CHAPITRE II
Les apprentis sourciers
La fragrance de son cuir m'est familière... Les motifs de la ronce de noyer et les instruments de bord circulaires de même: à n'en pas douter, nous ne sommes pas dans une contrefaçon de Jaguar.
- Elle appartenait à Elizabeth Taylor autrefois, me précise Dr Factice qui m'emporte allègrement dans cet équipage vers sa résidence rurale aux confins de la République et Canton de Genève. Nous sommes à la frontière franco-suisse, dans une commune viticole.
- Là , dans mon jardin, ce sont mes totems protecteurs. Je les change selon la saison et la position des astres dans le ciel...Ils rétablissent l'harmonie cosmique alentour. Mais entrez, je vous prie, je vais vous présenter les lieux...
Cette cossue demeure villageoise est accueillante...
-Vous verrez, au début, ça peut surprendre, mais on s'y habitue...
Passé le corridor menant au living room, je comprends le sens de sa mise en garde. Je me heurte à un squelette humain d'un blanc éclatant, suspendu par une élégante cordelette tressée en raphia bleu. Il faut l'écarter un peu pour faciliter le passage et parvenir au centre de la pièce. Les ossements tintinnabulent en signe de bienvenue. La sentinelle que je croyais muette a donc même une capacité d'expression sonore comme dans l'opus macabre de Saint-Saens.
ï€ Ah , je suppose que c'est votre aide-mémoire anatomique professionnel ? C'est une excellente réplique en matière plastique, d'après nature, je pense ?
ï€ Non, non, c'est un authentique spécimen humain, celui d'un jeune homme indien, âgé de vingt ans probablement, dans un état de conservation excellent et il est complet, ce qui est très rare sur le marché...se rengorge mon aimable hôte.
Crucia ne me laisse pas le temps de me ressaisir et de méditer sur la rareté croissante des bons spécimens: elle met déjà le cap sur les restes du singulier pendu-indien, munie de deux baguettes de radiesthésiste qu'elle approche prudemment de la cage thoracique de notre singulier compagnon :
- Vous voyez, mes baguettes s'écartent : c'est PO-SI-TIF ! Très PO-SI-TIF même ! Son chakra du c œur était ouvert ! Il a une bonne énergie. Et regardez maintenant, quand je sonde l'os illiaque où se trouvaient ses genitalia, c'est NE-GA-TIF....Très NE-GA-TIF !
Quels griefs ses dieux auraient-ils contre les genitalia masculins ?
Effectivement les deux baguettes se sont refermées sous la poussée de quelque force ou de la rotation des poignets de notre hôtesse. Le jeune homme s'était-il souillé par la luxure telle qu'on la décrit dans le Kamasutra en termes élogieux et en croquis suggestifs pour que sa région pelvienne fût devenue négative au sondage de Crucia ? D'ailleurs, le négatif n'est-il pas indispensable pour assurer l'équilibre yin-yang ?
J'apprends ainsi par la compagne du Dr Factice que tout l'univers est électromagnétique, que nous vivons dans une soupe de réseaux d'ondes et que tout ce que nous voyons, les étoiles dans le ciel comme les comédons sur le visage de nos amantes, n'est qu'illusion car il y a plus de vide que de plein dans notre galaxie. Elle ajoute qu'il n'y a pas de hasard et que les humains qui tombent malades ou sont victimes d'accidents n'ont qu'à s'en prendre à eux-mêmes car ces punitions sont providentielles puisqu'elles leur permettent d'éteindre leurs dettes karmiques. Il en va de même pour les enfants Noirs dénutris en Afrique « qui expient les mauvaises actions de leurs vies antérieures. » Il convient surtout de ne jamais les aider: un très mauvais service à leur rendre, paraît-il ! Par politesse, je ne conteste pas ces châtiments rédempteurs mais suis indigné de tels propos.
Elle m'explique, si j'ai bien compris, que je ne dois plus aider les vieilles dames à traverser la route sur les passages cloutés car je les empêche ainsi de solder leur passif karmique et les condamne à tourner, comme des hamsters en cage, inlassablement, dans la « roue des naissances et des morts ». Celle-ci ne semble d'ailleurs ni munie de pneumatiques ni d'amortisseurs...
Cette philosophie ne me convainc pas mais, comme invité, je ravale donc mes objections.
- Vous devriez suivre nos cours au Groupe d'études Pythagore, c'est passionnant ! A votre âge et comme journaliste, vous avez sans doute déjà eu des signes et reçu des messages ?
- Je n'ai jamais vu d'anges ni d'autres apparitions mais j'ai perçu de nombreux phénomènes pas encore expliqués par la science et vécu des coïncidences qui m'ont sauvé plusieurs fois la vie, ça oui ... Et je connais les principes bouddhistes de l'impermanence et de la maya, l'illusion de ce que nous prenons à tort pour une réalité tangible et solide puisque nos sens ne nous permettent de ne capter qu'une infime partie de la réalité. Enfin, il faut bien appuyer sur la poignée des portes pour les ouvrir même si, fondamentalement, la physique quantique nous enseigne que la matière est tantôt corpusculaire tantôt ondulatoire...selon le moment de l'observation...si j'ai bien compris le principe d'incertitude de Heisenberg et les découvertes de Niels Bohr...
L' œil de Crucia s'allume ... Elle veut en savoir davantage :
ï€ Des coïncidences et des phénomènes paranormaux?
ï€ Ça a commencé quand j'avais six ans. En 1947, la ville d'Aigle, frappée par une sécheresse estivale sans précédent, avait été privée d'eau potable. La Municipalité avait convoqué un sourcier, malgré les ricanements dubitatifs de la population et ceux de mon père, un ingénieur hyper-rationaliste.
