La semaine où Tim Leary est mort, je me baladais sur les routes d'Europe accompagné d'une copine, équipé d'un gros sac militaire tout sauf pratique, contenant quelques fringues, un duvet, et ce gros bouquin paru aux Editions du Lézard, "Chaos et cyberculture" ou les dernières divagations du pape de l'acide.
En treillis baggy et sweat-shirt imprimé de logos futuristes. Le crâne rasé à l'exception d'un triangle de cheveux roses. Cyberpunk. Raver. Nous arrêtions les camions aux aires d'autoroutes pour négocier un ride, nous fraudions le train en nous planquant sous les banquettes des compartiments, nous dormions dans les gares quand les vigiles ne nous en expulsaient pas. Nous sniffions du
poppers avecs les clodos, en rush permanent d'acidcore. Et nous cherchions la teuf.
Il y en avait toujours une, c'était comme une perpétuelle foire nomade, il suffisait d'avoir le bon réseau, le pote keupon qui connaît l'infoline, la meuf qui a vu Jef Tal dans une free vers Nîmes la semaine dernière et qui a récupéré des flys. Il suffisait d'entendre le tam-tam Spiral. De reconnaître leur vibe.
Cette errance-ci nous avait conduits jusqu'en Italie. Une nuit à la belle étoile à Bologne, près d'une place où les gamins des rues jouaient au foot. Bologne et ses murs ocres, et puis, après quelques sauts de puces en stop, Sasso Marconi, les collines, la rivière, les paysages verdoyants, superbes, comme une promesse de vacances.
À peine arrivés sur le site, on nous apprend que les Spi on décidé de ne plus jouer, pour une raison que j'ai oubliée, probablement une embrouille avec les fêtards locaux, qui étaient encore loin de notre délire utopique mad-max espéranto électronique...Je revois un traveller expliquer fermement à un dealer italien gominé en décapotable que non, ici c'est pas l'Italie, ici c'est Teknival, et on achètera pas ta
coke 1000 balles...Choc des cultures.
Dans les collines, des sound-systems anglais jouent ambient jungle. en contrebas un petit son accolé à une caravane/bistrot balance de l'acid-house bien old-school. Quelque mètres plus loin c'est hard-techno, et encore juste après, une installation sur la plateforme d'un camion met en scène un genre de bar punk-rock, avec flipper, juke box et performers en total look 1977.
Rapidement on retrouve des potes. Souris, une keuponne de poche avec un vrai mental de warrior et un coeur énorme, me vend justement un coeur, un petit coeur noir artisanal, quelques dizaines de microgrammes d'acide lysergique histoire de tester un peu les vibrations locales...Après une brève hésitation je le gobe tout entier, et puis je décide de me rendre à la rivière, me baquer un peu, faire un brin de toilette, décrasser mes pieds dégueulasses de la longue route...
Il fait un temps magnifique, les couleurs éclatent, ici un cerisier aux branches lourdes de gouttes rouges et sucrées, là un arbre au fleurs écarlates...Je me rafraîchis les orteils en observant l'eau prendre progressivement une consistance huileuse. Le temps s'étiiiiiire et un frisson lumineux parcours mon échine. Je me sens un peu confus, je ricane...et reviens sur le site du tekos en zigzagant. Les fleurs sont maintenant d'un rouge vivant, électrique. Tout commence à prendre un grain épais, dense...Souris ne s'est pas foutue de ma gueule, je me dis même que j'aurais dû suivre ma première impulsion et couper le
buvard en deux. Mais c'est trop tard. Moment anxieux, posé près d'un son qui balance une tribe pneumatique et pulsatile : je sens naître de la musique une sorte d'onde, comme un courant très puissant, qui me traverse et m'embarque. Lâcher prise. Ne pas résister....Pourtant quelque chose lutte en moi, et je commence à me sentir divisé : tandis qu'une part de moi entre en fusion, une autre analyse, raisonne, s'accroche et essaye de comprendre. C'est assez pénible. Douloureux.
Je retrouve mon amie, avec qui je suis arrivé. Elle aussi a avalé un coeur noir, et savoure visiblement les ondulations d'une montée plus sereine que la mienne. Ensemble nous entreprenons l'ascension de la colline qui surplombe le teknival. ascension qui prend rapidement une signification symbolique, spirituelle, nous gravissons les pentes d'une montagne magique qui nous semble être comme une vie en résumé, et chaque rencontre est signifiante. Les gens que nous croisons nous paraissent d'une beauté et d'une sérénité si profonde ! Nous échangeons quelques mots, des sourires, comme des encouragements. Il est évident que tout le monde est synchrone dans l'abolition des barrières ordinaires de l'ego...nous nous voyons à cet instant dans une lumière douce et pure, comme au commencement du monde. Je distingue l'aura des ravers perchés...Je me sens mieux.
Autour de nous la nature éclate de splendeur et de vie, l'herbe a pris une texture de velours, nous admirons une profusion de joncs issus tout droit de la préhistoire, je m'attends presque à voir surgir un brachiosaure broutant paisiblement la cime des arbres. Arrivés au sommet de la colline, nous contemplons la mosaïque de bocages, de champs, de forêts qui s'étend devant nous, le paysage est absolument magnifique, et il vibre, pulse et ondule paisiblement sous une légère brise. les champs s'étirent et se contractent lentement, les arbres dansent, les quelques nuages semblent tracer sur le ciel bleu de mystérieuses fractales chargées de signification. Les oiseaux exécutent d'incroyables chorégraphies géométriques. La beauté me
coupe le souffle. Nous restons sans voix. Le trip semble à son pic. nous sommes submergés par la vie, par l'énergie palpitante de cet ici et maintenant.
