J'ai tout perdu de ce qui matérialisait l'enfance. Mes écrits, tous, et le souvenir avec. J'ai perdu ses écrits, ceux du moi qui était, ou plus exactement qui advenait à moi. Comment se souvenir d'un soi qui n'est pas là comme présence à soi-même ? Ce n'est pas l'autre, pourtant dans le sentiment tout se passe comme si ça l'était, et cela est passé comme si j'advenais tout en disparaissant. Mais je n'advenais pas, je devenais plutôt : tous ces écrits formaient le tombeau de mon être et son métabolisme. Cette transformation lente et périlleuse où l'âme s'adapte à sa nécessité, apprend à s'en saisir, à se mouvoir avec. A quelle nécessité intérieure l'âme répondait-elle quand j'écrivais enfant ? Est-ce que cette nécessité, se renouvelant toujours, s'oublie nécessairement ? Assurément non, elle s'éprouve quand même... Ineffable, désormais, mais toujours. Et les traces du moi commettent leur essence en mon être. Tout ce qui me matérialisait est perdu, mais ma forme subsiste. Sauver la forme, c'est sauvegarder l'essence, perpétuer l'être en lui-même, harmoniser continûment ses éléments en cette unité nécessaire qui seule l'occasionne à devenir encore. Si quelque chose venait altérer la substance, ce qui touche au fondement, par-delà toutes les contingences ; cela serait rompu.
Et je voudrais écrire là ; répondre à cette nécessité intérieure qu'imposent aujourd'hui la douleur et le traumatisme. Je voudrais écrire là, écrire les explosions, les balles, les hurlements, la peur, pour que le souvenir reste en image ; le sang, l'asphyxie et l'angoisse irréels à présent. Il faudrait d'abord que je puisse ranger mes souvenirs. En faire quelque chose de cohérent. Quelque chose qui aurait du sens. Quelque chose qui puisse s'écrire. C'est étrange. Il n'y a qu'un souvenir diffus. Pas confus, parfaitement clair ; mais diffus, comme si tout cela était arrivé en une fois, sans interruption, comme si j'avais fait un long et terrible rêve, un rêve dont j'ai le souvenir, mais dont le souvenir ne fait pas sens. Un rêve où l'innocence paisible s'est perdue, où je connais l'angoisse, l'angoisse de la mort. Lorsqu'une feuille morte vole à ma hauteur, je sursaute et me recroqueville intérieurement, en proie aux images de ce chaos ambiant ; lorsque je ferme les yeux, je ne vois que du noir, avançant dans le gaz, une entité démente, qui tire à la volée. Je rêve de ce noir, entrecoupé de jaune, d'explosions de toute part et de membres qui volent, je rêve de ce sang qui macule le sol, de ces supplications, ces appels à la mort. Je rêve de vous, agenouillés, défigurés, je rêve de matraques se déchaînant toutes seules, je rêve de ces rafles passées sous le silence, de ces blessés de guerre qui ne disent pas leur nom. Je rêve de ces gens courant, tremblant, qui regardent partout, qui se cachent le visage en hurlant "ne tirez pas"...
Je ne veux rien perdre de ce qui matérialise l'horreur, cette horreur ineffable, ces silences effroyables entrecoupés de cris. Et comme après le viol, où la mémoire trie ; je ne veux pas oublier la vérité vécue. Cette seule vérité m'autorise à savoir, au fond de moi, malgré la honte et l'interdit, la nature de mon traumatisme, et qu'il est légitime. Mon cerveau tente de démentir ce qu'il n'aurait jamais pu concevoir, ce qu'il doit désormais, pour sa propre sainteté, assimiler pour vrai ; et la répétition de ces actes déments les banalise en moi, banalise l'horreur, banalise le sang, les explosions, la peur, l'angoisse de la mort. La nécessité intérieure, aujourd'hui me crie de l'écrire, ce traumatisme, cette haine... de l'écrire avant l'oubli, avant la sélection de la mémoire, impuissante à mettre en ordre l'incohérence même, à relater des faits insoupçonnés jusqu'alors. Mais comment écrire ce que l'on ne saisit pas ? Comment écrire un souvenir que l'on ne reconnaît pas ? Comment écrire quatre mois d'indécence ? Comment savoir écrire, ce qu'on ne sait pas vivre ? L'écriture ne peut se faire ici qu'à hauteur de l'incohérence vécue, je ne peux qu'écrire ces bribes d'éléments disparates pour qu'ils ne se perdent pas ; je peux écrire ces balles, qui passent près du visage, je peux écrire la fuite sous la TNT qui explose de toute part, je peux écrire ces vieux, ces gosses recroquevillés, je peux écrire ce sang, partout, là, sur le sol, je peux écrire les chars, le poison qui en sort, je peux écrire la mort, et la haine dans les yeux de chacun... Ces événements terribles ont commis leur essence en mon être ; et je pleure chaque jour ces victimes innocentes qu'on ne reconnaît pas...