Et me voici racontant que notre quartier de La Fontaine, à Aigle (VD) contigu au domaine viticole étant privé d'eau, mes parents avaient fait analyser l'eau d'un puits qui se trouvait dans la cave de notre élégante villa de fonction. Un laboratoire officiel de Lausanne avait déclaré l'eau potable. Toute la population du quartier avait donc débarqué chez nous en file indienne, les uns munis de bidons à lait sans couvercle, d'autres de simples bocaux ou de bouteilles, d'autres, plus pauvres encore, de vulgaires boîtes de conserve vides. Et c'est ainsi que toute une population assoiffée s'était rassemblée autour du puits dont mon père avait soulevé le lourd couvercle en béton auquel était attachée une solide boucle métallique. Des voisins avaient amené leurs chiens et leurs chats pour les abreuver. Et l'on avait même, grâce à notre puits, désaltéré les deux chevaux qui tractaient le char municipal hippomobile dont la vocation était d'évacuer les ordures du quartier. Mon papa était donc devenu d'un coup le bienfaiteur et même le sauveteur du quartier et j'en éprouvais une fierté légitime. Dans mon esprit d'enfant, c'était même plus mieux qu'un papa gendarme, pas vrai ?
Ce puits providentiel était chez nous et à nous ! Nous étions devenus le centre du monde. Mais ce que je voulais surtout voir, en compagnie de mon ami de bac à sable, Jean-Jean, c'était le sourcier à l' œuvre.
- Les enfants, vous resterez à l'écart. Vous irez jouer ailleurs. Les travaux de forage coûtent très cher et le sourcier exige le plus grand calme pour trouver les veines aquifères.
ï€ Les quoi, papa ?
ï€ Oui, enfin, pour trouver des sources.
ï€ Une source, c'est quoi , papa ?
ï€ Un endroit où la Nature fait jaillir de l'eau pour le bien des hommes, mon petit...
Malgré cette mise en garde, Jean-Jean et moi-même étions pourtant bien décidés à ne rien manquer du spectacle.
Embusqués derrière des buissons, nous ne quittions pas le sourcier des yeux. Barbu et échevelé, il promenait lentement sa baguette sur le terrain, faisant des allers-retours sur une zone prometteuse, hésitant puis triomphant au moment où la baguette, d'un mouvement vif, avait viré vers le sol.
-C'est là qu'il faut creuser, j'en suis sûr ! Elle a giré brusquement. C'est une preuve ! s'écriait le mage dont l'haleine sentait plus les crus du coin que l'eau pure.
Des cantonniers armés de pioches avaient aussitôt attaqué le forage sous un soleil de plomb. Il faisait si chaud que les écoles avaient fermé leurs portes et que tous les enfants avaient été mis en «congé de chaleur». Quelle aubaine que cette canicule ! Au troisième jour, alors que le trou avait atteint une profondeur de cinq à six mètres, des doutes ont été émis. Mon père, ingénieur en électricité, diplômé de l’École polytechnique de Lausanne (EPFL), était du genre à croire aux seuls rapports de cause à effets.
- Je n'ai jamais cru aux sourciers ! Il nous dit que l'eau se trouve à deux mètres... Il serait plus raisonnable de renoncer à cette imposture...
-Papa, c'est quoi une imposture ?
L'après-midi même, Jean-Jean et moi, avons décidé de prendre le taureau par les cornes et de nous improviser sourciers à notre tour puisque le sourcier officiel était si lent, si gauche et incapable. Avec un peu de chance, nous allions devenir des
héros à sa place, nous les enfants ! Et nous aurions aussi nos noms et nos photos dans le journal, L'écho des Alpes de M. Boinard. Aussitôt dit, aussitôt fait. Dans une épaisse haie de noisetiers qui bordait le jardin potager, nous n'avons eu aucune peine à choisir une fourche idoine pour en faire une parfaite baguette de sourcier, identique à celle de notre piètre confrère adulte.
Et de nous promener, hyper-fébriles à l'idée que nous allions réussir là où le sourcier professionnel avait échoué. A nous la découverte de la source, c'était évident !
ï€ Et vous n'aviez que six ans tous les deux ? s'enquiert Crucia.
ï€ Oui, six ans et beaucoup de confiance en nous et de curiosité.
Durant tout l'après-midi et jusqu'à la tombée de la nuit, nous avons sondé le terrain de notre jardin, choisissant à vrai dire, les zones où la terre était la plus meuble: dans les carreaux de fraises ou de radis du jardin potager plutôt que sur le sol dur des chemins de terre battue, que nos petites pelles d'enfant ne parvenaient qu'à égratigner. Entre deux brèves amorces de sondages, nous nous rendions au puits familial pour en extraire quelques décilitres d'eau au moyen d'un gobelet fixé au bout d'une longue ficelle, et nous désaltérer. Beaucoup plus plaisant que de tourner un robinet, d'ailleurs à sec ! Et nous passions en tête de la file d'attente, comme maîtres des lieux, cela s'entend.
- Laissez les passer, c'est le fils de la maison et son copain Jean-Jean.
Et si nous retournions au puits si souvent, c'était davantage pour le plaisir de faire valoir notre priorité sur le commun plutôt que poussés par la seule soif... Les adultes nous conseillaient de ne pas trop nous pencher sur la béance du puits.
Et, il va sans dire que, notre baguette – probablement trop fraîche ou mal coupée- s'obstinant à demeurer immobile dans nos mains, nous lui imprimions de petits mouvements de rotation discrets, volontaires, en nous exclamant tour à tour sur un ton si convaincant que nous finissions par y croire :
ï€ Elle a giré ! Je te jure qu'elle a giré ! (C'est le terme qu'utilisait le vrai sourcier certifié).
ï€ Je te dis de creuser ici....regarde. Vas-y Jean-Jean ! Mets-y plus de force bon sang !
Et Jean-Jean, dont j'avais fait d'autorité mon terrassier-subalterne, creusait, assez mollement, alors que je zigzaguais de-ci de- là , baguette au zénith, l'air pénétré par ma mission sacrée. Jamais le moindre filet d'eau ne jaillit sous notre baguette qui ne gira d'ailleurs jamais spontanément non plus. Mais, le soir venu, nous avions tous deux des crampes aux poignets, à force de « sentir » la baguette girer «spontanément».
Nos petits poignets endoloris étaient la preuve que nous étions devenus de vrais sourciers, certes débutants, mais sourciers quand même ! Notre mauvaise foi nous était masquée par la certitude de sauver la ville d'Aigle de sa sécheresse catastrophique. Et, comme j'avais l'avantage de me trouver sur mon terrain, dans mon jardin, je ne cédais que rarement la baguette à Jean-Jean dans l'espoir que mon buste trônerait peut-être un jour sur un piédestal de la Place du Marché ou même sur le champ de Mars des Glariers où j'avais vu le général Henri Guisan parader sur son cheval l'année de l'armistice en 1945. J'avais alors quatre ans et la solennité du lever de drapeau ne m'avait point échappé bien que j'aie trouvé monotone la musique l'accompagnant. A la maison, je préférais la Valse des Fleurs du Casse-Noisettes de Tchaikowski, émanant d'un pickup pour disques noirs à 78 tours/minute. Ceux où le chien blanc de His Master's Voice se penche pour écouter..la voix de son maître..
