisions référence :
[§2] « L’unité de la chose demeure mystérieuse tant qu’on considère ses différentes qualités (sa couleur, sa saveur, par exemple) comme autant de données qui appartiennent aux mondes rigoureusement distincts de la vue, de l’odorat, du toucher, etc. Mais justement la psychologie moderne, suivant en cela les indications de Goethe, a fait observer que chacune de ces qualités, loin d’être rigoureusement isolée, possède une signification affective qui la met en correspondance avec celles des autres sens. »
[§7] « C’est donc une tendance assez générale de reconnaître entre l’homme et les choses non plus ce rapport de distance et de domination qui existe entre l’esprit souverain et le morceau de cire dans la célèbre analyse de Descartes, mais un rapport moins clair, une proximité vertigineuse qui nous empêche de nous saisir comme pur esprit à part des choses ou de définir les choses comme purs objets et sans aucun attribut humain. »
Ici, Merleau-Ponty constate que nous n’arrivons pas à concevoir l’unité de la chose tant que nous la considérons comme un assemblage de données disparates amenées par les sens d’où la critique de la conception kantienne que nous pouvons formuler. En effet, cette synthèse kantienne opérée par la faculté transcendantale que serait l’imagination reste bien mystérieuse puisque nous n’expérimentons pas phénoménologiquement cette unification. En effet, dans notre expérience, nous vivons pas cet assemblage de qualité qui fait un objet, nous apercevons d’emblée les choses comme des unités. Cela tient bien sûr au fait que Kant place cette opération dans l’a priori donc comme condition de l’expérience. Pourtant, comme le pointe Merleau-Ponty, dans notre vécu, nous ne considérons pas la chose comme une synthèse de qualités, mais nous la considérons comme d’emblée une unité et, de cette unité, émanent les qualités à laquelle elles se rapportent : le schéma qui relie la chose et les qualités est renversé par rapport à la logique kantienne. D’abord nous percevons une unité, puis nous pouvons décomposer cette unité. Par exemple, nous pouvons l’expérimenter dans le cas du canard-lapin2 : nous voyons en premier soit un canard soit un lapin et non les deux en même temps, car nous donnons d’abord une signification aux choses pour leur donner une unité et, de cette unité, émergent les qualités qui la compose. Nous pourrions donc comprendre les qualités comme mises « en correspondance » par leurs significations affectives et sensibles du fait de cette unité sémantique de la chose qui est le premier moment de notre perception. Il ne faut donc plus comprendre les qualités comme distinctes mais comme liées entre elles à travers le prisme de l’homme qui leur confère une charge émotionnelle et une signification. Autrement dit, les qualités se renvoient les unes les autres dans l’homme qui les dote d’une inflexion affective et sémantique. Ainsi, l’homme agit comme un prisme qui procure aux qualités une signification affective et sémantique qui permet de les mettre en lien sans que cette unité existe a priori comme nous le décrivait Kant3. Quant à elle, la machine, ne reçoit que des données et, elle ne constitue aucun sens à partir de cela mais en fait juste un assemblage pour objectiver ces données en un objet. Dans le cas du canard-lapin, par exemple, elle ne voit à proprement parler ni canard, ni lapin mais que des données brutes qu’elle analysera par la suite. En effet, la machine est incapable de mettre en correspondance les différentes qualités par leurs significations affectives, par un renvoi des sens et de sens, car non seulement, elle ne dispose pas d’expérience phénoménale du monde mais d’un logiciel de traduction des données mais aussi, elle ne dispose pas d’un rapport affectif et sémantique aux choses du fait que son rapport aux données est un rapport d’objectivation par des fonctions logiques. Nous pourrions expérimenter cela par une analogie : c’est comme si nous demandions à une machine de convertir tout l’audio du film Shrek 1 (bruitage, paroles, musique, etc.) en un langage unique et formel que serait la traduction de la fréquence de cet audio en notes de musiques. Dans ce cas, nous aurions qu’une juxtaposition de notes sans aucune mélodie et qui nous apparaîtrait sans signification, car tout comme la machine, nous serions incapables de donner une signification à cet enchaînement de notes en mettant les qualités différentes que sont le bruitage, la parole, la musique en correspondance puisque tout a été traduit dans un langage objectif qui donne lieu à des données homogènes.4 Bien sûr, c’est ici qu’une analogie, car nous ne pourrions pas vivre ce que vit la machine, puisque justement elle ne vit pas au sens où elle ne fait pas d’expérience des phénomènes tels que nous l’avons décrit auparavant pour l’homme (de plus, nous y attachons bien un sens par cette analogie en tant que cet enchaînement de note serait la preuve du non-sens qu’aurait la machine dans sa réception de l’information, c’est d’ailleurs là la limite de notre exemple mais qui prouve aussi notre capacité à toujours projeter du sens sur les choses). Bref, lorsqu’on traduit des données en un langage formel pour les rendre homogènes, cela empêche à la machine de faire ce renvoi des sens et de sens que l’homme opère dans son rapport au monde. Cela pose donc problème avec tout type d’imagination artificielle car lorsque celle-ci reproduit un objet comme dans le cas de l’imagination reproductrice artificielle, elle ne l’imagine pas vraiment au sens où cette reproduction de l’objet est vécu avec une unité de sens mais, elle ne fait que donner un objet qui était au préalable dans sa
base de donnée. Ce qu’elle reproduit par l’imagination c’est un objet sans sa dimension phénoménologique et sémantique. Bref, la machine reproduit des objets, le sujet incarné dans un corps, lui, vit phénoménologiquement et sémantiquement ce qu’il imagine. Et si ce problème apparaît dès l’imagination reproductrice, c’est qu’il apparaît pour tous les types d’imaginations car, comme nous l’avons dit, l’imagination reproductrice est la condition sine qua non sur laquelle se fondent tous les autres types d’imagination. En ce sens, nous pourrions dire que les imaginations artificielles n’imaginent pas si l’on considère le processus d’imagination comme un vécu de la conscience et non juste comme une fonction.
