C’est l’histoire d’une fille perdue parmi les autres. Identique en apparence, atypique dans sa conscience. Certains portent les stigmates de différences saillantes, comme une couleur de peau jugée minoritaire ou un handicap physique. Et puis d’autres demeurent invisibles. La fille appartient à la seconde catégorie. Cela n’en creuse pas moins un gouffre entre elle et ses semblables, donnant à la fille la sensation d’être à côté du monde – elle n’en est pas actrice, elle l’observe. Les questions fusent sous son crâne. Elle a beau tenter autant qu’elle le peut, elle ne parvient pas à comprendre ses pairs humains avec la justesse requise pour se mêler durablement à eux.
La fille ne sait que faire de cette vie à la fois trop courte et si longue qui lui laisse des marques sur les bras, cadeau empoisonné venu d’elle ne sait où. Le monde dans lequel est née la fille lui dicte le but de la vie. Il lui faut travailler, pour pouvoir augmenter des chiffres sur des écrans. Le chiffre de son employeur, d’abord. Puis, par une relation de cause à effet et dans une mesure nettement moindre, le sien. Plus son chiffre sera élevé, plus on dira de la fille qu’elle aura réussi dans la vie. Tel est donc le but de la vie de la fille, comme pour tant d’autres en ce monde.
Cela ne fait aucun sens.
Alors la fille se rebelle. Mais elle est si faible face à ce monde imposant. D’autant que si le chiffre venait à descendre trop bas sur son écran, la fille perdrait la partie. Tout ce qu'il lui reste est le repli. On dira d’elle, qu’elle est introvertie. La fille ne se sent pas appartenir à ce monde. A court d’idées, sur-adaptée, elle veut s’émanciper des lois.
Alors elle cherche un moyen, d’un bout de carton glissé sous sa langue. Puis elle s’habille, avale un brunch à moitié froid et, par la porte entre-ouverte, s’évade.
L’atmosphère est particulière. Une odeur subtile, mélange improbable d’ozone et de rose flotte dans l’air. Les nuages semblent s’enrouler et se dérouler en accéléré, sans vraiment l’être toutefois. Ils s’épandent en arabesques laiteuses sur un ciel d’un bleu vibrant, illuminé d’un astre chamarré qui resplendit tel un prisme. Le vent se déchaîne. Les montagnes alentour, gigantesques récifs, sont assaillies par une mer aux nuances multiples de bruns et de verts, dont l’écume ondoie au gré des courants. Comme mus d’une volonté propre, les cheveux aux allures d’automne de la fille ondulent en rythme avec le reste, prolongement parfait du monde, suivant le chef d’orchestre.
Rigide, le vent lui fouettant le visage et s’engouffrant dans ses vêtements, la marcheuse progresse le long du chemin qui serpente. Elle tourne le dos à ses semblables, loin de la ville qui s’étend en contre-bas. Ce paysage est sauvage, sauvage comme la fille. Elle contemple cette nouvelle version du monde, curieusement plus réaliste à ses yeux, dépourvue de hiérarchie arbitraire ou de « normalité ». La fille veut s’émanciper des lois. Elle se laisse guider par son sentier. Une flore d’un rose nacré et à la texture vaseuse tangue autour d’elle en slow-motion. Elle doit parfois lutter contre le vent qui la rabroue, mais avance malgré tout. Quelque chose la pousse à grimper au bout du chemin. Les arbres semblent croître à vue d’œil, s’épanouissant comme autant de neurones avides d’échanger les uns avec les autres.
Par moments des formes ciselées fusent en ligne droite dans le ciel, gravant des traits ignés dans leur sillage. La fille se dit qu’il doit être agréable de pouvoir voler ainsi, et se prend à rêver d’être un oiseau. Une vie difficile, mais beaucoup plus humble. Assez courte, aussi. Mais tellement plus
Libre. En un sens. Elle s’attriste de ne pas en être un. Ce n’est pas elle qui fait les lois de ce monde. Mais les lois de cette version du monde n’obéissent pas à celles de la physique ; alors faute de pouvoir voler, elle fait un pas en avant. Elle se sent soudain légère, quoique les pieds toujours bien ancrés au sol. Elle comprend que ce n’est pas elle qui s’émancipe des lois : c’est sa perception des lois qui change. La gravité vient de se figer, retournée. La fille sourit, reprend sa route.
Le monde en haut, la tête en bas.
