Pré-requis : Pour bien comprendre les différents types de visualisation présentés ici, je vous recommande de lire mon 1er billet de blog 1. La tête dans un site actif : Le LSD couplé à son récepteur 5HT2.
Aujourd’hui, nous allons parler des types d’interactions possibles entre un ligand et sa protéine. L’idée est de vous montrer chaque type de liaison (exercice un peu rébarbatif, mais prérequis nécessaire pour la suite du blog) avec des exemples que j’espère vous trouverez intéressant, pour rendre le tout plus digeste.
Les protéines que je prendrai comme exemple seront principalement des récepteurs, mais toutes les interactions ligand-protéine partagent les mêmes types de liaisons. Le terme ligand quant à lui comprend toute entité chimique qui se lie à un récepteur pour l’activer ou le bloquer. Les ligands peuvent être de différentes classes : les petites molécules qui comprennent les neurotransmetteurs tels que la dopamine, mais aussi la plupart des drogues ; les peptides, qui sont des courtes séquences d’acides aminés (comme les bien connues endorphines) ; ou même des molécules de la classe des lipides tels que le THC.
De manière générale, une liaison est une interaction plus ou moins stable entre 2 atomes. Ici, j’utiliserai le terme interaction et liaison de façon interchangeable. Pour qu’il y ait liaison, il faut qu’une certaine force s’exerce entre les 2 atomes. La nature de la force d’attraction peut être différente suivant le type d’interaction. On parle aussi d’énergie de la liaison : plus l’énergie de la liaison est élevée, plus la force d’attraction est importante entre les 2 atomes, plus la liaison est stable. De même, plus la force d’attraction est importante, plus la liaison est courte.
On peut diviser les différents types de liaison en 2 grandes familles :
- Les liaisons de forte énergie, dites liaisons covalentes.
- Les liaisons de faible énergie.
Ce premier billet traitera des liaisons covalentes.
A. Les liaisons covalentes : Ligands « irréversibles »
Les liaisons covalentes sont des liaisons très stables, de haute énergie. Elles sont la base qui permet aux atomes de s’agencer en molécules. Ce type de liaison se produit lorsque 2 atomes partagent 2 électrons. Chaque atome possède une certaine électronégativité, c’est-à-dire une certaine capacité à attirer des électrons. Pour qu’une liaison covalente se crée, il ne faut pas que la différence d’électronégativité soit trop importante : Il ne faut pas qu’un atome attire trop l’électron de l’autre atome, sinon, ce n’est plus une liaison covalente.
Dans certains cas, un ligand possède la capacité de se lier de façon covalente à sa cible. Étant donné que ce type de liaison est très stable, on parle alors de ligand « irréversible », la durée de vie de la protéine étant inférieure à la durabilité de la liaison.
A.1. Les inhibiteurs des monoamides oxidases
Un exemple que vous connaissez surement, c’est le cas des inhibiteurs des monoamines oxydases (MAO). C’est une classe de composé pharmaceutique ayant une action antidépressive. Les MAO sont des enzymes impliquées entre autres dans le métabolisme de la sérotonine, de la dopamine, de la noradrénaline et entre autres de certains hallucinogènes (dont le DMT). Inhiber ces enzymes, c’est augmenter le taux de ces neurotransmetteurs. La plupart des inhibiteurs des MAO (IMAO) pharmaceutiques sont dits « irréversibles » car cette classe de composés va former une liaison covalente avec les MAO, liaison qui restera stable quoi qu’il arrive jusqu'à la fin de vie de l'enzyme (ce qui prend quelques semaines). Si vous mangez de la tyramine en ayant bloqué l’intégralité de vos MAO avec un de ces médicaments, la tyramine ne pourra pas être métabolisée étant donné que le site actif est bloqué totalement, et vous risquez une crise hypertensive suivant la quantité ingérée.
Dans l'image ci-dessous, vous pouvez voir la MAO-A (vert) liée de façon covalente à son cofacteur, le FAD en gris (avec une partie en orange qui est la couleur des atomes de phosphore du phosphate) en complexe avec son inhibiteur irréversible la clorgyline en majenta, elle-même liée de façon covalente au FAD. Un cofacteur, c’est une molécule chimique qui va interagir avec une enzyme pour l’aider dans ses réactions chimiques.
Cette structure expérimentale a été téléchargée de la Protein Data Bank (PDB), un site qui rassemble toutes les structures expérimentales connues, partagée et disponible pour tous à cette adresse ici : https://www.rcsb.org/structure/2BXS. Sur l’image B, j’ai mis la structure de la protéine en transparent pour qu’on puisse mieux percevoir la position du FAD et de la clorgyline à l’intérieur de la protéine.
Curieusement, la nature a créé aussi d’autres types d’IMAO. C’est le cas de l’harmine et de l’harmaline, des composés retrouvés dans le caapi et les graines de syrian rue. Ces 2 composés sont des IMAO dits « réversibles » étant donné qu’ils ne forment pas de liaison covalente avec l’enzyme. La liaison est donc temporaire, réversible : elle peut être brisée si l’on met les enzymes en présence d’un autre ligand à une concentration suffisante. L’ingestion d’une grande quantité de tyramine va pouvoir déloger l’inhibiteur, ce qui rend les IMAO réversibles bien moins dangereux.
