La lente mécanique du souvenir se déroule. Pas question d'obvier.
Le petit coup, une pichenette, avec l'ongle de l'index, sur le corps gradué de la seringue qui rendait un son sourd. Une bulle d'air emprisonnée remontait vers l'aiguille. Un minuscule coup de piston, le soi-disant danger d'embolie était alors écarté. La prudence de celui qui s'apprête à trouer son sac de peau tient du risible.
Il y avait les partisans, peu nombreux, du peu d'eau dans la cuillère, juste ce qu'il faut pour diluer la poudre. Il s'agissait d'une démarche de sprinter, de privilégier la montée, jouer le flash boulet de canon, la fulgurance de l'extase. Moi, dans la cuillère, je préférais beaucoup d'eau, la poudre noyée comme un pastis bu au soleil. La lenteur savoureuse du shoot prolongé.
La fleur de sang déploie sa corolle en volutes rougies. Le percement de la veine est réussi. Sans tâtonner. Le pouce s'active. Propulsion rapide ou lente, là aussi deux écoles s'affrontaient. Une tirette pour ne rien laisser perdre. Et voir la légère ébullition du sang que j'aspire pour mieux le rejeter dans la membrane veineuse. Les yeux qui chavirent, se noient ; la tête qui part en arrière telle celle d'un père à qui son fils annonce son mariage prochain. Ne pas oublier de souffler sur la peau au moment de retirer l'aiguille, ça fait très infirmier sûr de lui. Nuage épais d'un bonheur qui se niche dans la gorge. Ouaté d'une artificielle coloration... Mais qui se soucie de ce caractère factice, franchement ?
Sourire idiot sur mes dents jaunes. Au milieu de la béatitude, je sens, déjà , presque imperceptibles, comme en souffrance, les signes avant-coureurs du vomissement. Rien à voir avec ces grattements que soignent les caresses appuyées d'un ongle de glace sur un épiderme en feu. A distinguer également du frottement répété de mes paupières lourdes qui réclament régulièrement cette friction tonifiante. J'ai l'impression de les déplier du dos de la main, velours où crissent des grains de sable blanc.
Un hoquet, plutôt sympa. A chacune de mes intempestives expulsions d'air, l'estomac est pris en tenailles. Peut-être de cette brusque prise, monte une légère nausée que j'attribue à on ne sait quelles indéchiffrables abysses morphiniques. Ça peut paraÎtre paradoxal mais cette nausée est agréable, feutrée, de bon ton. Elle brouille à peine les cartes du plaisir. Arrivé à ce stade, l'idée que le vomissement est inévitable ne me gêne pas le moins du monde.
Je préfère m'occuper de ma salivation abondante et grasse. Comme il est hors de question que je me lève pour cracher - j'ai bien entendu la plus douce des flemmes -, j'avale au fur et à mesure cette mousse huileuse. J'en utilise toutefois une part non négligeable, prélevée avec le bout de la langue baignée dans le marécage situé en arrière des dents du bas, pour m'humecter les lèvres tirées vers l'intérieur de la bouche.
La précision des informations corporelles n'empêche que par intermittence l'entretien d'une conversation où je défends, vaille que vaille, la théorie qu'il vaut mieux copier quelque chose de bon que de faire dans l'originalité merdique. Ceci à propos de Lenny Kravitz démarquant Hendrix.
La langue se heurte comme un animal stupide à la double bouée des lèvres serrées, en trempe les contours, retourne piquer une tête, comme si elle ne respirait à son aise que dans son bain de glaviot clapotant. Elle revient à la charge, jamais découragée, pareille à une fourmi. Quand une micro crevasse se présente sur la face d'une des lèvres, c'est alors le bout le plus pointu de la muqueuse qui vient s'y lover. Béatitude de bon aloi.
Mon idée est reprise puis déformée. Une réminiscente giclée de Cioran me soutient : “ Nous ne devrions parler que de sensations et de visions : jamais d'idées - car elles n'émanent pas de nos entrailles et ne sont jamais véritablement nôtres. ”
Les soubresauts du hoquet s'intensifient. Impossible de ne pas identifier cette dernière secousse à un renvoi. Pointe d'aigreur. Depuis longtemps, j'aurais dû me lever. Me foutre un doigt dans la bouche. Un bon moment à passer. Mais non. Je me vautre dans ce qui devient une espèce de jeu, de challenge. Résister.
Replié en chien de fusil, dans cette position dite du foetus. A l'intérieur de moi, ça pue. L'odeur acide de la gerbe, moutonnant telle de la lave pulvérulente, rongeant l'ondoiement de ma tuyauterie intime, reflue. Les hoquets me secouent. Au point que mes globes oculaires rougis s'expatrient, quittent la caverne ombreuse de mes orbites creusées. Ils n'ont pas été suffisamment apaisés par une cascade de larmes.