Un arbre se dresse au sommet de la montagne, rejeté par la marrée. Il est solitaire, comme la fille. Touchée par cet être au tronc torturé, les branches tourmentées par le vent, elle s’arrête. Caresse l’écorce rugueuse. Sa peau s’enchevêtre à celle de l’être, les liant tous deux. Elle peut sentir sa sagesse, construite par le temps à une échelle que la fille ne connaîtra jamais. Cet arbre a enduré le monde plus longtemps que n’importe quel représentant du règne animal, et l’endurera encore. La fille se sent peinée pour lui. A défaut de pouvoir l’aider dans sa voie, elle veut lui tenir compagnie. Alors, elle s’installe sur un rocher en léger surplomb et lui fait face. Elle se met à lui parler comme à un bon ami, tout en croquant dans une pomme irisée au nectar inhabituellement sucré. Elle lui parle de cette drôle de chose qu’est la vie. De ce qu’Elle peut bien faire là, toute seule au milieu de nul part.
La vie aussi est solitaire, philosophe la fille en se sentant moins seule dans sa propre solitude.
Puis en un éclair fulgurant, elle ressent au plus profond de sa chair combien elle n’est qu’un grain de sable parmi les autres grains de sables. Elle est là, minuscule, sur cette Terre immense mais qui n’est qu’un grain de sable à l’échelle du Soleil, lui-même grain de sable à l’échelle nébulaire… Tout ça, à l’Infini. La fille demande à l’arbre quel genre d’esprit tordu a pu créer un tel monde. L’arbre se garde de répondre, laissant planer l’énigme. L’arbre est sagesse. La fille a beaucoup de respect pour cet être, aussi ne lui en veut-elle pas pour son silence.
Elle lui parle du peu qu’elle sait de la physique quantique. Des lois qui n’obéissent à rien de connu, des énergies qui vibrent à des années lumières l’une de l’autre, exactement à l’unisson, sans raison apparente. Des multivers hypothétiques. Elle lui demande ce que peut bien être la conscience, et surtout si l’on peut la qualifier d’une façon ou d’une autre de « réelle ». Elle lui conte des histoires de mort imminente, de la théorie dangereuse selon laquelle le rêve serait ici, et le vrai, là-bas. Pour finalement s’émerveiller de tout ce que la science peine à expliquer.
Les humains sont pareils à des mouflets vaniteux, affirme-t-elle, catégorique.
Ils pensent tout savoir sur tout. Pour eux, il y a ce qui est prouvé et ce qui ne l’est pas. Ce en quoi croit la foule et ce en quoi elle ne croit pas, pour certains. Ils se prennent pour les maîtres du monde, détruisent leur propre mère et pensent la science comme une religion, aveuglément.L’arbre se complet dans son mutisme. Il écoute, assidu. La fille apprécie la calme compagnie de l’arbre.
Une sensation humide court sur sa peau. Intriguée, elle lève les yeux vers ce ciel toujours d’un bleu insolent. Il pleut. Le vent fustige furieusement ses joues et la malmène. Le soleil darde sur elle ses rayons chaleureux. La fille dit à son arbre qu’il devrait voir ça, quant bien même il n’en ai la faculté. Ses branches s’agitent. Il a l’air moins tourmenté qu’avant. Elle le remercie pour son écoute, se lève, puis se tourne face au paysage.
Elle se fige alors, le souffle coupé par la grâce du tableau. Les nuages s’accrochent et se décrochent en accéléré, sans vraiment l’être toutefois. Le soleil leur jette des parures d’or et de bronze. Les gouttes d’eau éparses tourbillonnent au gré du vent, parfaitement synchronisées au reste. La forêt, les cheveux de la fille. Tous suivent le chef d’orchestre. L’azur trop bleu dégorge en une pluie d’étincelles éméraldines, dominant un arc-en-ciel aux couleurs saturées qui s’étire d’une montagne à l’autre.
Ce tableau n’existe pas, décide la fille, saisie.
Il appartient à une autre planète, dans une dimension différente.
A un autre Monde. Elle attrape fébrilement son téléphone et, oubliant que jamais il ne rendrait compte de ce que son propre regard admire, presse frénétiquement l’obturateur.