Mais alors nous pourrions nous demander : Que manque-t-il à l’imagination artificielle pour vivre son imagination et donner à ses productions une unité de sens ? En fait, ce qui manque à l’imagination artificielle c’est justement ce qui nous caractérise dans notre expérience au monde : une expérience phénoménologique qui fait que lorsque nous percevons les choses, c’est avec une certaine intentionnalité. Autrement dit, notre conscience est toujours conscience de quelque chose. Par intentionnalité, nous entendons donc ce caractère propre à la conscience de toujours se projeter vers quelque chose qui lui est extérieur, transcendant. Mais nous allons plus loin, car avec cette intentionnalité, la conscience vient toujours avec une certaine intention que sont les modes intentionnels donc avec une certaine signification que l’on donne aux choses vers lesquelles nous nous projetons comme vu précédemment avec l’exemple du canard-lapin. Autrement dit, l’intention est un acte de la conscience donnant une signification aux données de la perception, de l’imagination, de la mémoire. Prenons un exemple pour être plus clair : Si je vois un gâteau posé sur une table. Alors lorsque je le perçois, ce gâteau n’est pas à l’intérieur de ma conscience mais bien là où il est c’est-à-dire dans le monde extérieur à ma conscience donc sur la table. Ma conscience est toujours conscience de quelque chose au sens où rien ne s’y loge à l’intérieur. La conscience se caractérise donc par sa transcendance au sens où elle est toujours projetée au-dehors de soi, car elle n’a pas d’en-soi. Autrement dit, la conscience est un pour-soi là où le gâteau est un objet extérieur à ma conscience donc un en-soi en langage sartrien. À partir de cela, je peux percevoir ce gâteau selon différent modes intentionnels, selon différentes intentions : avec appétit en tant que je désire le manger, je peux le percevoir avec dégoût, je peux le percevoir comme un amas de nourriture organique que je dois analyser en laboratoire afin de savoir s’il n’est pas empoisonné, je peux le percevoir comme une œuvre d’art, etc. Bref, notre rapport aux choses s’offre dans un infini de possibles du fait de cette intentionnalité qui, selon sa modalité va donner un sens différent à la chose que l’on vise. L’imagination artificielle, quant à elle, n’aura rien de tout cela, car ce gâteau, ce n’est qu’une ligne de code déjà inscrite dans sa
base de donnée et non vers lequel elle se projette, du fait qu’elle soit un en-soi et non un pour-soi. En effet, comment reproduire artificiellement la conscience alors que celle-ci n’est pas un objet mais un pour-soi qui se caractérise par sa transcendance ? Créer artificiellement un pour-soi équivaudrait à la transformer en objet et, de ce fait, cela ne serait plus un pour-soi mais bien un en-soi. En effet, si la conscience est considérée comme un objet c’est qu’elle perd ce qui faisait ce qui lui était propre : son intentionnalité du fait de sa transcendance. Ainsi, elle ne peut pas être créée artificiellement, car cette création serait forcément un en-soi et non un pour-soi. Quant à l’intention, nous verrons son impossible reproduction artificielle avec la question de la spontanéité un peu plus tard dans notre étude, pour l’instant nous ne faisons que le présupposer. Bref, l’imagination artificielle dès sa version la plus élémentaire qu’est l’imagination artificielle reproductrice et, plus généralement, dans chacune de ses versions, lorsqu’elle reproduit une chose dont elle dispose dans sa
base de donnée, elle le fait sans aucune intentionnalité. De ce fait, les machines correspondent bien plus à ce que pensait la « philosophie digestive »5 de la conscience en tant qu’elle était pensée comme remplie de contenus mentaux. En revanche, la thèse cognitiviste sur l’esprit humain présentée au début se retrouve infirmée par ce concept d’intention de la conscience, car la syntaxe et la sémantique, dans la conscience, sont en vérité intimement liée (cf. exemple du canard-lapin ou du gâteau) Mais surtout, la boîte noire que serait la conscience n’est pas non plus une boîte que nous pourrions ouvrir pour voir ce qu’il y a dedans, car justement il n’y a rien dedans du fait du caractère intentionnel de la conscience qui n’est pas en-soi mais pour-soi c’est-à-dire toujours projeté vers l’extérieur et, de ce fait, in-objectivable. En somme, les machines contiennent bien des informations dans leur
base de donnée, en revanche ce n’est pas le cas de la conscience qui est toujours dirigée vers l’extérieur. Bref, l’intentionnalité ne se retrouve dans aucune des imaginations artificielles vu auparavant, que ce soit la reproductrice, la combinatoire ou même celle que, pour l’instant, nous supposons comme créatrice, car elles sont des en-soi et non des pour-soi.
