Je me permets de poster un simple lien vers un article un peu exigeant mais passionnant de Frédéric Bisson, paru sur Rhuthmos, plateforme internationale et transdisciplinaire de recherche sur les rythmes dans les sciences, les philosophies et les arts.
Article complet ici :
Le swing cosmiqueEXTRAIT :
"L’ambiguïté sémantique de l’anglais « drug » ne doit pas prêter au jeu de mot ; elle suggère plutôt qu’il faut penser ensemble médicament et « drogue », comme deux facettes d’un même cristal de biopouvoir. Dans les sociétés disciplinaires modernes, l’exclusion hygiéniste de la drogue est le contrepoint d’une appropriation tactique et monopolistique de son usage légitime par la médecine sociale. En devenant médicament, la drogue s’est trouvée capturée par le pouvoir bio-politique, comme instrument de contrôle et de régulation de la population. L’usage des drogues s’est alors redistribué autour de cette norme pharmaco-politique. Il est superficiel de s’arrêter à la répression légale des drogues, car la loi ne s’oppose à l’illégalité qu’en apparence ; en réalité, elle est, comme l’a montré Foucault, un découpage et une gestion différentielle des illégalismes. La norme organise une économie stratégique des usages déviants et des addictions, dessine des limites de tolérance aux différentes manières de tourner la loi : certaines sont invisibles, non reconnues, ou tolérées comme compensation des classes dominées (addictions médicamenteuses et consommations régulières de fin de semaine), d’autres sont permises comme privilège de la classe dominante (addictions du monde des affaires, etc.), d’autres enfin sont stigmatisées comme formes pathologiques dangereuses (toxicomanies), jugées comme épidémiques et contaminantes pour tout le corps social, combattues au nom de la jeunesse et de la santé publique. Ainsi se trouve socialement fabriquée une déviance visible, ainsi apparaissent de nouveaux personnages aux identités marquées, « sujets à risque », toxicos, junkies. Du point de vue du biopouvoir, le toxico est le consommateur parfait, parfaitement transparent, absolument dévoué à sa consommation, ne vivant que pour elle. Loin d’être le symbole d’une quelconque révolte contre la société, le toxico apparaît au contraire comme une pièce tactique de sa stratégie : en se différenciant des autres usages, la toxicomanie pèse sur eux, leur fait de l’ombre pour tout un commerce parallèle qu’on maintient dans une relative liberté, et rend par ailleurs d’autant plus acceptable la norme hygiéniste et l’usage pharmaceutique légitime. Le déni scientiste de la valeur spirituelle de l’expérience
psychotrope ne se fait donc pas au nom des valeurs scientifiques désintéressées d’objectivité ou de vérifiabilité, il est lié à tout un dispositif de pouvoir dans lequel la science est prise, comme caution « morale » de l’industrie pharmaceutique et comme vecteur de régulation sociale.
Contre cette objectivation et cette médicalisation, l’idée d’un retour au rituel archaïque est purement réactive, et la fascination nostalgique pour le culte du
peyotl apparaît là encore comme un symptôme du pouvoir : on entretient le mythe de la drogue dans une zone de rêverie esthétique réservée aux classes bourgeoises, qui la goûtent comme un supplément d’âme. Les différentes formes de marginalisme, de la plus misérable à la plus élitiste, sont elles-mêmes codées par le pouvoir pour fonctionner comme soupapes de sécurité. Tactiquement séparée de la science, la mythologie de la drogue est séparée de toute efficacité perceptive par laquelle elle pourrait mordre sur l’ordre social, ouvrir la société au monde, aux turbulences de l’Infini. Le pouvoir casse toute possibilité de s’agencer collectivement avec la drogue et, à travers les discours médicaux bienveillants qui les prennent en charge, maintient les drogués dans leur solitude."