Puis la féerie la possède toute entière. Sa peau crépite, soudain électrique. Son cœur palpite et elle peut éprouver son sang liquoreux qui lui chatouille les nerfs et caresse son cerveau, l’enveloppant d’une brume lucide. Un état de flottement la submerge. Son premier réflexe est de se raidir, pour reprendre son équilibre. La sensation de perte de contrôle est toujours intimidante au premier abord. Elle la fait se sentir comme un chaton porté par la peau du cou par son maître. Impuissante, offerte. Les nuages se divisent en de nombreuses strates, prenant un relief vertigineux. Ils encadrent les cieux qui s’ouvrent au dessus d’elle, accueillants, dans un clair-obscur onirique. L’âme de la fille semble se dérouler et s’étirer, filtrer par chacun de ses pores en quête de nouveaux horizons, comme ses sens débordés ne savent plus s’il leur faut envoyer des signaux d’alerte ou de plaisir. Alors elle lâche prise. Ses paupières s’affaissent, mi-closes, tandis que ses lèvres s’entrouvrent en l’expression d’une extase incrédule, grandiose et subtile, muette. Et la fille demeure paralysée, son soi fragmenté mais diamétralement Un.
Fusionné à la Splendeur.
Quand elle revient à elle, l’arc-en-ciel a disparu. Elle songe qu’elle a dû rester en transe longtemps. Ou peut-être pas. L’écran de son téléphone à présent éteint lui renvoie une version obscurée de son visage. Elle y perçoit ses pupilles rondes comme des soucoupes, mais étrangement verticales. Elle pense qu’il serait excitant de voir la vie au travers des yeux d’un chat. Prolongement de sa pensée, son corps vibre d’une allégresse féline. La fille voudrait s’en délecter, mais un éclat dans la prunelle de son reflet attire son attention. Son regard se perd dans le fond de celui de son double. Elle se sent attirée, loin, profondément en elle-même.
Il fait noir à présent. Un unique rayon doré filtre depuis l’ouverture par laquelle elle a précédemment plongé, très loin au-dessus. Il éclaire le fond de cette cave tel un projecteur. Deux silhouettes miniaturisées s’y découpent alors en ombres chinoises. L’une d’elle est immense, sûre d’elle, toute puissante et implacable. L’autre est minuscule à côté, fine et légère comme une brindille. En y regardant de plus près, la fille discerne une femme en robe de magistrat. Hautaine et tyrannique, elle poursuit une enfant frêle et apeurée, laquelle tente de fuir.
La scène semble vaguement familière à la fille. Et il ne lui est pas agréable d’en être témoin ! Elle voudrait y mettre fin, coûte que coûte. Elle tente d’écraser la première silhouette de ses doigts, s’attendant à sauver celle de la petite fille, mais l’ombre ne fait que glisser sur sa main. La fille persiste, lui donne des coups, et tente même de frotter frénétiquement dans l’espoir de la décoller de la toile sur laquelle elle évolue. Mais rien n’y fait. La silhouette est une ombre, et la fille est désespérément physique. Elle voudrait aider l’ombre Petite Fille, pourtant. Elle se sent si démunie.
La fillette est acculée à présent. Elle ne peut échapper à l’autre, si grande, si forte, si implacable. La fillette pleure. Alors, enfin consciente qu’elle ne pourra certainement jamais détruire l’horrible personnage, la fille avance la main. De son ongle, elle déchire la toile entre les deux ombres. La première se dresse, victorieuse, prête à frapper la seconde… son coup ne l’atteint jamais. L’enfant est à présent détachée de son bourreau. L’ombre despotique insiste, s’énerve, persiste et signe son crime avorté. A la fin, lassée de ses assauts inutiles elle repart, probablement trouver un nouveau moyen d’atteindre sa cible.
En attendant, la fille se retrouve seule avec l’ombre de la fillette. Elle veut lui montrer combien elle est désolée. Mais les termes lui manquent, et l’embarras la gagne. La fille ne se sent pas à l’aise avec l’innocence des enfants. Alors, à court de mots pour le dire, elle pose juste son doigt à côté de la petite ombre, et attend. Le temps qu’elle se calme et comprenne. Elle reste ainsi, sans bouger, un long moment. Plausiblement. L’ombre se redresse timidement, semble hésiter. Puis elle tend son bras minuscule vers le bout du doigt posé sur la toile. Le frôle, sans vraiment le toucher. Finalement, elle enlace le doigt. Ses petits bras peinent à en faire le tour mais elle se serre contre lui.
Progressivement, une subtilité dans ce que l’enfant dégage évolue. Elle ne semble plus du tout fragile ni apeurée à la fille. En fait, si elle n’avait pas été une ombre, elle aurait juré l’avoir vue sourire. Elle ferme les yeux et profite de ce moment. Il ne dure qu’un instant…
Ou bien, peut-être pas ?