L'échec fut donc total pour le sourcier officiel et pour ses deux épigones.
Néanmoins, et c'est là que survient le mystère.... Le soir même, à l'heure du coucher, alors que je venais d'apprendre que le sourcier municipal avait été remercié et prié avec ménagements de regagner ses pénates après son échec, j'ai décidé d'être (enfin) honnête avec moi-même et de tenter une vraie expérience, sans témoins gênants à impressionner ni ami de bac à sable ni public à convaincre. Puisque nous avions un puits à la cave et que ma chambre se trouvait deux étages au-dessus de cette eau, la baguette devait tourner, en toute logique !
Sans trop y croire, je me suis saisi une dernière fois de la baguette, attendant le miracle, les poignets parfaitement immobiles. Si ma baguette ne « girait » pas, je la casserais aussitôt et trouverais mille autres jeux pour m'occuper pendant les « congés de chaleur ». Ce jeu, décidément, commençait à me lasser.
Mais soudain, après une longue attente, me voilà foudroyé ! La baguette m'est comme arrachée des mains, et projetée contre la paroi, tandis que je tombe lourdement sur le sol en sanglotant, des vagues de spasmes secouant ma fragile carcasse de gosse incrédule. Là , je l'avais enfin, ma preuve que la baguette de sourcier, c'est du sérieux !
La violence de cette foudre est telle que je suis saisi de convulsions, recroquevillé sur le sol en position f œtale.
Précédemment, comme enfant en bas âge et, malgré les mises en garde, j'avais à deux reprises introduit une aiguille à tricoter métallique dans les prises électriques murales du secteur (220 volts!).Pour voir « comment ça fait ». Je connaissais donc parfaitement la douleur extrême de tels chocs électriques.
Or, le choc qui venait de me frapper en jouant avec ma baguette de sourcier artisanale, taillée de mes mains dans la haie de noisetiers, était combien plus puissant que les 220 volts dans mon aiguille à tricoter ! Mon papa se trompait donc sur ce point.
- Jacot , t'es au lit maintenant ?
Au lit, oui, je l'étais, mais tremblant et terrorisé. Cependant, je n'ai pas soufflé mot de mon expérience à ma mère venue éteindre les feux. Et n'ai plus, de ma vie, touché à une baguette de sourcier ou à un pendule depuis lors.
Crucia m'avait écouté avec la plus grande attention.
- Vous avez joué avec les forces cosmiques sans être initié. C'est très dangereux, croyez-moi. Ça peut être même mortel. Venez donc au Groupe Pythagore, on vous expliquera tout, m'encourage Crucia.
Ému rétrospectivement en évoquant cet épisode mémorable, je sens comme un malaise, une crispation dans mon plexus solaire. Je n'ai sans doute pas perdu conscience sous le choc mais la seule évocation de cette expérience me donne encore des frissons.
De même qu'un long frisson me parcourt encore l'échine quand je songe à mon tout premier souvenir, encore très vif dans ma mémoire, de ce beau jour d'été du 22 juillet 1944. Ce fut une journée historique. J'avais trois ans et quatre mois quand j'ai vu toute la population du quartier de La Fontaine envahir et coloniser abusivement « mon » petit jardin d'Eden à moi. Les intrus n'avaient pas demandé la permission de se masser sur « mon » pré, entre « mes » deux mirabelliers, « ma » haie de noisetiers, « mon » buis et « ma treille » où brillaient déjà de belles grappes dorées au soleil... J'allais pieds nus sur l'herbe verte, insouciant, après avoir traversé l'allée redoutable jonchée de graviers piquants. Les voisins accourus, sans y avoir été invités, pointaient tous leur index vers une sinistre colonne de fumée qui s'élevait de la rive française du Léman, au loin :
- Les Boches sont en train d'incendier St Gingolph !
Il est trois heures de l'après-midi. Les oiseaux chantent dans mon jardin. C'est l'heure où les SS, venus d'Annemasse, incendient la zone française du village-frontière au lance-flammes, en représailles d'un coup de main des maquisards du FTP. Le lendemain, j'apprendrai que le curé du village a été tué et que son corps a été jeté sur le fumier.
A voir les visages des adultes, je perçois que la situation est grave. Après les mots de « papa-maman », les premiers vocables que j'apprends, comme « enfant de la guerre » sont les Boches, la guerre, rationnement, obscurcissement. Parfois, les sirènes retentissent et nous descendons tous à la cave selon les instructions de la DAP, acronyme désignant la défense civile non armée. Des soldats en uniforme bleu qui vérifient que le seau empli de sable est bien plein à ras bord dans la cave de chaque famille. Le contenu de ce récipient rouge vif est censé éteindre les incendies dus à d'éventuels bombardements... J'imagine souvent une bombe qui tomberait sur notre villa et je projette quelques pelletées de sable alentour pour mieux vivre ma scène imaginaire...Et c'est moi, bien sûr, qui éteindrais – en
héros solitaire au galetas- l'incendie de notre villa «La Colline »...La nuit, j'entends le ronflement sourd des « forteresses volantes » américaines qui vont et viennent pour bombarder Turin...
- Dors en paix, mon petit. Ce n'est qu'un orage au loin... me rassurait ma mère...
- Et les coïncidences ? me demande Crucia.
Dr Factice est en train de me servir un porto hors-d'âge. Je l'ai bien mérité. Je sais déjà qu'ils ne mangent pas de viande et qu'ils ne supportent pas les fumeurs mais ils ne considèrent pas l'
alcool comme impur. Ouf !
