Un vrombissement familier à l'angle de la rue O se rapproche, la plus familière des silhouettes chevauche son septième scooter. Lui non plus n'a jamais eu trop de bol, au moins on s'est bien trouvés. En trente secondes l'engin est attaché et les escaliers remontés. Je prends quand même le temps d'embrasser l'objet de mon amour, avant de lui demander de m'en mettre un. J'entends par là me mettre assez de poudre dans un papier replié pour que j'y trouve de quoi me faire 2 ou 3 shoots. C'est aussi pour cela que je l'aime, mon amour, un ça veut toujours dire 2 ou 3. One is too many ten is not enough. On se comprend.
J'ai tout préparé pour lui faciliter la tâche et me rapprocher temporellement le plus vite possible du moment où ce poids va enfin libérer mes épaules. Pour lui, dans la chambre, sur le meuble TV laqué blanc à côté de la Box Numéricable, un catalogue Ikéa avec sa couverture glacée qui ne risque pas d'absorber la poudre, mon ancienne carte vitale pour l'écraser, un carton de loto au cas où il y ait des gros cailloux à écraser, pour empêcher la c de gicler partout. Je vous l'ai dit, ici, on n'aime pas gâcher, une paire de ciseaux pour ouvrir le paquet, un ticket de métro oblitéré roulé en forme de paille.
Mon stand à moi prend place sur la table basse du salon, à côté du chauffage à bain d'huile monté au maximum, histoire de me chauffer le bras et de bien faire ressortir les veines, vous trouverez 3
stéribox, soit 6 seringues, autant de petites bouteilles d'eau stérile, compresses d'
alcool individuelles, coupelles en alu(pour qui à besoin de chauffer le mélange, s'applique à l'
héroïne), filtres ( trop gros,trop compacts, je ne les utilise pas), sans oublier le préservatif que l'on trouve également dans chaque
stéribox.
Comme si le camé qui est passé à l'aiguille avait encore une vie sexuelle prolifique. Je me ravise et change d'avis, dope et prostitution vont souvent de paire. Décidément si ces produits sont destinés a une population à risque, ils pourraient mettre de la bonne camelote. Parce que dans l'état actuel des choses, une utilisation complète du préservatif fourni risque de vous vacciner définitivement contre toute velléité de libido. Un dépendant aux
opiacés, s'il a encore un attrait pour la chose, mettra beaucoup de temps à venir, surtout si sa derniere prise est rapprochée, ce qui est souvent le cas quand on a un stéri dans les mains. Un préservatif trop étroit et trop épais
coupe les sensations. Vous me suivez? Laborieuse expérience en perspective.
Revenons-en à mon rituel, je retourne me rassoir avec le papier que R m' remis.
Je verse l'intégralité de la poudre et des petits cailloux dans ma coupelle de stéri, je verse une vingtaine de gouttes d'eau, cela fait longtemps que je ne prépare plus les shoots un à un, il devrait y avoir assez d'eau et de
coke pour 3 shoots passables. Je
coupe un petit bout de coton à démaquiller que je façonne en boulette entre mes doigts, je le rajoute au milieu de mon mélange et j'aspire 7ml avec ma seringue toute neuve.
Je n'aime pas me servir d'un garrot,. Pourtant je n'ai plus beaucoup de veines ces temps-ci parce que depuis que j'ai fait ma
poussière et constaté que la douleur au bras était persistante, j'achète de la
coke tous les jours parce qu'à l'hôpital il n'y aura rien donc autant en profiter, et la douleur est présente et irradie de plus en plus, donc j'espère l'éviter pour le temps durant lequel je shooterais.
Demain, je vais à l'hôpital, promis.
Je pense à cette violence qu'on s'inflige quand on se drogue, tous les jours et le lendemain plutôt deux fois qu'une…
Mon attitude envers moi-même est violence, la putréfaction que je laisse courir , le mal qui grandit, le besoin de plus dose après dose, on crée sa tolérance, elle devient le gouffre de nos finances et de notre mémoire.
Ma tolérance est à l'image de ma violence rampante, elle a des capacités exponentielles. On ne pense plus qu'à elle, ou plutôt on s'en fout de la violence de ce que l'on s'inflige à soi-même, on pense juste à la normale…
Même pas un état de conscience modifié…
Pour preuve il n'y a pas de dépendance quotidienne possible aux hallucinogènes, ce n'est pas plus envisageable de prendre du
LSD tous les jours pour vous que pour moi.
