L'autre jour, je suis chez mon pote qui est aussi mon dealer, ou plutôt chez mon dealer qui est devenu un pote. On s'assoit sur le canapé, son visage est concentré et m'écoute, acquiesce, tandis que je lui parle alors qu'il est également en train de peser, de baser, de fumer, de baser, de fumer. Lorsqu'il a pris une bonne fume et qu'il est content, il se lève, la pipe à la main, et là il commence à sourire et à vraiment échanger, il a l'esprit vif, la joute verbale est l'un de nos challenges très réguliers (on se voit parfois un peu trop souvent à mon goût...). Il a pas le bac et il parle 7 langues. Il a des cicatrices résultant des actes de torture que les dealers s'infligent parfois entre eux, j'en connais quatre ou cinq qui portent ce genre de cicatrices, des mutilations au couteau sur le visage et les mains. Hier, il m'a montré qu'il n'avait plus d'ongle sur le majeur, avec un grand sourire, j'ai eu un instant d'effroi, je le fréquente régulièrement et je n'avais jamais remarqué cela ( où voulu le remarquer, en plus de la très longue cicatrice qui traverse sa joue en diagonale. Le temps passant, il accepte peu à peu d'en parler point c'est lui qui a abordé ce sujet le premier, je n'avance quasiment jamais les questions liées aux cicatrices, qui sont à mon sens très personnelles. Hier, je lui ai demandé pour la première fois où est-ce que cela s'était passé, dans l'une des barres en attente de rénovation, vidée de ses habitants en raison de travaux importants à venir ou même d'une démolition... Il arrive fréquemment que des dealers s'emparent d'une cage d'escalier dans un immeuble de logements désaffecté et en fassent temporairement une sorte d'empire, des milliers de mètres carrés, tes entrées et tes sorties contrôlées, placées sous la surveillance de guetteurs. Il m'explique tranquillement que non, ses cicatrices, ses coupures, il se les ait fait infligées en plein centre-ville, à 100 m de la plus grande place publique, dans un appartement de centre urbain.
Après je lui parle un peu de moi, je raconte quelques anecdotes, parfois je râle, parfois je m'énerve, et je finis par conclure :
- Ma psychiatre me conseille de changer d'entourage.
Il réfléchit quelques secondes et me répond, droit dans les yeux :
- Ton entourage te conseille de changer de psychiatre.
Bon sang, qu'est-ce qu'on en a rigolé de cette vanne... tout en se remettant avec application à baser fumer trouver la cuillère le briquet ptain où est l'ammoniac, le vla, tu veux du bica, fais-en deux sur celle-là, non je ne te prêterai pas ma pipe en verre, tu vas encore la cramer et boucher le charbon avec ta manière de fumer, vas-y sérieux, bon bah tant pis passe la bouteille de Coca, et ton Bic ou ton feutre,
cigarette, briquet, trou pour la paille, aluminium, élastique, cendres. Ouf. Et puis de temps en temps on se prend une bonne latte qui requinque le cerveau, on rigole et nos yeux s'équarquillent, et puis c'est reparti, passe tes cendres s'il te plaît, celle-là elle est pour toi, touche pas ma bouteille t'as ta pipe en verre pourrie et bouchée, m’en fous je vais la gratter, et fumer la gratte, mais tu vas la fumer dans quoi, bon sang, il voudra jamais te la prêter sa pipe...
On rigole bien, au moins pendant ce temps là tout s'écoule vite, de manière fluide, déconnectée, dans cet appartement où les horaires et les lois du jour et de la nuit n'ont guère droit de cité, pas trop le temps de cogiter, on n'est pas trop mal là.
Mon entourage a raison.
Il faut vraiment que je change de psychiatre.