Ces coïncidences - sans rapport avec mon expérience d'apprenti-sourcier - désignent des événements contigus, juxtaposés, sans rapport de causalité apparent et qui n'ont, pour la raison, aucune... raison de se produire en même temps. Carl Gustav Jung a baptisé ce phénomène du terme de « synchronicité », qu'il définit comme « l'occurrence simultanée d'au moins deux événements qui ne présentent pas de lien de causalité, mais dont l'association prend un sens pour la personne qui les perçoit. Cette notion s'articule avec d'autres notions de la psychologie jungienne, comme ceux d'archétype et d'inconscient collectif. »
Notre étonnement face à ce jumelage de deux événements connexes, proviendrait de la mauvaise habitude que nous avons de raisonner en termes de causes suivies d'effets. Or, en mécanique quantique, il paraît même que certains effets peuvent se produire avant les causes. Et que la conception de hier, aujourd'hui et demain n'est que le produit d'une convention sociale, d'une mauvaise habitude occidentale qui restreint la gamme de tous les possibles. Difficile à comprendre mais des équations abstruses prouveraient, paraît-il, l'existence d'un tel phénomène où les effets précèdent les causes ou provoquent leur apparition simultanée. Certains imaginent un univers holographique et un temps sphérique... De tels exemples d'événements synchrones, j'en ai vécu d'innombrables vers l'âge de quarante ans. Le plus frappant est celui de cet inconnu, croisé dans le métro parisien sur la ligne de Ballard, vers neuf heures du soir en 1980.
Méthodique, studieuse, sans doute même pointilleuse, Crucia prend son bloc et un crayon pour ne rien perdre de mon récit.
- Ne parlez pas trop vite car je vais prendre des notes, me supplie-t-elle.
Ce soir-là , en été 1980, je suis donc assis dans le métro parisien, sur un strapontin, absorbé dans la lecture du Canard Enchaîné. Au lieu de me joindre à des confrères de ce Congrès de journalistes francophones, j'ai préféré demeurer avec moi-même et aller déguster des fruits de mer et un verre d'entre-deux-mers à la Brasserie Lipp dont j'apprécie à la fois le cadre et la clientèle que j'aime à observer furtivement.
Dans le métro, j'ai à peine remarqué la présence de ma voisine d'en face, assise, elle aussi, sur un strapontin. Une banale sexagénaire à la chevelure décolorée sans signes particuliers. Embarqué au terminus de la ligne Ballard-Créteil, je suis rapidement dérangé dans ma lecture par une voix forte, à la diction parfaite, un peu affectée, de style Vieille-France, qui apostrophe ma voisine. Impossible d'échapper au dialogue entre la blonde voyageuse et le nouvel arrivant: il est question de théâtre et d'un problème de plomberie, un siphon bouché, je crois. Les voyelles sont longues, les consonnes appuyées, la voix timbrée et la prosodie bien modulée. Qui ose encore s'exprimer en public en respectant les imparfaits du subjonctif avec une telle régularité et un tel aplomb, tout en conservant un ton naturel ? L'homme, de haute stature, la soixantaine, se tient droit comme un Monsieur Loyal en représentation. Il est bien mis et porte une lavallière d'un charme désuet. On le dirait sur scène. Son allure et son ton me paraissent incongrus dans cette rame de métro.
- Madame, mon but sur le point d'être atteint – je vais au théâtre – c'est avec émotion que je souhaiterais que vous ne prissiez point ombrage de mon départ impromptu, roucoule soudain ce vieux-beau distingué.
Pour moi qui viens du Canton de Vaud, où le bien parler passe pour l'instrument classique des escrocs (« trop poli pour être honnête »), je suis émerveillé devant ce spécimen d'art oratoire comme le fut Charles-Ferdinand Ramuz, provincial ébaubi et fasciné en découvrant Paris du haut du de la Tour Eiffel :
Rien n'explique mieux Paris que de le contempler du haut de la tour (...) Je recommande au visiteur cette ascension, car c'en est une. Qu'il se fasse porter ou se porte soi-même, dès les premiers jours de son arrivée, à cette haute plate-forme d'où on domine un immense horizon. Car vous voilà à la montagne. Vous voilà comme sur une de ces pointes verticales qui surmontent certaines arêtes qu'on appelle des gendarmes, à part que que l’ œil, ici, porté à plat, ne rencontre rien, si ce n'est l'air lui-même ou, à l'extrême limite de la vue, quelques collines indistinctes noyées dans la brume du lointain. Ici, vous êtes dans le vent qui chantonne tour à tour et siffle entre les madriers de fer comme dans la montagne au tranchant de la roche, venu de loin et vous enveloppant ; qui court autour de vous en toute liberté, qui ne connaît aucun obstacle, qui joue dans vos cheveux, qui vous chuchote des choses à l'oreille ; et parfois on balance comme au sommet d'un arbre, quelquefois toute la construction au-dessous de vous est ébranlée et vacille, comme il arrive dans les hautes Alpes justement, sur une de ces élévations téméraires où on ne se hisse qu'à la corde : de sorte qu'à la pointe de cette construction artificielle, la plus artificielle de toutes les constructions puisqu'elle n'est même pas faite de pierre (la pierre préexiste à l'homme), mais d'une matière de son invention, on se trouve transporté quand même en pleine nature et tout à coup on se trouve livré aux seules forces de la nature, dans un silence où on croirait qu'il n'y a que des bruits de la nature, ce qui est faux, mais ils ne vous arrivent que transformés par l'air et rendus ronds par lui, comme dans la haute montagne.3
Mon vieux beau rhéteur est de l'époque de Ramuz mais il suffit de lire les œuvres de notre vedette littéraire locale pour percevoir qu'il est avant tout sensoriel, pudique et sensible. Je ne sais en revanche, rien du contenu des cales de Monsieur Lavallière et me demande qui il est vraiment derrière sa persona.
Et je regrette, rêvassant dans le métro parisien, que nous autres humains, contrairement aux chiens qui prennent la peine de se renifler sans fausse pudeur, en soyons réduits par les règles de la politesse, à respecter une distance critique avec nos semblables auxquels il n'est pas convenable d'adresser spontanément la parole, à fortiori de les questionner sans raison légitime. Ni de sauter au cou des belles pour les embrasser sur la bouche à chaque fois que le caprice nous en prendrait. Et je songe, en écoutant M. Lavallière, que nous autres journalistes sommes condamnés à de faux rapports systématiques avec nos sujets interviewés dès que nous débarquons avec bloc-notes et stylo – ou pire encore - avec micro, caméra et spotlights.