18 semaines
des milliers de blessés
des centaines de mutilés
1 décès
224 blessures graves à la tête
22 éborgnés
5 mains - 1 pied arraché.e.s
Spoiler
Catégorie : Tranche de vie - 23 mars 2019 à 13:09
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Finn Easter a écrit
Cool ton post, parfois des témoignages d'apparence hermétiques parce qu'on y exprime plutôt un ressenti que des faits sont finalement plus parlant et plus intéressant que ce que l'on trouve dans les informations quotidiennes.
Je t'encourage à continuer eheh !
Merci Finn Easter, ton message me fait plaisir ! Je ne sais pas si c'est réellement parlant vis-à-vis de la situation vécue... mais en tout cas ça reflète bien le souvenir diffus qui se construit en moi au fil de ces semaines. Malheureusement je pense que cette période marquera les esprits, et les représentations de ceux qui l'auront vécue. Merci en tout cas, si à nouveau une rage d'écrire m'envahit, je n'hésiterai pas à la partager avec vous !
cependant a écrit
Salut,
ton écrit me frappe. [...]
Du courage !
Cependant : mille mercis pour ton message. Je m'y retrouve beaucoup. Ici j'avais terriblement besoin d'exprimer cette horreur vécue, et l'angoisse qui découle de cette situation irréaliste que jamais je ne pensais avoir à vivre un jour... Cette peur de mourir, de voir mon compagnon mourir, cette peur de voir toutes ces personnes souffrantes dont le statut de victime reste non-reconnu, et qui doivent se soigner malgré ça, se reconstruire malgré cette absence de reconnaissance de la collectivité.
Mais tu sais, je crois que ce que tu décris est quelque chose que l'on a tous en commun. Je veux dire, tous ceux qui se sont trop investis dans cette lutte pour pouvoir l'abandonner, tous ceux qui y sont retournés malgré l'horreur, malgré cette politique de la terreur effarante.
On a tous en commun cette solidarité, le caractère galvanisant de notre union dans ces instants - et qui dès lors ne peut plus nous quitter, qui nous donne de la force, une force incroyable pour continuer. Et la répétition de ces horreurs nous interdit d'autant plus de lâcher... Je te remercie beaucoup pour ces mots qui me touchent, tu as raison, je ressens complètement cette force que tu évoques, malgré la peur, ou peut-être même en partie grâce à cette peur.
La première fois que je suis allée à Paris, cette peur a failli me tétaniser. Je l'ai surmontée, même si je ne peux pas la banaliser, elle devient malgré moi presque habituelle. C'est aussi pour ça que j'ai besoin d'écrire, pour me souvenir toujours que ça n'est pas normal, que ça n'est pas légitime, et que j'ai le droit d'être effrayée. Je ressens tout à fait ce que tu décris... cette sensation que mon effroi n'est pas légitime, que je n'ai pas le droit de l'exprimer pleinement, sans qu'il semble ridicule, exagéré, ou même qu'il donne l'impression que je me place en martyr... (mais pourquoi tu y retournes alors ?)
Merci beaucoup en tout cas, la force ne me quittera pas, et ça fait un bien fou de lire ce genre de choses. Courage courage !
Morning Glory a écrit
[...]
Merci beaucoup, vraiment, beaucoup, pour ton message. C'est adorable, ça ne m'étonne pas de toi. Ça donne beaucoup de force tu sais.
Merci aussi pour le conseil, je vais faire quelques recherches là-dessus, pourquoi pas, si ça peut aider !