Pourtant, nous avions bien vu qu’il y avait des œuvres d’art attribuées à des intelligences artificielles comme Le Portrait de Edmond Bellamy, nous pourrions donc nous dire que les imaginations artificielles disposeraient tout de même d’une intention. Et bien justement, pour cette œuvre, si l’on peut bien dire que c’est l’intelligence artificielle qui l’a produite, ce n’est pas elle qui l’a créée. En effet, le collectif « Obvious » qui a crée la formule mathématique de cette intelligence artificielle l’exprime très bien : « Même si l’algorithme crée [à prendre au sens de produire] l’image, c’est nous qui avons l’intention » […] « On s’en sert comme d’un outil, très puissant, […] . Mais les gens qui ont décidé de faire ce sujet, c’est nous. Ceux qui ont décidé d’imprimer sur de la toile, de la signer d’une formule mathématique, de mettre un cadre en or, c’est nous. »6. Ainsi, nous pouvons distinguer produire et créer : Créer, c’est donner une forme à la matière avec une intention. Produire, c’est juste donner une forme à la matière sans besoin d’une intention. De ce fait, l’imagination artificielle créatrice nous apparaît comme impossible car n’étant qu’une imagination artificielle productrice donc similaire à l’imagination artificielle combinatoire à la différence que nous lui rajoutons nous même une intention qu’elle semble être incapable d’avoir soi-même. En fait, là où pour l’humain c’est lui qui donne un sens aux choses par son intention sans qu’il y ait de signification a priori. Pour la machine, si elle est bien incapable d’intention comme nous le présupposons pour l’instant, il y aura toujours, du point de vue de la machine, une signification a priori à ses productions que nous avons nous-même déterminé. Ainsi, nous pouvons répondre à une question que nous avions mise en suspens jusqu’à présent : Quelle est cette spécificité de la créativité humaine que les machines peinent à reproduire ? C’est l’intention – et l’intentionnalité qui lui est intrinsèque – de la conscience humaine en tant qu’elle donne du sens à nos actions et nos perceptions en se projetant vers quelque chose qui lui est extérieur. Les machines ne donneraient aucun sens à leurs actions, elles les produiraient mais parce qu’un humain au préalable lui a donné une intention. De ce fait, il y aurait donc une impossible indépendance de l’imagination artificielle vis-à-vis de l’humanité du fait de sa dépendance à l’intention humaine initiale.