Que faisait Monsieur Lavallière sous l'Occupation ? Du marché noir ? Un travail de collabo ? La prison ? Rescapé d'un camp ? A-t-il une famille ? Est-il critique de théâtre au Figaro ou aux Nouvelles Littéraires ou fut-il, directeur à Je suis partout, organe de la collaboration ? Serait-il académicien, auteur de romans à succès ? Casanova ou pervers polymorphe ?
Le voyageur inconnu, descendu de la rame trois stations plus loin, s'est déjà fondu dans la foule. Disparu à jamais. Les humains, pourtant dotés d'intelligence, de la parole et de sémiologie non verbale, se croisent dans le vaste monde avec la même impassibilité et indifférence que deux navires en haute mer. Au détail près que les navires, eux, battent pavillon national et affichent au moins leur nom de baptême.
Et j'en viens à regretter que nous ne puissions satisfaire notre curiosité instantanément en plongeant par quelque stratagème ou dispositif à inventer, dans l'âme d'autrui pour en tirer la substantifique moëlle. Sans masque, sans filtres et sans écrans. Pour établir une communication totale avec l'autre, univers tout aussi complexe que celui porté, comme un mystère jamais élucidé, par chacun d'entre nous. Les romanciers qui s'imaginent inventer des histoires, sont en fait de tels prédateurs d'âmes mais il leur manque, à eux aussi, cette capacité de communication intégrale et immédiate avec leur prochain.
Mon rêve de journalisme intégral avec accès direct et instantané aux rêves et pensées les plus secrètes des interviewés se dissipe. Il faudra que je m'accommode encore longtemps des réponses biaisées, controuvées et toujours auto-justificatrices et auto-laudatives de tous les personnages que j'ai interviewés dans ma vie, des divas du Septième Art, aux vedettes de la politique, des chefs d'orchestre illustres aux meurtriers, marginaux et autres déviants exquis. Sans oublier une poignée de personnages du « milieu » et un vrai perceur de coffre-fort, Kevin, incarcéré à la prison de Bristol où il purge neuf années de prison pour un coffre vide, ne valant pas le prix de son chalumeau oxhydrique allumé nuitamment devant le coffre-fort d' un hôtel de Brighton... La relation humaine est donc a priori biaisée, fondée et perturbée par l'estime de soi, les convenances, et tous les masques dont se sert l'homme comme instruments de défense, de domination, d'attaque et de survie dans un monde anxiogène, où il convient de s'inventer et de couver ces mille secrets qui font que la question du Dr Factice demeure absurde. Et pourtant...
- Est-ce que moi, je suis toi? Ou est-ce que toi, tu es moi ?
Pas étonnant que les récits littéraires consacré aux échecs personnels, au deuil, aux maladies, soient le plus souvent rédigés sur un style héroïque et hagiographique. Le jour où je lirai une annonce mortuaire où le défunt sera réputé « mort de manière héroïque sans la moindre résistance à sa maladie incurable, en refusant avec bravoure tous les soins de la Faculté », nous aurons franchi une première étape vers la vérité.
Tant pis pour Monsieur Lavallière que je ne reverrai jamais. J'en suis donc quitte pour ma curiosité non satisfaite. Je vais me consoler devant une première douzaine d'huîtres et quelques verres de coteaux nantais tirés sur lie à la Brasserie Lipp. Chez les marins bretons, cela s'appelle « baiser une fillette », du nom de l'élégante bouteille.
Le lendemain vers midi, le Maire de Paris, Jacques Chirac, nous reçoit en grand apparat à l'Hôtel-de-Ville, nous, les cent-cinquante journalistes de la francophonie.
Notre hôte a mis les petits plats dans les grands. Même C.-F. Ramuz, « le petit Vaudois »5, comme il se nomme injustement, n'a pas eu droit à de tels honneurs à Paris : salle de réception digne du Palais des glaces de Versailles, victuailles sur plateaux d'argent, servies par du personnel en gants blancs, faisans découpés en petits dés puis reconstitués, avec, en guise d'ornement princier, quelques plumes sur la queue, pour parfaire le spectacle... Je me plais à imaginer que Marie-Antoinette – qui perdit sa tête non loin d'ici- n'aurait point fait la fine bouche face à cet hymne franco-gastronomique. Avec pain croustillant sortant du four, mais sans brioche, il est vrai.
Tantdis que Monsieur le Maire entame son discours fleuri à la gloire de la langue française et de ses inventeurs - les Parisiens -, qu'il éblouit ces provinciaux issus des colonies de l'Empire déchu où la France n'a cessé de faire briller le flambeau de la civilisation, je me rapproche du buffet pour inspecter les volatiles impériaux de plus près. Et je songe aux méchants petits fours servis parfois par notre Conseil fédéral à ses hôtes de marque à Berne; ou au whisky noyé dans des torrents d'eau glacée à l'Ambassade de Suisse à Londres dans les années 1960, une véritable insulte aux Écossais, inventeurs dudit breuvage; aux œufs de lompe que certaines municipalités suisses tentent de faire passer pour du vrai caviar « béluga » auprès de leurs hôtes de marque ...pas si incultes au point de n'y voir que du feu; et aux canapés humides chargés de jambon à couenne épaisse, offerts par des autorités suisses à des princes exotiques qui mériteraient mieux... J'ai même vu servir du « taillé aux greubons »6 à des hôtes de marque musulmans... Nos écoles de diplomates n'engagent pas encore de cuisiniers-conseils. C'est une grave lacune.
Ici, dans ce décor grandiose de l`Hôtel-de-Ville de Paris, la pompe, le somptueux et le somptuaire prédominent. On ne s'y mouche pas du pied ! Qui songerait encore à reprocher ses «frais de bouche» à Chirac ? Un homme qui sait partager les chefs d’ œuvre de la gastronomie française avec ses hôtes, fussent-ils étrangers.
Un autre invité a aussi entamé la promenade du faisan - en sens inverse - le long du buffet princier. Les garçons en livrée à fleur de lys, un peu à l'écart, sont prêts à entamer leur ballet fébrile.(A Schönbrunn, on avait même prévu un couloir dérobé, pour les domestiques afin que le spectacle pénible de leurs allées et venues incessantes vers la cuisine n'offense pas la vue des invités ni ne brise le charme des conversations). L'inconnu qui inspecte le buffet se rapproche.. Nous nous croisons. Nous nous toisons. Nous nous dévisageons. Nous sourions en échangeant des signes de tête entendus devant les victuailles. J'ai envie de faire mine de me pourlécher en me frappant la panse de manière complice pour me faire bien comprendre par gestes discrets, mais la majesté des lieux me fait me raviser et je me limite à du non-verbal décent, un simple sourire entendu. En attendant la fin des discours dont il convient de ne pas perturber le flux.