Poursuivant notre quête initiatique, nous entreprenons d'explorer le petit bois tout proche. Hélas, là, je replonge dans mes pensées négatives. Culpabilité. Auto-dépréciation. Je m'en veux de ne pas être capable de plus de spontanéité. Je me sens inapte au bonheur. Je me reproche de gâcher le voyage. De manquer de simplicité....Je rumine, je radote.
Soudain mon amie me regarde et dit : "mais pourquoi ne te contentes-tu pas d'être ?"
C'est comme un sésame. L'angoisse s'évapore en une fraction de seconde. Se contenter d'être. C'est l'évidence même. J'ai soudainement l'impression d'être de nouveau un petit garçon de neuf ou dix ans, simple, heureux, curieux et vif. Je retrouve des sensations, des perceptions oubliées depuis mon enfance. Tout est simple et pur. Tout est immédiat, sans voile. Je me contente d'être. Je suis tellement, tellement content d'être. Je serre mon amie dans mes bras.
Pendant que nous étions dans le bois le soleil s'est couché, et dans la pénombre grise du crépuscule nous observons le teknival, les premiers feux qui s'allument, les lights qui scintillent. Nous redescendons vers les sound-systems, et sommes happés par la jungle liquide jouée par un petit son anglais. Je n'ai jamais entendu de musique plus belle, le rythme est comme un chant de célébration tribale, lancinant et futuriste, et les nappes ambient semblent provenir directement du paradis, jouées par des anges, légères comme des souffles. Encore une fois la beauté nous sidère, nous terrasse. Près d'un feu, nous acceptons une lampée de punch au
LSD, un traveller nous fait lécher le cellophane dans lequel il avait emballé ses plaquettes de trips.
Soudain, des gerbes d'étincelles dorées semblent jaillir du sol et s'élever lentement vers le ciel en traçant dans la nuit des orbes géométriques où je crois deviner tout l'ordre du cosmos, la vie, le temps, l'éternité résumée...Nous croyons d'abord à une hallucination, mais non : ce sont des lucioles, qui s'élancent pour un vol nocturne. Je les vois clignoter en rythme avec le son. Mon ego est clairement en train de fusionner avec tout ce qui nous entoure, et cependant je me sens très lucide, à la fois euphorique, exalté, et serein. Je sens toute l'histoire de l'univers se rejouer dans mon corps, dans ma conscience, dans mon cerveau. Toutes les harmoniques et les vibrations du cosmos, se disent jusque dans les plus petits détails, dans les plantes, les insectes, dans les braises du feu : tout est dans tout. Je comprends le mystère du monde. J'ai la sensation d'être une créature très ancienne, je sens le drame de l'humanité inscrit dans la mémoire de mes cellules, je suis le premier homme peinant à allumer un feu dont dépend sa survie et celle de son clan, je suis témoin des cycles d'une histoire se répétant sans cesse en tout ce qui vit, je suis la conscience, l'univers prenant conscience de lui même. Tout est absolument UN. C'est le point culminant du trip, l'expérience psychédélique au sens le plus fort. Je n'étais jamais allé aussi loin. J'avais connu des trips plus violents, plus chaotiques, plus hallucinés, mais la vertigineuse profondeur de celui-ci me laisse bouche-bée. Je n'ai aucune idée de la manière dont je vais pouvoir revenir à la vie normale après cette expérience, cette révélation, mais je suis confiant. Je n'ai pas peur.
La peur vient plus tard, bien concrète cette-fois, lorsque, l'intensité du voyage s'apaisant, laissant un moment mon amie je redescends en gambadant vers les camion de la Spiral Tribe...Et me retrouve nez à nez avec une meute de cinq ou six pitbulls qui, effrayés de voir un envahisseur perché débouler sans prévenir sur leur territoire, s'élancent vers moi en grognant, menaçants. Je ressens une peur primale, une terreur d'australopithèque : être dévoré par des bêtes sauvages. La part de moi qui continue à analyser et à raisonner m'informe que je suis réellement en danger de mort. Il n'y a personne alentour, susceptible de m'aider. Les chiens viennent lentement vers moi, en grondant. Je recule, aussi lentement. J'essaye de les chasser en criant, ils s'éloignent d'un mètre en aboyant...Et me reprennent en chasse, lents, implacables. Je suis en plein rush d'adrénaline, les cheveux hérissés sur la nuque. Derrière moi, à une vingtaine de mètres, le sound-system acid-house...Je continue de reculer, le son est à quinze mètre, il est à dix mètre, ne surtout pas courir, pas encore, ne surtout pas lâcher les pits des yeux...cinq mètres...je me carapate d'un seul coup et d'un bond je suis devant le son, avec les autres ravers, en sécurité...Halluciné je raconte mon histoire au vieux traveller qui tient le bar...Il me paye un
alcool fort et me regarde comme quelqu'un qui l'a échappé belle.
Cette péripétie m'a bien fait revenir sur le plancher des vaches, même si je conserve cette forme de super-conscience cosmique acquise au sommet de la montagne magique. Je la conserverai plusieurs jours. Mais la profondeur est moindre, je reprends pieds dans une réalité plus consensuelle, et j'en profite pour apprécier les différents sons, pour rencontrer d'autres teufeurs : nous partageons nos expériences de la nuit écoulée et je m'aperçois que nombre d'entre eux ont vécu une expérience, des sensations similaires aux miennes. Un esprit hautement psychédélique, un chant du cosmos baignait ce teknival. Ce jour là je me suis engagé sur un chemin spirituel, que je continue de parcourir, 22 ans plus tard.
C'était la semaine de la mort de Timothy Leary.