... Un sursis pendant que je déglutis ma bile. Un sursis que je crois futé d'exploiter en allumant une
cigarette. Bon et dégueulasse. Retour de l'ami hoquet. La nausée du bonheur m'a pris pour cible.
Je ris. L'un de nous fait des pompes. Seule solution trouvée pour faire ressortir des veines retorses. Et vite, vite un garrot ! Evite les croûtes, s'il te plaÎt. Et plante ! Plante mon pote avant que ne fuie ce tuyau mauve.
Un autre se consacre à l'activité, apparemment désopilante, du rinçage de shooteuse. Il remplit l'instrument dans un verre d'eau. Le liquide prend une teinte rosée à cause d'une goutte résiduelle de sang. Afin de tester la précision de son tir, il s'éloigne de l'évier embourbé où s'amasse une vaisselle en cours de fossilisation. L'aiguille tordue fausse son habileté, il arrose le robinet aussi déjanté que lui. Il rectifie. Et se concentre, après un nouveau remplissage, à bout portant, sur une coquillette ankylosée dans un bain de ketchup noirci. A moins que ce ne soit un mégot, va savoir. Lassé, peu encouragé dans ses efforts, Robin des bois se tourne vers l'assemblée, il balance en ricanant quelques giclées. La léthargie ambiante n'est pas brisée, n'étaient çà et là quelques grognements de protestation.
Presque une bombe, cette
came. Il lui en restait beaucoup, on pourrait le rappeler sur son portable ?... Question surgie de nulle part n'appelant aucun assentiment. Tout ce qu'il y avait comme argent disponible a été utilisé. Un bon investissement.
Résister encore. Tout de même, la gerbe. Rot sonore. Inutile de s'excuser, on est entre nous. Puis une sorte de machin tenant le milieu entre l'éternuement et le hoquet.
Le nez dans le mouchoir. C'est un vœu pieux. Je n'ai pas, ô rage ô désespoir, de tire-jus. J'en avais un vieux tout racorni, de dimension lilliputienne et presque indéfroissable mais je l'ai “ prêté ” pour éponger un trou raté. Le dos de la main, une partie de la manche. Je récupère plein de bonnes choses d'une seule lampée.
Deuxième assaut. Je gagne quelques précieuses secondes en éteignant ma
cigarette. Crève-cœur. La gueule entre les mains. Impossible de refouler, ça attaque de partout. Du front : suées tièdes, salées. Des yeux maintes fois frottés : jets de larmes. Du nez : éjaculations de morves fuligineuses. De la bouche : salives et biles avec, en rab, en provenance du kebab ingurgité nerveusement dans l'attente du plan, un peu de solide, un bout d'agneau. Rien à faire, faut se lever, enjamber les malheureux qui n'ont pu se trouver un siège. La salle de bain. Salle de bain, chance, ouverte. Ce qui sort gagne en volume sur ce que je tente de ravaler.
Non, excuse enlève ta cuillère des chiottes, dépêche...
La tête au frais dans la faïence poissée. Longs et savoureux renvois. Je me vide. Vomituritions. Jusqu'à ce que mes contractions stomacales deviennent douloureuses. Je tente de m'éloigner. Un nouveau renvoi me précipite sur la cuvette délaissée. Comme si j'y étais relié par un élastique. Encore heureux : je suis le seul dans ce cas actuellement, sinon, la fenêtre. Ça sort de plus en plus laborieusement : de la bile pure et simple. Il n'y a pas le lest d'un grumeau. Mon affaiblissement se transforme en langueur, vaporeuse. Je me demande pourquoi j'ai attendu si longtemps... Mais aurait-ce été si agréable sans l'aiguillon de l'urgence absolue ? La rétention sublime-t-elle la jouissance ?
***
C'était amusant, ce dilettantisme, cette approche récréative de la dope. Prudente, somme toute. Excellents souvenirs. L'autre soir, elle a prétendu qu'elle m'avait sauvé “ des griffes de la poudre ”. Conneries.
Je n'ai guère eu d'angoisses. Une garde à vue gentillette. Le gendarme qui m'interrogeait, sans brutalité, ressemblait à mon petit frère. J'avais réussi à ne dénoncer personne (ne rien poucave était le terme). Si ce n'est un arnaqueur réputé. Pas de quoi faire le caïd puisque ça n'avait nullement empêché un lamentable effondrement en larmes sous des menaces invraisemblables de prison.
Une pseudo-overdose. Par frime, j'avais voulu tester un produit manifestement frelaté : on voyait des bouts de cachet - ou de plâtre - jaunes et mal pilés. J'avais tenu à passer le premier tel un chouan se ruant à l'assaut. C'était mon plan. Un léger évanouissement... Je peux tout juste écrire “ perte de connaissance ”. Quand j'avais rouvert les yeux, ils me regardaient bizarrement, hésitant entre l'espoir d'avoir touché une bonne dreu malgré les apparences, et l'inquiétude.
Mais qu'est-ce-que tu fous ? Rien, justement.