Au troisième croisement avec cet inconnu, celui-ci me demande à voix basse alors que les discours officiels se poursuivent.
-Est-ce que nous nous connaissons ?
J'énumère les titres de quatre journaux parisiens pour lesquels je travaillais, comme correspondant à Londres au début des années 1960. Cela ne lui rappelle rien. Je lui parle de quelques missions au syndicat de la CFDT pour discuter d'accords internationaux sur le minimum des cachets de comédiens dans les productions de télévisions francophones. Cela ne lui dit rien non plus.
Et je lui demande à mon tour pour quelles publications il œuvre. Le Figaro peut-être ?
- Ne seriez-vous pas critique de théâtre pour ce quotidien ?
L'inconnu confirme qu'il est bien critique de théâtre occasionnel au Figaro. Je le regarde, interloqué, et me hasarde à lui demander, au risque de paraître ridicule:
- N'étiez-vous pas hier soir dans le métro, sur la ligne de Ballard vers 21 heures et n'avez-vous pas parlé de vos ennuis de plomberie avec une sexagénaire blonde ?
L'inconnu acquiesce. Oui, c'était bien lui et il se rendait effectivement au théâtre!
Je suis fort troublé par cette coïncidence qui, à la seule lumière de la raison, n'avait pratiquement aucune chance de se produire. Voilà onze années que je n'avais pris le métro à Paris. Compte tenu du nombre de lignes de métro, du nombre de rames qui ont circulé depuis lors sur le réseau, du nombre de jours et d'heures qui ont passé, du nombre de passagers qui ont défilé dans les couloirs et dans les rames, rien ne peut expliquer raisonnablement un tel non-hasard. En l'espace de quelques heures, j'avais rencontré deux fois ce personnage qui m'intriguait et suscitait ma curiosité. Le paradoxe des anniversaires invoqué par les rationalistes ne suffit pas à dissiper la très vive émotion et le trouble ressentis à cette occasion. Comme si le Fatum me narguait. Comme si, à la manière des contes de fées, mon v œu secret d'en savoir plus sur l'inconnu avait été exaucé.
Je fais part de ma stupéfaction à Monsieur Lavallière qui ne porte plus d'ailleurs en cette occasion qu'une cravate classique. Jacques Chirac a terminé son discours et celui de Jean-Marie Vodoz, président de notre association de journalistes francophones – une des meilleures plumes de Suisse romande – s'achève aussi. Nous pouvons donc parler à voix haute et je redécouvre la voix, la diction et la prosodie particulière du voyageur inconnu dont j'aurais voulu connaître le passé et les pensées secrètes.
- Voici ma carte de visite ! me dit Monsieur Lavallière alors que je lui tends la mienne. Et là , deuxième vague de perplexité puis stupéfaction en découvrant son identité :
Henry de France – Président d'honneur des radiesthésistes de France
Les bras m'en tombent. Je lui fais part de ma surprise.
- Jeune homme, apprenez qu'il n'y a pas de hasard !
Le « jeune homme » me froisse un peu car j'ai tout de même trente-neuf ans mais sa sentence me plonge dans la perplexité. Et alors, s'il n'y a pas de Hasard et Nécessité, notre libre arbitre, notre capacité de discernement entre le Bien et le Mal, ne serait-elle qu'une illusion, une convention, un mythe ? Vivrions-nous dans un monde intégralement déterministe sans le savoir ? De simples jouets sous l'emprise du Fatum ?
Durant les trois jours qui ont suivi, le même non-hasard a voulu que nous soyons souvent ensemble – sans le vouloir ni le rechercher – que ce soit à table ou dans l'autocar qui nous conduisait au Château de Chenonceau où ma commensale de gauche m'annonce fièrement :
- Savez-vous que mon mari est piqueur ?
Je prends une mine admirative, un peu gênée, sans oser avouer mon ignorance.
Ma voisine de droite surenchérit aussitôt :
- Mon mari est sonneur, lui ! Vous avez dû l'entendre en entrant dans la propriété du château ?
Effectivement, nous avons été accueillis par une sonnerie de cors de chasse. Je finis par comprendre que ces dames sont les époux de professionnels de la grande vénerie, comme on en voit encore sur des tableaux retraçant les hauts faits de l'Ancien Régime. Et comme les grands crus millésimés m'ont rendu euphorique, un fou-rire inextinguible me saisit... Je dîne au château qu'habitèrent Diane de Poitiers et Catherine de Médicis et je suis à la même table que la domesticité ! On me désigne, au bout de la table, un chef d'équipage et un palefrenier !
ï€ Mais vos piqueurs et sonneurs de maris exercent-ils à plein temps ?
ï€ Non. Entre les grandes cérémonies et les chasses à courre , à cor et à cris , le mien est aussi jardinier
ï€ Et le mien peut aussi officier comme grand échanson ! se rengorge l'autre en redressant fièrement son opulente poitrine.
Mon fou-rire me reprend. Je me crois transporté à Versailles au Grand Siècle.
Ce qui m'a mis en joie, c'est l'air pénétré et gravissime de Madame Piqueur et de Madame Sonneur lorsqu'elles m'ont annoncé les fonctions de leurs maris en plastronnant. La mention du « grand échanson » a fait s'écrouler les frêles murailles de mon sérieux contraint. Je ne me doutais pas qu'on eût pu conserver les fonctions et appellations mythiques de la grande vénerie du Roi Soleil, à plus de deux cents ans après la Révolution !
C'est donc dans ce décor que j'ai eu tout loisir d'apprendre les grands épisodes de la vie de Monsieur Lavallière, sans avoir à plonger comme un prédateur dans son âme en lui posant mille questions. Sous l'Occupation, il s'était livré à un peu de marché noir pour survivre, mais rien d'infamant, paraît-il. J'ai tout su de ses origines, de son milieu dans sa jeunesse, du nom de ses ouvrages consacrés à la recherche et à la découverte de trésors cachés en Algérie grâce à sa baguette de sourcier ! Il m'a même remis un petit fascicule où étaient consignés ses exploits de chercheur de trésors ! Et c'est ainsi que j'ai découvert qu'il avait même le titre de vicomte.