L’image ci-dessus est un zoom au niveau de la cavité de la MAO-A. Dans la première image, la clorgyline est liée de façon irréversible par liaison covalente au FAD (et donc à l’enzyme puisque le FAD est aussi lié par liaison covalente à l’enzyme (non affiché). La seconde image est un zoom sur une seconde structure expérimentale de la même enzyme MAO-A, toujours liée à son cofacteur le FAD, mais ce coup-ci en complexe (donc en association) avec l’harmine. Vous pouvez noter que l’harmine n’as pas la liaison covalente avec le FAD. Elle peut ainsi être délogée du site actif si une molécule avec une meilleure affinité (ou une plus grande concentration) arrive à proximité de l’enzyme.
A.2. La rhodopsine
Un autre exemple intéressant est celui de la rhodopsine, un récepteur qui nous permet de percevoir la lumière (les photons). Ce récepteur est situé sur la membrane de vos neurones au niveau de la rétine. Ce récepteur fait lui aussi partie de la famille des récepteurs couplés aux protéines G (GPCRs). C'est d'ailleurs la première structure expérimentale de GPCR qui a été résolue en 2000. Ce récepteur présente naturellement un ligand, le rétinal (une petite molécule), lié de façon covalente au site actif du récepteur. Le rétinal est naturellement lié de façon covalente à un acide-aminé du récepteur présent dans le site actif de celui-ci. Il se produit une réaction entre le groupement aldéhyde (R-CHO) du rétinal et le groupement amine (R-NH3+) de la lysine du récepteur.
Edit : C'est bien rhodopsin (ou rhodopsine en français) et pas rhodospin(e) !
Lorsqu'un photon tape sur ce ligand à l'intérieur de la rhodopsine, le rétinal passe d'une conformation CIS à une conformation TRANS, ce qui provoque un réarrangement du site actif et in fine, l'activation du récepteur.
Sur l’image du dessous, vous pouvez voir à gauche la structure de la rhodopsine en vert. Dans l’image du milieu, on distingue le rétinal en gris et sa liaison covalente avec le 296ième acide-aminé du récepteur, qui est une lysine (en magenta).
Ci-dessous un zoom sur le retinal en gif :
Voilà, c'est tout pour aujourd'hui ! J'ai commencé par les exceptions avec les ligands irréversibles, mais dans la partie 2 je détaillerai toutes les interactions de faibles énergies. N'hésitez pas à me poser des questions si vous en avez, et toute remarque est la bienvenue. Merci pour votre lecture.
Si vous ne les avez pas déjà lus, mes autres billets sont ici :
1. La tête dans un site actif : Le LSD couplé à son récepteur 5HT2
2. Prédire la cardiotoxicité d'un RC ? RdR par l'IA
Catégorie : Expérimental - 01 avril 2022 à 07:08
#Harmine #IMAO #interactions #Liaisons chimiques #Rhodopsin
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g-rusalem a écrit
L’ingestion d’une grande quantité de tyramine va pouvoir déloger l’inhibiteur
Ma question est donc : doit-on comprendre qu'une grande quantité de tyramine va diminuer voir anéantir les différents effets des harmalas ?
Sinon, j'apprécie fortement ta démarche, c'est bien cool ce que tu fais !
Peace
Bonjour Timide Jovial !
Pour faire court : En théorie oui, totalement bloquer la partie IMAO de l'action des harmalas (qui n'est pas la seule action de ces composés). En pratique, plus complexe avec un facteur temps et l'importance des doses utilisées pour chaque produit.
En fait je me plaçais dans le cas ou on est sous une moyenne/faible dose d'IMAO (harmine) et qu'on ingère une grande quantité de tyramine. Si la concentration est élevée en tyramine, l'harmine peut être chassée du site de liaison de la MAO-A, ce qui n'est pas le cas des inhibiteurs formant une liaison covalente.
L'autre cas où on aurait ingéré une grosse quantité de tyramine, et qu'on essaye de triper aux harmalas juste après reviens théoriquement à la même chose. Effectivement ça pourrait bloquer l'effet IMAO dans un premier temps (mais pas les autres effets), puisque l'harmine ne pourrait pas accéder au site actif de l'enzyme. Puis au fur et à mesure de la dégradation de la tyramine, l'harmine pourrait prendre la place et faire son action inhibitrice.
Cela dit, dans cette équation, il nous manque la vitesse à laquelle la MAO dégrade la tyramine. Si la MAO-A peut métaboliser une quantité énorme de tyramine en quelques minutes, alors à l'échelle de l'action de l'harmine (plusieurs heures), ça ne changera pas grand-chose au trip.
J'imagine aussi qu'une dose très importante d'harmine pourrait tellement empêcher la tyramine d'être métabolisée qu'on puisse faire une crise hypertensive mortelle comme avec un IMAO irréversible.