La seule différence réside dans la soustraction de l'impact d'une forme de violence pour moi. Je la connais si bien qu'elle m'est aussi confortable qu'une paire de charentaises. Je n'aurais pas peur de prendre assez de
LSD pour faire un voyage de 24h, s'il le fallait, s'il y en avait assez, et si l'approvisionnement est réduit, j'envisagerais même de l'injecter, pour être sûre que mon cerveau absorbera le maximum de substance disponible.. Et si je me retrouvais bloquée dans un délire pour le reste de mon temps à tirer?
Ce n'est pas pour tout de suite. Le voyage d'abord.
Introduire l'aiguille du véhicule sous la peau.
Fouiller pour y trouver une veine.
La chercher longtemps avant de la trouver.
Même essayer d'injecter sous l'abcès, avec le gonflement la veine doit mieux affleurer à la surface. Même pas pour aujourd'hui. Chercher encore malgré le sang qui commence à coaguler.
Vider la seringue, virer le caillot.
Recommencer.
Croire qu'on y est, dans la veine, injecter 2ml, avant de se rendre compte qu'on est à côté.
Petit soulagement vous devez avoir injecté 1ml dedans.
Histoire de sentir la prochaine montée, reprendre 2ml à nouveau, pomper à nouveau dans la coupelle, chercher, verser une larme.
Je me mets face au miroir.
Aux situations désespérées, les moyens désespérés. Je plante dans la jugulaire.
Le pire c'est que j'arrive à la rater.
Je crève d'envie d'appeler R pour qu'il trouve une veine à ma place.
Mais il ne le ferait pas, ou plus, il ne se shoote plus, je suis seule avec mes seringues. Il n'a jamais aimé me shooter, voir mon sang, peut-être se rappeler que c'est lui qui m'a fait ça le premier, mon premier shoot.
C'était il y'a dix ans. C'était à l'époque où je revendais de la
came pour assurer ma propre consommation. J'avais déjà renoncé. Ce premier shoot n'a pas d'importance. J'étais un bras volontaire, j'ai supplié pendant trois mois avant qu'il ne cherche la première veine. Je voulais vivre sur la même planète que lui. Etre dans le même état.
Depuis le premier jour où j'ai vu cet hématome noir caché sous sa manche, j'ai voulu le même.
J'ai compris bien des mystères.
Pourquoi je me couchais avec 17grammes dans ma cachette pas vraiment secrette, de simples tiroirs rose Tati en plastique où je range mon maquillage, pour me réveiller avec 15grammes seulement, et encore certains avaient l'air plus petits. J'ai compris ses rages et ses colères, la
descente est plus abrupte, la pente à remonter pour retrouver le niveau normal est plus inclinée, c'est une autoroute verticale. J'ai compris pourquoi on ne se comprenait plus. Je ne pouvais plus le perdre, que ce soit par envie d'une défonce plus absolue, besoin d'oubli ou par amour, aussi bancal soit-il.
J'avais déjà signé mon pacte avec le diable. J'avais emménagé chez lui. Il ne travaillait plus, moi non plus. Je ne revendais même plus. On tapait, on baisait, on ne dormait plus, on ne passait plus un instant l'un sans l'autre. On ne faisait plus qu'un. Nos corps étaient réunis et notre âme tout entière visait le même but. Le prochain fix. La même baise qui continue. Ne plus rien ressentir de désagréable, on a essayé.
On a tellement remonté notre normale à un niveau de
cocaïne élevé dans le sang, que les shoots n'étaient plus qu'un détail. Ma vie tout entière, mes aspirations passées, tout cela n'était plus qu'un détail.
Moi, dont le cerveau arrivait toujours à fonctionner à vide, à s'emballer pour un rien, moi qui faisait un tel cas de mon rôle sur Terre.
Moi, je n'en avais plus rien à foutre.
Juste lui et notre défonce.
J'avais trouvé un répit.
Je ne sais pas encore si c'est une pause dans ma course, ou ma destination.
Je suis enfin dans une veine, et pas des moindres, la jugulaire, injection directe vers le cerveau.
C'est aussi lui qui m'a appris ça, on injecte vers le haut, vers le cerveau. C'est le but recherché, que ça monte dans le cerveau, pas le temps d'emprunter des chemins de traverse. Dans le sens inverse de la circulation sanguine vous auriez aussi plus de chances de vous louper, de ressortir de la veine, d'en mettre à côté.