Des décennies plus tard, j'ai découvert son curriculum vitae sur le site de l'Association des Amis de la Radiesthésie (A.A.R.) :
En avril 1973, c'est le vicomte Henry de France fils qui est élu président de notre association. Radiesthésiste mondialement connu, membre fondateur de I'AAR aux côtés de son père, officier de radio de la marine marchande, journaliste, peintre, écrivain, auteur de nombreux livres dont son dernier « Radiesthésie Théorique et Pratique » bien qu'épuisé est toujours d'actualité et se trouve facilement en occasion.
Conférencier hors pair, il organise de nombreuses activités et des cours de radiesthésie, il met en place un repas-conférence trimestriel qu'il appellera le « Dîner des Sourciers ».
Henry de France restera président jusqu'en mai 1992, date à laquelle il se retirera pour raisons de santé. Du fait de ses très longs et très appréciés services, Henry de France est nommé président d'honneur de l'association. Il décédera en avril 1993. Le comité directeur portera alors madame Henry de France à la présidence d'honneur. »
De retour en Suisse, j'ai raconté l'histoire de Monsieur Lavallière à Jean-Jean, mon ami de bac à sable et ex-apprenti sourcier à Aigle ainsi qu' à plusieurs autres amis tous incrédules :
- Fais attention, tu deviens mystique ! fut la réaction d'un de mes confidents.
D'autres, doués en mathématiques, ont tenté de me convaincre que le Hasard a une forme, celle de la courbe de Gauss et que celle-ci comprend ce genre « d'exceptions ». Qu'il faudrait de super-ordinateurs pour calculer les probabilités ou improbabilités d'une telle rencontre etc. Qu'il n'y a là rien d'atypique ni de paranormal. Pourtant, il faut avoir été frappé soi-même par de telles coïncidences pour en comprendre le caractère dérangeant et fort troublant pour la Raison.
Mais , pour l'avoir souvent vécu, ce phénomène de coïncidences porteuses de sens menace les certitudes des observateurs les plus cartésiens. Et à ce jour, je ne peux pas encore accepter cette exception à l'aléatoire sans me poser de questions et en être troublé.
Certains orientalistes tels que le Dr Deepak Chopra estiment (Le Livre des Coèïncidences/J'ai Lu) qu'il faut « vivre à l'écoute des signes que le destin nous envoie » sous forme de « synchronicités ». Celles-ci seraient même de nature divine ou cosmique.Chacun devrait leur donner un sens et les accompagner d'une intention pour que ses désirs deviennent réalité...
De nombreuses autres coïncidences se sont produites dans ma vie, vers la quarantaine. J'en ai encore le souvenir troublant à l'esprit mais, malgré mes recherches, ne leur ai trouvé aucun sens.
Crucia m'a écouté en silence, prenant moult notes sur son calepin. Votre passager du métro parisien avait raison: il n'y a pas de hasard. Le Cosmos est organisé et régit nos vies alors que nous croyons être les maîtres de notre destin. Nous ne sommes rien individuellement car nous sommes reliés au Grand Tout. Au Groupe d'études Pythagore, nous étudions la philosophie holistique. Venez et vous en saurez davantage. Avec votre permission, je vous sonderai tout à l'heure avec ma baguettes de radiesthésiste...Je pratique le Chi-Gong thérapeutique. Et comme vous travaillez dans des studios de télévision et de radio, vous devez être lourdement pollué par l'électro-smog...
Le dessert végétalien avalé, Crucia, insatiable, souhaite capter d'autres récits de synchronicité de ma part. J'ai un peu l'impression d'être son cobaye mais je cède volontiers à sa requête puisqu'elle paraît en savoir long sur la question et que les connaisseurs en la matière sont si rares.
Parmi les dizaines de « synchronicités » vécues, j'en choisis une, tout aussi frappante et dont le récit sera plus bref.
De retour à mon domicile vers 23 heures, après de longues heures de montage d'un film dans un studio de télévision, j'allume mon poste de télé et découvre, dans la série La Vingt-Cinquième Heure, un sujet documentaire sur les Passages couverts de Paris. Cette typologie architecturale du Second Empire m'a toujours fasciné, que ce soit dans la littérature (Nadja, d'André Breton, etc), la photographie, la peinture ou l'Histoire. Ces zones entre Terre et Ciel où cohabitent des résidents à demeure, des commerçants...et des passants me séduisent bien plus que les châteaux médiévaux les plus imposants...toujours froids et dépourvus d'ascenseurs. La lumière zénithale qui varie d'heure en heure fait de ces Passages des métaphores de pierre et de verre de notre existence. Ils abritent à la fois la vie privée des habitants dans les étages supérieurs, derrière d'épais rideaux protégeant des secrets d'alcôve, alors que les commerces du rez-de-chaussée exhibent leur population laborieuse et leurs marchandises à la foule qui...passe. Rien de plus poétique que le soleil qu'on ne voit ni se lever ni se coucher, mais dont on ne devine la présence et la course que par le jeu des irradiations sur la surface bombée des verrières. Il y a du statique et du mobile, du dynamique et du figé dans ces passages couverts. De la pierre, du fer forgé noir et du verre blanc... De la vie trépidante et des contemplatifs accoudés aux fenêtres. Des travailleurs et des oisifs. Des vendeurs et des acheteurs. Un concentré de vie, d'échanges et de civilisation puisque les passages couverts sont toujours ouverts aux deux bouts...Le chaland n'y réside pas. Il ne fait que... passer. Deux béances...l'une vers le plaisir de la découverte et de tous les possibles en y entrant et l'autre vers la liberté en en sortant. Entre les deux : le plaisir de mille découvertes. Une merveille architecturale du Second Empire.
Fatigué par ma journée de labeur, j'entends soudain, le commentateur du film documentaire présenter l'historienne du Passage Geoffroy Didelot, quartier des Batignolles dans le 17e arrondissement :
- Ici, dès 1894 vivait Monsieur Widmer, commerçant dont la boutique jouxtait celle de Madame Felix, commerçante, elle aussi.