En effet, le fait que nous donnions du sens avec notre intention aux fonctions qu’opèrent les machines, implique une dépendance de l’imagination artificielle vis-à-vis de notre capacité d’intention. Mais plus encore, l’intention d’avoir voulu que l’imagination artificielle soit quelque chose de similaire à notre propre imagination les rend de même dépendante vis-à-vis de notre propre imagination. En effet, si le modèle humain est placé comme l’idéal à atteindre alors, l’imagination artificielle et ses productions ne seront toujours que de simples copies de notre propre imagination et ses créations. Par exemple, si l’on reprend l’exemple des GANs avec Le Portrait de Edmond Bellamy, ce que doit générer le réseau neuronal artificiel est un tableau qui puisse être le fruit d’une création humaine sinon, le réseau neuronal discriminant ne l’acceptera pas. Ainsi, l’idéal à atteindre est toujours une création humaine. Ainsi, au mieux, l’imagination artificielle produira quelque chose de similaire aux créations humaines mais jamais quelque chose qui lui est propre.7 Cela s’explique par deux choses. Premièrement, l’imagination artificielle, dans ce cas, est dépendante des données que lui a fourni l’humain dans sa
base de donnée et, celle-ci sont des productions humaines afin que l’imagination artificielle atteigne l’idéal humain. Ainsi, l’imagination artificielle sera toujours déterminée par des influences culturelles humaines. Et quand bien même, nous essayerions de mettre dans la
base de données d’une imagination artificielle des productions d’autres imaginations artificielles ou même des productions naturelles dites non-humaine pour éviter que ces imaginations artificielles ne soient influencée par l’humain, il n’empêche que l’humain en intégrant ces données dans l’imagination artificielle, l’aura tout de même influencée. En effet, tout chose mise dans une imagination artificielle sera passée par le prisme humain, du fait que c’est l’humain lui-même qui a codé le langage informatique qui est la condition même d’existence de toutes les imaginations artificielles vues jusqu’à présent. L’humain est toujours un agent qui influence l’imagination artificielle, car c’est lui qui l’a causé en la créant. Par causer, nous entendons donc être le mouvement initial qui a donné lieu à la création. Ainsi, concevoir une création qui serait propre à l’imagination artificielle nous apparaît impossible, car avant même que l’imagination artificielle ne puisse exister, nous nous sommes nous-même imaginer une intelligence artificielle par notre propre imagination créatrice qui lui donne un sens qui est proprement humain et non un sens propre aux imaginations artificielles. Finalement, ce qui nous apparaît aussi comme la caractéristique la plus fondamentale qui manque à l’imagination artificielle, en plus d’une capacité d’intentionnalité, c’est la spontanéité en tant celle-ci est le mouvement premier qui ne doit sa cause qu’à lui-même. Sans spontanéité, l’imagination artificielle ne sera rien d’autre que notre création et, de ce fait, elle restera dépendante de notre imagination créatrice. Or, comment créer artificiellement une spontanéité ? C’est une contradiction en ses propres termes : si la spontanéité est le mouvement premier qui ne doit sa cause qu’à lui-même, alors en créant un tel mouvement artificiellement, ce mouvement perdra sa spontanéité, car au lieu de ne devoir sa cause qu’à soi-même, ce mouvement devra sa cause à son créateur qu’est l’humain. En ce sens, les imaginations artificielles ne peuvent être spontanées car, elles sont créées par l’humain.
Or, cette spontanéité est aussi le propre de notre capacité d’intention ce qui fait de notre imagination, une imagination toujours créatrice et non juste reproductrice ou combinatoire. En effet, si l’imagination est comprise en tant que conscience qui vise avec une intention un objet qui n’est pas présent devant nos yeux alors, c’est que l’imagination crée cet objet du fait même de notre capacité d’intention qui lui donne sa spontanéité. Nous avions posé auparavant, une distinction entre perception et imagination en tant que l’imagination serait une sorte de perception affaiblie, mais il s’agit maintenant de la revoir, car une telle distinction s’inscrit dans une tradition philosophique dépréciative de l’imagination qui rate sa spécificité. Dans le cas de la perception je rencontre l’objet que je vais poser comme existant comme étant là ici et maintenant. En revanche, dans le cas de l’imagination, je vise la chose comme n’étant pas là, comme un néant d’être. C’est ce que Sartre, dans L’imaginaire, appelle l’opération de néantisation de la conscience et c’est cette opération qui fait la spontanéité créatrice de l’imagination. En effet, si l’imagination est la capacité de pouvoir poser un objet alors que celui-ci ne m’apparaît pas présentement, cela veut dire que je me pose comme créateur de cet objet. Nous avions montré auparavant, à travers le concept d’intentionnalité, que ma conscience est toujours « conscience de » quelque chose au sens où elle ne contient non pas des contenus mentaux – comme c’est le cas pour la machine, qui elle, contient en elle des informations dans sa