En plein dans le mille. Je pousse rapidement le piston jusqu'au bout de la pompe. Sensation Passable. Je ne vise plus les sensations du début depuis longtemps. Partout, il y'a la littérature du premier shoot. Le junky est sensé rechercher l'effet de son premier shoot, inexorablement, en vain. Je ne me rappelle pas de mon premier shoot. Ni d'où il a été envoyé, ni de comment je l'ai reçu. J'ose présumer que ça devait être pas mal, puisque je ne m'en lasse pas.
La vérité c'est que tant que je shoote je ne pense pas à autre chose, et c‘est déjà beaucoup. Parce que si on se met à décompter le temps que je mets à trouver une veine de celui durant lequel je me défonce, il ne reste plus grand chose. Pourquoi je continue? Parce qu'il ne me reste plus grand chose d'autre… Que mon amour et ma défonce. Alors on s'aime et on se défonce. Jusqu'au bout. Jusqu'à injecter la même
coke qui a fait pourrir mon bras dans l'abcès qu'elle a causé.
J'ai déconné. Franchement pas assuré. J'ai mal.
Il est 4h du matin. J'ai injecté 2 ou 3 shoots dans l'abcès, la tentation d'une route déjà tracée, dune veine qu'on connait et qui marche. De la taille d'une balle de ping pong il est passé à celle d'une balle de golf. Un instant je regrette de ne pas avoir franchement attaqué les cuisses ou une autre partie de mon anatomie moins visible, moins flagrande que les bras. Le mal est fait, il se propage, si j'attends encore aujourd'hui je passerais le stade de la balle de tennis.
Il se passe quoi si la pourriture attaque l'os? C'est simple on vous l'ampute. Et là vous perdez une bonne réserve de veines d'un coup. C'est le bras gauche, je suis droitière, je manierai toujours l'aiguille de la même main. J'ai déjà une cicatrice au pli du coude droit. Une boule de chair putréfiée de 8 cm de diamètre chirurgicalement extraite de mon bras il y'a 8ans m'a laissé une cicatrice horizontale de 8cm. Il m'a fallu attendre jusqu'au mois dernier our oser shooter au même endroit.
J'avais déjà échappé au pire cette fois là , perdre la main qui tient ma plume.
Ca ne m'a même pas freinée, je suis sortie de l'hôpital avec un plâtre de l'épaule aux phalanges en signant une décharge. Le médecin n'avait pas fait sa ronde post-opératoire à j+3 de l'intervention. Pas de somnifères, pas d'anti douleur, rien. Même pas de visite, la psychiatre qui connait si bien mon histoire interdit à R de venir de peur qu'il me drogue en douce. Je suis partie trainer vers la station de métro Barbes, et avant d'avoir fini de descendre le boulevard, on me proposait deux grammes à 120E. J'ai suivi le type dans le metro, je lui ai fait confiance. Il m'a escroquée de 120E.
Retour à la maison avec rien dans les poches. J'avoue à R qui vient de rentrer que je me suis faite avoir comme une bleue. Il sort un gramme de sa chaussette.
Ma mère lui avait déjà téléphoné parce qu'elle n'arrivait plus à me joindre. Il a compris que j'étais sortie, il aurait fait de même. Je serais volontiers sortie à mon réveil d'anesthésie. Le bras à vif et mes sincères larmes, qu'elles soient de douleur ou de condoléances face à la chair ôtée, n'ont pas attendri les infirmiers.
Rien, pas même un imovane, ni un demi, ni un quart. Ordre du chirurgien.Je sonne, je négocie, ça ne sert à rien ils ne se déplacent même plus.
Il y'a un problème, mon bras retenu par le plà tre est immobilisé dans le mauvais sens.
Il est trop serré aussi.
J'ai autant mal que le jour où je suis venue, la sensation de chaleur propre à l'infection qui se répand s'est pourtant évanouie.
Je suis sauvée. Mais personne ne vient me l'annoncer. Il ne doit y rien avoir de glorieux à avoir sauvé le bras d'une junkie qui n'était en fait pas si ancrée dans la dépendance, pas encore. Cette junkie a connu bien d'autres aventures et celle ci lui arrache un sourire, à cette époque elle était un baby junky, encore une sorte de wannabe. Elle a juste suivi le chemin du premier homme à s'être occupé correctement d'elle. Elle voulait partager sa vie, et aujourd'hui ils partagent en effet un paquet d'emmerdes.