Et pour finir, même si l'harmine est un IMAO réversible, limiter sa consommation de tyramine lorsqu'on veut consommer des harmalas m'apparaît être une bonne idée. Certains rapportant des effets secondaires style maux-de-tête ou autre en mangeant des aliments contenant de la tyramine. Curieusement, d'autres n'ont pas du tout ce souci. J'en profite pour dire que ces différences de réactions sont peut-être dues à des variations dans la structure (ou dans l'expression) de la MAO-A suivant les personnes. En effet, il existe des mutations dans la séquence de la protéine (on appelle ça des polymorphismes, un acide aminé remplacé par un autre) qui peuvent rendre plus ou moins efficace l'enzyme dans ses tâches et qui pourraient potentiellement expliquer ces différences.
En espérant avoir répondu à ta question :)
Pour modérer un peu la présentation extrêmement positive des harmalas qui est faite sur ce site, on peut lire cet article (sur le rat) qui met à jour un impact négatif des extraits de syrian rue sur la production de testostérone (à dose moyenne et forte) et de LH (à forte dose uniquement). Chaque composé chimique a potentiellement des myriades d'actions (au niveau des récepteurs, au niveau hormonal etc...) et il est toujours question du ratio bénéfice/risque.
g-rusalem a écrit
Pour modérer un peu la présentation extrêmement positive des harmalas qui est faite sur ce site, on peut lire cet article (sur le rat) qui met à jour un impact négatif des extraits de syrian rue sur la production de testostérone (à dose moyenne et forte) et de LH (à forte dose uniquement). Chaque composé chimique a potentiellement des myriades d'actions (au niveau des récepteurs, au niveau hormonal etc...) et il est toujours question du ratio bénéfice/risque.
En effet, j'étais tombé sur cette donnée lors de mes explorations sur le sujet. Ce qui ne manqua pas de me questionner sur ce point : comment une diminution de la production de testostérone et de LD peut-elle induire un effet aphrodisiaque ? Ça ne devrait pas être l'inverse ? (diminution de la libido). C'est une vraie question, mais ne sois pas trop pointu dans la réponse, je ne suis pas neurochimiste, ce qui implique aussi que je peux faire des contresens :) Concernant l'étude sur les rats, le résumé mentionne l'utilisation d'extraits d'harmine et harmaline uniquement, la Syrian Rue contient de nombreux autres alcaloïdes en plus. J'ai comme l'intuition qu'on ne peut pas complètement transposer les résultats d'une étude sur les rats impliquant uniquement deux extraits d'alcaloïdes à la consommation humaine des graines et leur spectre complet d'alcaloïdes. Shulgin disait ressentir une grosse différence entre les extractions et la consommation des graines. Merci pour cette discussion dans tous les cas, ça tombe pile poil avec ma découverte et expérimentation de la Syrian Rue :) Sujet compliqué (pour moi) mais passionnant !
Peace
En effet, j'étais tombé sur cette donnée lors de mes explorations sur le sujet. Ce qui ne manqua pas de me questionner sur ce point : comment une diminution de la production de testostérone et de LD peut-elle induire un effet aphrodisiaque ? Ça ne devrait pas être l'inverse ? (diminution de la libido). C'est une vraie question, mais ne sois pas trop pointu dans la réponse, je ne suis pas neurochimiste, ce qui implique aussi que je peux faire des contresens smile Concernant l'étude sur les rats, le résumé mentionne l'utilisation d'extraits d'harmine et harmaline uniquement, la Syrian Rue contient de nombreux autres alcaloïdes en plus. J'ai comme l'intuition qu'on ne peut pas complètement transposer les résultats d'une étude sur les rats impliquant uniquement deux extraits d'alcaloïdes à la consommation humaine des graines et leur spectre complet d'alcaloïdes. Shulgin disait ressentir une grosse différence entre les extractions et la consommation des graines. Merci pour cette discussion dans tous les cas, ça tombe pile poil avec ma découverte et expérimentation de la Syrian Rue smile Sujet compliqué (pour moi) mais passionnant !
Alors je vais te mettre alaise, j'ai vraiment très peu de connaissances sur ce qui sous-tend une forte ou une faible libido. Par exemple, certaines personnes ont des taux de testostérone bas et pourtant n'ont aucun soucis de libido. L'inverse peut se produire, si d'autres hormones, ou si le côté psychologique peine, ou que sais-je encore. Globalement, je suis plus axé structure/fonction des protéines que neurosciences.
J'imagine aussi que l'impact hormonal des harmalas est aussi dose-dépendant. Quelle dose ? Traitement chronique ? Ou une faible dose fois 2/3 fois par an pour épicer ton spice ? Tu fais bien de remarquer que l'étude porte sur les rats. Est-ce que ça se passerait à la même intensité chez l'homme ? Aucune idée :)
En tout cas cool que ça t'a intéressé, ça me fait plaisir ! Je suis en train de préparer la suite avec les interactions non covalentes en reprenant l'exemple de la structure du LSD lié au 5HT2B, mais ça prend pas mal de temps de préparation. Après ces bases un peu rudes à avaler, j'ai pas mal d'autres idées !
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