Je ne sais pas où tu habites, mais il y a des alternatives ; certaines petites villes encore non touchées (ou peu) par la répression, certaines actions complémentaires... Enfin loin de moi l'idée de te pousser à faire quoi que ce soit, ou de te culpabiliser. C'est déjà très chouette que tu nous soutiennes, même de loin. Mais ce que je veux dire c'est qu'il y a plusieurs modes d'action, dont certains sont moins dangereux que d'autres, même s'ils paraissent également moins utiles.
Merci encore, Morning Glory ! Ce genre de message est revigorant.
Morning Glory a écrit
...
En effet, en discuter c'est une très bonne chose. Il n'y a que comme ça que les gens peuvent se rendre compte dans leur quotidien que les gj (ou leurs soutiens) ne sont pas les vilains pilleurs destructeurs de république qu'on voit médiatisés. Je m'étais promis de ne pas forcément parler de tout ça... mais tu me tends la perche ! Et crotte, c'est mon billet, je fais ce que je veux
Comme tu le dis, c'est une goutte d'eau, mais tu sais beaucoup de gouttes d'eau peuvent former un océan...
C'est vrai que c'est frustrant, je ne vais pas te mentir : j'ai dans mon entourage bien plus de personnes qui soutiennent que de personnes qui participent. Ça représente un "manque à gagner" (ouuh le vocabulaire entrepreneurial...) énorme. Et on se dit toujours "si elles participaient..." mais les contingences de la vie font qu'on ne peut pas tous se mobiliser en même temps, que l'on a tous ses propres soucis et ses propres responsabilités, et il ne convient pas de jeter la pierre à ceux qui malgré tout, soutiennent notre lutte. Il y assez de personnes qui nous dénigrent pour se mettre à dos celles qui sont avec nous.
Spoiler
Tu sais, il y aura toujours des gens pour te dire "qu'est-ce que tu foutais tout ce temps ??" mais crois-moi, la majorité sera très heureuse que tu les aies rejoint, si tu décides - et que tu as la possibilité, de le faire. C'est con ce que je vais te dire ; mais rien que de croiser des gj sur les pare-brises me remplit de force, et je ne suis pas la seule.
Et puis, il y a quelque chose de très beau à aller dans ces manifs, c'est que tout à coup, on prend une bonne dose d'espoir. C'est bête à dire, mais à côtoyer toutes ces personnes, on se rend compte qu'elles croient en leur cause, qu'elles sont déterminées. Qu'après 19 semaines, si elles sont encore là, c'est qu'elles ne lâcheront pas.
Et puis, évidemment, on se rend compte du mensonge médiatique, on se rend compte du nombre que l'on est, de l'ampleur que l'on prend, de la solidarité qui existe entre nous. On se rend compte que le Fouquet's qui brûle, quand on voit des grands-mères au sol et des gens lambda la gueule en sang, finalement c'est pas bien grave... On se rend compte surtout de la chronologie des événements, et -pour reprendre l'exemple de la casse- qu'étrangement la casse ne survient qu'après l'horreur. Qu'étrangement des gens très calmes peuvent s'énerver à force de provocation, d'humiliation et de douleur. Qu'étrangement ce ne sont pas des vilains habillés en noir qui viennent foutre la merde... Bref, c'est un autre sujet, j'en parlerais volontiers plus longuement, mais pas ici.
Mais je le répète, il y a des endroits où l'on peut encore manifester sans risquer son oeil ou sa vie. Il faut en profiter (je mettrais presque un "lol" si cette phrase n'était pas si absurde...). Il y a aussi d'autres types d'actions menées, si un jour tu veux en discuter, je suis toujours là en mp.
Par contre, ne t'étonne pas MG si tu décides d'aller manifester et que tu croises des personnes énervées... je manifeste depuis l'acte IV, et il y a énormément de personnes qui, comme moi, ont vu des horreurs, qui se revendiquaient pleinement pacifistes, et dont le discours a légèrement changé, à force de répression... Bien que nous restions pacifistes dans l'âme, nous sommes beaucoup à avoir en nous une haine incommensurable qui grandit.
Bref ! Que tu décides ou non d'aller manifester, quoi que tu fasses, je te réitère un grand remerciement. Je suis vraiment contente de constater, encore une fois, que, si nous sommes beaucoup investis dans la lutte, nous sommes encore davantage à la regarder de loin avec bienveillance. Ne crois pas que ça ne compte pas. Ça compte.