base de donnée – mais qu’elle se projette vers quelque chose qui lui est extérieur. Or, dans le cas de l’imagination, cela suppose que, puisque l’objet n’est pas posé matériellement devant moi, je le crée moi-même dans mon acte de me projeter vers un néant qui se change en objet crée. Cela ne veut pas dire que la conscience a, en elle, cet objet. Au contraire, elle se projette vers un néant et, de ce fait, par son acte d’imagination intentionnel, elle crée une image, une chose, un concept quasiment ex-nihilo en dehors d’elle. Quasiment ex-nihilo, car la conscience a tout de même besoin d’un support de départ de cet acte d’imagination que Sarte appelle « analogon » qui peut être matériel comme une image, un objet mais aussi immatériel comme un sentiment. Mais encore une fois, cet analogon est extérieur à ma conscience, je le vise par ma conscience, et à partir de lui, je crée quelque chose de nouveau. Cependant, cet « analogon » n’est non pas la cause de ce que j’ai crée mais simplement le support pour que je puisse créer. Par exemple, si je m’imagine quelqu’un qui m’a offert une tasse, je vais viser cette tasse que m’a offert cette personne et à partir de là, je vais créer par mon acte d’imagination intentionnel une image de cette personne qui n’est pas cette personne, ni la tasse qu’elle m’a offert, mais quelque chose de nouveau qu’a crée ma conscience imagineante8. Or, j’ai beau utiliser cette tasse tous les jours, je ne m’imagine pas cette personne qui me l’a offerte à chaque fois que je vise cette tasse par ma conscience. Parfois, je vise cette tasse simplement en tant qu’elle m’apparaît sale et qu’il faut la laver sans pour autant penser à la personne qui me l’a offerte. La tasse n’est donc pas la cause de l’image que je crée mais, c’est bien ma conscience imagineante qui est la cause de cette création. Nous pourrions toujours dire que c’est la tasse avec ma conscience imagineante qui cause cette création mais cela ne fonctionne pas non plus, car cette image n’existe qu’en tant qu’elle est le produit de la signification que je lui ai donnée avec ma conscience imagineante. Et dans ce processus, la tasse n’a en rien influencé le sens que je donne à cette création. Car de cette même tasse, je pourrai aussi bien m’imaginer cette personne avec un chapeau, en train de faire la cuisine, en train de se battre et toutes ces créations seront des créations différentes alors que la tasse, elle, reste la même. Ce qui a changé, c’est l’intention de ma conscience imagineante. Bref, ce qui cause les créations de mon imagination, c’est bien mon intention et la tasse n’est que le support de ma conscience imagineante et non la cause. Encore une fois, nous pouvons montrer que les imaginations artificielles en sont incapables, car si nous leur donnons comme information cette tasse qui pourrait être le support de leur imagination, elle ne l’associerait pas forcément à la personne qui nous l’a offerte sauf si nous la déterminons à le faire. Mais, encore une fois, la machine ne serait pas la cause initiale, car cela serait encore nous par notre intention qui déterminerait l’image au moyen de l’imagination artificielle. Ainsi, nous pouvons reprendre une question que nous avions mise en suspens : les GANs sont-ils une simulation probante de la conscience humaine ? Non, car il lui manque cette capacité d’intention permettant de donner une signification aux choses vers lesquelles notre conscience se projette. Or, étant donné que l’intention se caractérise par sa spontanéité du fait que, seule elle, donne une signification aux choses qu’elle crée par l’imagination et que la spontanéité n’est pas reproductible artificiellement, car, comme nous l’avons vu, c’est une contradiction en ses propres termes. De ce fait, les imaginations artificielles ne possèdent pas d’intention. En effet, une conscience est toujours une conscience de quelque chose avec une intention comme nous l’avons montré avec l’exemple du canard-lapin, du gâteau, du Portrait de Bellamy ou même maintenant avec la tasse. Or, nos créations étant définies par nos intentions. De ce fait, les machines ne disposant pas d’intention, elles ne créent rien. En ce sens, l’imagination se caractérise par cette spontanéité créatrice qui, nous l’avons vu, ne peut être attribuée aux machines, mais qui nous caractérise dans notre rapport au monde. Tout ce que peuvent produire les machines, vient, au départ, d’une spontanéité créatrice humaine du fait de sa capacité d’intention. Alors, seuls les hommes possèdent une imagination qui se caractérise par cette spontanéité créatrice, et les machines ne sont que des outils de nos intentions. Bref, s’il est possible de penser une imagination artificielle, il nous devient impossible de penser une imagination artificielle intelligente au sens où elle imaginerait et créerait comme un humain, car il lui manque la spontanéité de l’intention dont dispose la conscience humaine.
En somme, pour résumer nos propos et répondre à notre question initiale « Une imagination artificielle est-elle possible ? » : nous pourrions dire que si l’imagination artificielle est comprise en tant que imagination productrice, nous pouvons admettre que l’imagination artificielle est bien possible et qu’elle existe déjà à travers les différents exemples énumérés précédemment. Cependant, ce qui lui manque et qui fait son éternelle dépendance à notre propre imagination c’est son manque d’intentionnalité, et de ce fait, son incapacité à avoir une intention qui donnerait à l’imagination artificielle son caractère spontané. Or, la spontanéité de l’imagination est impossible à reproduire artificiellement, car toute spontanéité artificielle serait crée et donc plus spontanée. En effet, tout ce que l’on considère aujourd’hui comme imagination artificielle créatrice est en fait dû à une intention humaine initiale que nous projetons à l’artificiel. Mais aussi, par cela, nous avons pu voir que notre propre imagination, quant à elle, est toujours créatrice, car justement notre conscience se caractérise par son intentionnalité et son intention qui l’accompagne ce qui, de ce fait, lui donne un caractère spontané en donnant un sens toujours nouveau aux choses que nous percevons et que nous imaginons. Ainsi, si tout ce que nous imaginons est une création, les imaginations artificielles, elles, ne font que produire ce que nous avons initialement crée par notre intention.