Je sursaute intérieurement mais n'en laisse rien paraître. À plusieurs reprises, j'ai raconté mes « synchronicités » à ma femme, sans éveiller chez elle de grand intérêt. Suis-je la victime d'une caméra invisible car je connais pas mal de facétieux dans mon entourage ? (Il m'est aussi arrivé souvent en radio ou en télévision, d'envoyer en direct des messages privés, des mots-clefs cryptés, à des correspondant(e)s prévenu(e)s dont je sais qu'ils sont devant leur poste. C'est un classique dans la profession.) Non seulement la boutique qu'on nous montre était tenue par mon homonyme mais la boutique voisine par une commerçante portant le nom de jeune fille (Félix, probablement d'origine huguenote) de mon épouse !
Celle-ci me demande aussitôt si j'ai bien entendu le commentateur.
Troublé, je confirme et ajoute que cela n'est qu'une des multiples synchronicités que j'ai vécues depuis plusieurs mois. Et que j'ai bien l'intention de me rendre sur place, dans ce Passage couvert parisien pour voir si j'y fais une rencontre marquante « non fortuite » ou si j'y décèle des « signes » ou – qui sait – même des « souvenirs ».
ï€ Tu crois aux vies antérieures maintenant ? me demande Lisa, une pointe de ton narquois dans la question.
ï€ Je ne l'exclus pas depuis que Dr Zède, autre membre de la Fédération des médecins suisses (FMH) , super-gage de scientificité, va consulter elle-même chez un spécialiste en vies antérieures. Elle a tout de même fait de brillantes études de médecine durant quinze ans et m'a dit avoir découvert qu'elle fut jadis la fille d'un Empereur de Chine ! Une révélation obtenue sous état de conscience modifié chez un spécialiste.
- Une cinglée !
Dr Zède est pourtant spécialisée en psychosomatique et a résidé dans un ashram en Inde puis a été initiée dans une communauté « spirituelle » dans l'État de l'Oregon, aux États-Unis. Parmi les fidèles de ce groupe: de nombreux psychiatres... Tout imprégnée de sagesse orientale antique, elle partage volontiers son savoir. Une journaliste m'a recommandé ses services car elle enseigne des techniques de relaxation dont j'ai bien besoin vu l'incroyable mélange d'activités journalistiques, politiques et syndicales qui sont les miennes. Sans oublier quelques égarements libertins légitimés par l'aphorisme d'Oscar Wilde : « Le seul moyen de se délivrer d'une tentation, c'est d'y céder » et une inclination à me servir de l'
alcool comme anxiolytique à effet rapide après les coups de stress.
Crucia exulte ...
- Mais oui, allez sans tarder explorer vos vies antérieures. Ça vous fera du bien. Si nous n'avions pas commis de fautes graves dans nos vies antérieures, nous ne serions pas ici sur cette Terre. Nous aurions tous soldé nos dettes karmiques et serions enfin au Nirvana ! Il faut absolument sortir de la roue des naissances et des morts en nous libérant de nos désirs et de notre ego morbide et létal ! Elle connaît aussi le spécialiste recommandé en vies antérieures, vedette de sa spécialité, qui officie avec succès à Lausanne. Il faut plus d'un mois pour obtenir un rendez-vous et il n'accepte pas n'importe qui. Il en est presque à exiger que les candidats aux régressions ante-natum rédigent une lettre de motivation pour être reçus !
Quelques semaines plus tôt, avant un voyage professionnel au Bénin, j'avais aussi consulté un médecin-député genevois, bouddhiste, qui m'avait recommandé une injection de gammaglobulines pour renforcer mon système immunitaire avec un effet- retard de quelques semaines en prévision de ce voyage en zone bactériologique dangereuse. Puis il m'avait proposé, lui aussi, d'explorer mes « vies antérieures ». Comment résister à de tels conseils convergents et insistants de blouses blanches aussi qualifiées ? Je n'avais pas refusé non plus le « quart d'heure thérapeutique » qu'il me proposait...
ï€ Vos tri-glycérides ont un niveau un peu élevé mais ça n'est pas inquiétant. Mangez-vous beaucoup de viande, de gras ?
ï€ Un œuf au bacon chaque matin !
ï€ Peut-être faudrait-il changer ce régime mais votre problème de santé n'est pas là .
ï€ Mon problème ?
ï€ Oui ! Votre principal problème de santé, c'est que vous êtes dans un corps humain et c'est là votre première pathologie ! Tâchez de vous en libérer !
Ai-je bien entendu ? Un médecin FMH se moquerait-il de moi ? Pas du tout. J'éclate de rire.
ï€ Et vous dites ça à tous vos patients ?
ï€ Seulement à ceux qui peuvent le comprendre.
Pour ce singulier diagnostic du quart d'heure « psychologique », Dr G., médecin et député, ne m'a facturé qu'un supplément de CHF 118,50. Mais il ne m'a pas fourni de panacée pour ne plus jamais devoir revenir sur Terre au cas où je trouverais mon séjour dans cette pension sphérique lassant.
C'est bon marché si je songe que j'ai exploité l'histoire à la Buvette du Parlement de Genève, un soir où il y avait une session et que la discussion s'attardait sur de banals commentaires du dernier match de foot vu à la télé. Attablé, comme journaliste, en compagnie de cinq ou six députés appartenant à divers Partis, je fais habilement dériver la discussion sur les ligaments croisés du dernier footballeur blessé au genou, et enchaîne aussitôt, avec un esprit d'à propos légèrement déviant, sur le diagnostic oriental dont j'ai bénéficié. L'assemblée part d'un long éclat de rire collectif, inextinguible. Dr G. est à la table. Je n'ai pas cité son nom dans mon récit. Il ne bronche pas mais me regarde en coin. Nos ricanements et sarcasmes profanateurs ont dû le conforter dans ses croyances.
Par curiosité et sous l'insistance de mes conseillers en thérapie spirituelle, j'irai donc explorer mes vies antérieures chez le spécialiste lausannois unanimement recommandé.
- Vous verrez, il ressemble à Torquemada ( Inquisiteur espagnol du XVe s.) mais, en fait, il est très sympathique quand on le connaît mieux, m'a prévenu Dr Zède.
Crucia est du même avis : par souci d' hygiène mentale et de progression spirituelle, il serait opportun de consulter « Torquemada »...