A regret, la fille finit par doucement écarter son doigt de la toile. Elle promet à l’enfant qu’elle reviendra.
Son reflet dans son portable semble la contempler, un sourire sibyllin aux lèvres. Déconcertée, l’originale s’arrache à sa contemplation. Elle se lève et reprend sa marche.
Quelque chose a changé. Les oiseaux chantent plus fort, plus clairement qu’au par avant. Les herbes rosées pétillent de vie malgré l’hiver approchant, et des rochers sont roulés les uns contre les autres, comme paisiblement endormis. Le regard de la fille s’ouvre sur une magie nouvelle. Une magie qu’elle avait déjà connue autrefois, mais enterrée voilà longtemps – une ou deux décennies peut-être. Le paysage alentour semble n’attendre plus qu’elle pour être exploré. Un certain optimisme l'étreint :
Et si la vie était elle-même magique ?Après tout, elle n’a pas d’autre explication. Pour que des essences si magnifiques et diversifiées telles que des fleurs, des abeilles, des cerfs et des papillons poussent, courent et volent, il faut forcément qu’on leur ai jeté un charme. Et les humains. Étranges humains. La fille se dit que quel qu’il soit, peu importe à quel point il les dépasse, ils doivent bien avoir un but ou une utilité, dans tout ça. Même caché dans le cosmos, qui sait ? Comme elle le confiait à l’arbre, ils ne sont que des enfants dans leur berceau. Et les enfants grandissent, apprennent, s’éveillent.
La fille ne parvient plus à bouder les humains. L’effroi et les questionnements qu’ils lui inspirent deviennent flous. Elle se dit que même si ce monde est étrange et cruel, il a le mérite d’être encore beau. Les frontières de son corps s’atténuent tandis que l’évidence la frappe doucement : elle est une partie du monde. Elle a beau ne pas l’avoir choisi, elle a peut-être les moyens de l’accepter à présent. Elle réalise qu’il n’y a plus de place en elle pour la peur, ni pour la honte ou le doute. Elle ne sent plus qu’un élan de vie, un souffle nouveau l’envahir.
Le vent a cessé de la harceler, car elle a choisi de l’accompagner dans son bal. A présent, la fille danse. Elle ondule et tournoie en rythme avec tout le reste. La forêt, l’eau, sa chevelure éthérée. Tous suivent le chef d’orchestre. La mélodie est douce comme une caresse, la caresse est belle comme un iris, l’iris embaume comme un parfum. Le parfum est fruité, évoquant l’esquisse d’une mélodie. Irrésistible, hypnotique. L’osmose est parfaite.
Le soir finit par tomber. Les nuages se rapprochent, et déjà une tempête est visible dans le lointain. Il est temps pour la fille de rentrer parmi les Hommes. La voilà qui proteste, traîne en chemin, étire son plaisir autant que faire se peut. Les arbres ondoient toujours autour d’elle, mais plus subtilement, avec moins d’entrain. Comme pour lui dire au revoir. La magie du lieu marche dans ses pas, bonheur personnifié temporairement recouvré. Une pointe d’appréhension se glisse dans l’esprit de la fille. Après ce qu’elle vient de vivre, le retour à sa condition de mortelle ne sera pas chose aisée. Elle regrette que le temps n’ai pas été plus altéré encore, durant son voyage.
Mais lorsque ses pieds foulent finalement l’asphalte, une certaine paix demeure. La fille sait qu’elle ne sera probablement jamais autant en phase avec ses semblables qu’elle le voudrait. Elle devine que son combat pour se plier aux lois du monde, cahin-caha, va reprendre. Que sa vie n’aura pas plus de sens qu’elle n’en présentait la veille.
Que son cœur va convulser de nouveau, saigner peut-être.
Qu’à cela ne tienne. Là, quelque part en ce lieu dont elle seule possède la clé, une poignée de fragments vient de se recoller. Ceci est son nouveau trésor. Un cadeau de la vie. De
Lucy, aussi. Et si fragile soit-il, elle se promet de lui apporter tout le soin qui lui revient.
Les portes du bus se ferment dans un chuintement pneumatique. Le véhicule s’ébranle et bientôt se perd parmi les autres, innombrables dans cette grande fourmilière à ciel ouvert, bruyante et grisâtre. Juchée sur son siège, observant la pluie s’écraser puis courir sur le verre, la fille porte une main à son cœur.
Elle rit.