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IV. L’imagination artificielle comme outil de notre propre imagination qui évoluer notre cognition : artificialisation de la cognition.
Nous avons eu jusqu’à présent l’ambition de faire de l’imagination artificielle quelque chose qui pourrait s’élever à ce qu’est notre imagination humaine. Cependant, force est de constater qu’à cette imagination artificielle, il lui manque une intention qui fait toute la spontanéité de notre imagination et, plus généralement de notre conscience. Ainsi, notre enquête paraît se clore sur une réponse décevante par rapport à notre ambition initiale. Pourtant, il n’y a que déception si nous gardons notre présupposé initial selon lequel l’imagination artificielle devrait imiter l’imagination humaine. N’y aurait-il pas un autre but à atteindre avec ce que nous avons appelé, peut-être à tort, « imagination artificielle » ? En effet, nous avons vu que l’imagination artificielle ne pouvait être qu’un outil de notre propre imagination créatrice, mais alors puisqu’elle n’est qu’un outil, nous pourrions, de ce fait, la considérer comme faisant partie intégrante de notre propre cognition en tant que ces outils changeraient aussi notre rapport au monde. Alors, nous pourrions voir notre imagination créatrice comme non pas restreinte à nos facultés mentales mais comme se déployant dans un horizon de possibilité que nous offrent les imaginations artificielles. Finalement, cette déception sur notre ambition initiale avec l’imagination artificielle, serait plutôt une opportunité pour repenser notre propre cognition en tant que, par le développement technologique, nous opérons à une évolution de celle-ci, ce que nous pourrions appeler – et ce sans jugement dépréciatif – une « artificialisation de notre cognition » qui nous offre un nouveau champ de possibles à exploiter. Bien sûr, cette dernière partie sera plus programmatique, elle se présente plus comme une grande ouverture sur les implications de notre réponse à la question initiale, car nous proposons là un nouveau champ d’étude pour repenser notre cognition qui ne pourrait se résumer en quelques pages. Nous nous contenterons du moins de montrer que le développement technologique implique une évolution de notre propre cognition obviant ainsi à une conception essentialiste de celle-ci.
Une première chose que nous pouvons montrer, pour confirmer notre nouvelle ambition, c’est de montrer comment notre cognition n’est pas fixe comme l’a voulu une certaine tradition philosophie fixiste et essentialiste de l’esprit. Bien sûr une telle théorie n’est pas nouvelle, Darwin, ou des auteurs comme Konrad Lorenz, dans son ouvrage L’envers du miroir. Une histoire naturelle de la connaissance, mettaient déjà en exergue cette capacité évolutive de notre cognition. Mais, ici, nous nous attarderons, plutôt que sur une évolution organique de la cognition, une évolution cognitive du fait du progrès technologique que sont ce que nous avons appelé « imagination artificielle ». Walter Benjamin, dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, pense justement cette évolution de nos facultés cognitives par le progrès technologique à travers l’exemple du cinéma. Cela tombe d’ailleurs bien, car le film, comme la photographie, est justement le produit d’une imagination artificielle reproductrice qu’est la caméra vidéo ou l’appareil photo en tant que ceux-ci sont capables reproduire des images que nous avions préalablement mis dans sa
base de donnée par l’acte de photographier ou filmer. Mais, c’est aussi le résultat d’une imagination artificielle qui, elle, est productrice9 comme les logiciels de montages qui nous permettent de manipuler l’image pour la transformer. Par exemple, si je prends une vidéo : je reproduis les images qui constituent cette vidéo puis cette vidéo, je la combine avec un effet de ralenti et, de cela, l’imagination artificielle va produire une nouvelle vidéo qui est la vidéo initiale mise au ralenti. Bref, au chapitre XIII, Benjamin écrit :
« Si le film, en relevant par ses gros plans dans l’inventaire du monde extérieur des détails généralement cachés d’accessoires familiers, en explorant des milieux banals sous la direction géniale de l’objectif, étend d’une part notre compréhension aux mille déterminations dont dépend notre existence, il parvient d’autre part à nous ouvrir un champ d’action immense et insoupçonné.
[…] Sous la prise de vues à gros plan s’étend l’espace, sous le temps de pose se développe le mouvement. De même que dans l’agrandissement il s’agit bien moins de rendre simplement précis ce qui sans cela garderait un aspect vague que de mettre en évidence des formations structurelles entièrement nouvelles de la matière, il s’agit moins de rendre par le temps de pose des motifs de mouvement que de déceler plutôt dans ces mouvements connus, au moyen du ralenti, des mouvements inconnus qui, loin de représenter des ralentissements de mouvements rapides, font l’effet de mouvements singulièrement glissants, aériens, surnaturels.
Il devient ainsi tangible que la nature qui parle à la caméra, est autre que celle qui parle aux yeux. Autre surtout en ce sens qu’à un espace consciemment exploré par l’homme se substitue un espace qu’il a inconsciemment pénétré.[…] C’est ici qu’intervient la caméra avec tous ses moyens auxiliaires, ses chutes et ses ascensions, ses interruptions et ses isolements, ses extensions et ses accélérations, ses agrandissements et ses rapetissements. C’est elle qui nous initie à l’inconscient optique comme la psychanalyse à l’inconscient pulsionnel.
[…] Les déformations de la caméra sont autant de procédés grâce auxquels la perception collective s’approprie les modes de perception du psychopathe et du rêveur. »
Nous voyons que l’auteur, dans ce texte, pointe la manière dont l’appareillage technologique qu’est la caméra et le logiciel de montage qui nous permet de prendre et de manipuler les images pour en produire de nouvelles, nous ouvre un nouveau champ de possible dans notre perception. Selon lui, le cinéma ce n’est pas seulement la possibilité de filmer le monde différemment mais d’être en contact avec un autre monde. Quand nous faisons des zooms nous voyons des choses que nous ne voyons pas à l’œil nu, quand nous faisons des ralentis, nous voyons différemment, nous percevons les choses de manière différente. Le cinéma nous ouvre à ce qu’il appelle l’inconscient visuel et, de ce fait, il change notre expérience. Le cinéma a donc un pouvoir de révolutionner notre rapport au monde. Zoomer, ce n’est pas seulement voir mieux, voir plus près mais c’est agir sur notre perception. En effet, le cinéma ne montre pas seulement une autre expérience, mais il agit directement sur lui, il change le temps avec le ralenti, il change l’espace en utilisant le zoom. Ce que l’on comprend de cela, c’est que les outils technologiques peuvent être pensé comme des outils de notre propre cognition, et de ce fait, des outils qui changent notre cognition même. Ainsi, notre cognition n’est pas juste à comprendre comme l’ensemble des processus mentaux qui a une fonction de connaissance pour nous mais bien plus comme l’ensemble de nos processus mentaux assistés par des outils dans le monde matériel extérieur que nous manipulons ce qui change notre rapport au monde. En effet, lorsque je fais des calculs sur une calculatrice, je ne pense pas juste à l’aide de mes facultés mentales mais mes facultés mentales sont aussi dépendantes de la calculatrice elle-même du fait qu’elle devient un outil de ma pensée lorsque je la manipule. Ma pensée va se déployer en dehors de mon corps sur le monde extérieur, car pour faire mon calcul, je ne vais plus juste calculer dans mon esprit, mais je vais viser par une intention le fait qu’il faut que j’appuie sur tel chiffre puis sur tel autre de la calculatrice afin que le calcul soit effectué. De ce fait, la calculatrice devient un outil qui se fond dans ma pensée en tant qu’ils sont tous les deux intriqués dans un même processus de cognition et, de cela, se déploie une nouvelle expérience au monde qui change notre rapport à celui-ci. Ce qui m’apparaissait comme un calcul mental auparavant, m’apparaît maintenant sous un nouveau jour avec les progrès technologiques et, de cela, s’offre à moi une expérience nouvelle au monde où de nouvelles formes de créations peuvent apparaître. Nous avons pointé là que notre perception changeait avec les outils technologiques mais, en vérité, cela est bien plus vaste : une nouvelle expérience du monde nous étant ouverte, nous avons de nouveaux matériaux possibles à prendre en compte dans nos créations. Nous avons pris là l’exemple de la calculatrice ou du cinéma pour se restreindre à seulement quelques exemples simples, mais cela s’applique à pleins d’autres possibilités en témoigne les créations qui émergent sans cesse de notre association avec la technologie comme la musique électronique, les jeux-vidéo, les œuvres d’art interactives (par exemple, A-Volve de Laurent Mignonneau et Christa Sommerer), etc. Ainsi, l’imagination artificielle, au même titre que ma conscience, vont être combinés dans la dynamique de ma pensée qui est en action dans cet entre-deux. C’est pourquoi nous pouvons dire que notre cognition s’artificialise au sens où nous interagissons sur ce monde avec des outils technologiques qui font ainsi partie notre cognition dans une relation de réciprocité : nous transformons le monde en le manipulant avec des outils comme il nous transforme en nous ouvrant une nouvelle expérience du monde par cet acte de manipulation. Bref, l’artificialisation de notre cognition c’est le fait que la technologie – que sont ici les imaginations artificielles – nous offre une nouvelle expérience du monde et, de ce fait, fait évoluer notre cognition même comme nous venons de le voir avec le cas du cinéma ou encore plus simplement avec la calculatrice. En somme, nous remarquons que, au contraire d’un certain adage commun qui veut que la technologie nous déconnecterait du monde en nous enfermant dans un univers virtuel, c’est tout le contraire auquel elle opère en nous ouvrant à une infinité de possibilités dans notre rapport au monde. Mais aussi, nous sortons par là d’une conception essentialiste de notre cognition, car celle-ci évolue du fait qu’elle n’est pas restreinte à notre psyché mais est en cohabitation avec le monde extérieur : Notre esprit, notre corps, le monde extérieur, la technologie sont imbriqués les uns entre les autres dans mes actes de cognition. Et cela change notre rapport au monde en nous offrant un champ infini de possibles encore et toujours renouvelable et à réactualiser par le progrès technologique. En effet, libéré d’une tradition naturaliste, essentialiste, notre cognition peut évoluer s’artificialiser vis-à-vis de ce qui nous a été donné comme la nature : l’artificialisation de notre cognition devient notre nouvelle nature et, par là, il n’y a plus ni nature ni artifice.
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Enfin, il nous reste un dernier point sur lequel s’attarder. En effet, nous avions dit avec Sartre que notre imagination était toujours créatrice car notre intention définit nos créations. Alors comme nous l’avons vu cette intention, n’est pas reproductible artificiellement, pour autant doit-on la qualifier de naturelle ? En effet, si elle n’appartient pas à l’artificiel en tant que aucune machine ne serait capable d’intention et d’intentionnalité du fait qu’il lui manque la spontanéité, nous pourrions nous dire que le caractère intentionnel de la conscience est ce naturel immuable. En vérité, l’intention et l’intentionnalité ne tiennent ni de l’artificiel ni du naturel : l’intentionnalité et l’intention tiennent de l’existentiel en tant qu’ils sont le propre de notre rapport au monde, un rapport où nous sommes un être-dans-le-monde mais aussi où nous manipulons ce monde en lui donnant un sens. C’est d’ailleurs ce rapport existentiel au monde qui nous permet de concevoir l’artificialisation de notre cognition au sein même de ce monde. En effet c’est ce rapport existentiel qui donne du sens à nos nouvelles créations opérés à l’aide des nouvelles technologies mais c’est aussi ce rapport existentiel au monde qui donne un sens à nos nouvelles expériences du monde. Nous l’avons vu : que serait Le Portrait de Bellamy sans notre conscience intentionnelle ? Rien d’autre qu’un objet parmi les autres. Que serait cette horde d’individus qui se déhanche sur de la musique électronique sans elle ? Rien d’autre que des corps bougeant sur des fréquences. Notre imagination créatrice nous a permis de créer l’artifice, et c’est notre intention qui a donné du sens à tout cela. Mais c’est finalement, l’artifice qui nous a ouvert de nouveaux rapports au monde que l’intention n’a de cesse de redéfinir. Bref, l’intention nous permet d’exploiter ce nouveau champ des possibles que nous offre la technologie. Mais, comment devons-nous l’exploiter ? Une telle question doit se poser, car il n’y a aucun doute que si ces progrès technologiques peuvent s’utiliser à des fins émancipatrices, elles peuvent aussi s’instrumentaliser à des fins politiques de domination comme l’illustre le thème de la surveillance des masses. Les progrès technologiques doivent donc aussi poser des questions éthiques et politiques au vu de leur capacité à faire évoluer notre propre cognition, car un gouvernement politique pourrait très bien aussi s’approprier ces outils technologiques à son profit en vue d’accroître sa domination sur les masses. De telles questions reste en suspens, car nous ne pourrions développer les enjeux politiques qu’implique ce que nous avons appelé « l’imagination artificielle » et « l’artificialisation de la cognition » en quelques pages, mais il est sûr que si celles-ci sont capables de changer notre rapport au monde, il est nécessaire de se pencher aussi sur les risques que cela implique.
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Pour finir, notre rapport à l’imagination artificielle, nous l’avons vu tout au long de cette étude, implique de nous positionner entre l’artifice et la nature. Or, en artificialisant notre propre cognition, nous sommes positionnés dans une intrication entre le naturel et l’artifice car comme nous sommes à la fois créateurs de la nature en lui donnant un sens et en la manipulant, nous sommes aussi déterminés par celle-ci en tant que nous sommes ancrés en elle. Il en est de même pour l’artifice : nous avons crée l’imagination artificielle, mais, en même temps, nous sommes déterminés par elle en tant qu’elle modifie notre propre cognition et, de ce fait, nos potentialités créatrice. De là s’ouvre un nouveau champ de possibles, car penser l’imagination artificielle – ou l’intelligence artificielle –, c’est aussi se penser nous-même comme nous avons pu le faire tout au long de cette étude.