Dans cette chambre où personne ne répondait pas à la sonnette sensée être branchée pour retentir chez les infirmières, toujours le bureau dans es environs duquel je suis immanquablement assignée. L'appel du fixe est si puissant, faudrait pas que je me sauve avec tous mes tuyaux chercher un peu de bonheur en poudre puisqu'ils m'en veulent déjà tellement de mes choix de vie qu'ils nient totalement ma douleur, Les chairs à vif sous un plâtre, un trou comblé par du tulle gras, des bandes dessus et enfin le plâtre géant. Rien n'a été fait en finesse, ça me change du traitement dans la clinique au nom de nom de Grand pere a Tunis.
Mes coups de sonnetes n'y changent rien, personne ne vient m'expliquer pourquoi mon bras est tordu dans le plâtre, il y a du avoir une confusion entre la droite et la gauche quelque part dans leur installation, en tous ças je ressens une douleur indépendante de l'abcès, Je dois remettre mon bras à l'endroit si je veux arrêter de souffrir et peut être dormir ( mais sans médocs, j'en doute)
J'apprends à me servir de ma main gauche pour défaire les bandes du plâtre. Peut-être que mon grandpere médecin m'a aussi transmis un gene ou deux utiles à la compréhension de la biologie humaine.
Il y avait vraiment un problème. Maintentant le tout est lâche mais ma main et le pignet son dans le même sens. lors qu'on m'a opérée au pli du coude, j'ai été bandée en forme de zig zag du haut de l'épaule aux phalanges. Discrétion et cohérence absolues!
Mais puisque c'est le bras d'une camée et que je me suis infligée ça toute seule.
On me laisse patauger dans la douleur, le bras à l'envers. Peut-être que je comprendrais que j'ai évité le pire.
Mauvaise école.
Pas comme ça. Pas dans la douleur. Je la rejette, la douleur. Je la vomis. Ma vie entière est une tentative d'anesthésie sédative, plus ou moins contrôlée. Ma vie est une fuite en avant, loin de la douleur de l'instant. Même si je sais très bien que demain je me réveillerais dans la même merde. Que la
came n'atténuera plus rien, demain…
Encore moins avec un bras en moins.
4h10.
Je ne dormirais pas, les somnifères n'y feront plus rien. J'ai mal et c'est intenable.
Il dort à côté de moi. Nous sommes allongés dans le même lit. Au moins je ne suis pas seule.
Le chat qui doit changer de place au rythme de mes convulsions ne lâche pas l'affaire. Elle est là , elle aussi. Elle reste là malgré les coups que je lui inflige involontairement.
J'essaye d'être une bonne mère. Je nourris mon chat avant de penser à moi-même. Elle me le rend bien.
J'ai trop mal, chaud froid, 40 mg de
méthadone en plus de ma dose n'y changent plus grand chose. Un café, histoire que ça monte. Dans moins de 24h je serais sûrement au bloc. Je n'ai pas envie d'affronter tout ça, ni la force, ni le courage. Mon être tout entier est concentré dans cette sphère de chair putréfiée.
J'en sais assez aujourd'hui pour ne pas m'effrayer plus que de raison.
Certains ont survécu plusieurs mois à leur abces, d'autres en sont morts, mais pas en une semaine, d'autres sont amputés. Je ne laisserais pas la gangrène atteindre l'os.
Sauver les apparences à tout prix, c'est l'objet de mon éducation. Les veines de mes mains sont sclérosées. Quelques croûtes se baladent. Je passe du cycatryl ou de l'hémoclar, selon, et quand j'y pense. J'ai l'impression de voir des rails de trains qui sillonnent mes bras, piqués de traces d'aiguilles, et de toutes les teintes de rose, jaune et bleu d'une peau en cicatrisation constante.
Je ne porte que des manches longues, je sue dans l'un de mes 35 perfectos chaque jour de canicule.
C'est décidé, ça fait assez longtemps que j'y pense. Je me ferais tatouer les avant bras, du pli du coude jusqu'au milieu de l'humérus.
Et les mains.
L'idée ne m'enchante pas, je suis assez stigmatisée comme ça.
Mais il est trop tard, je ne récupérerais jamais les stigmates de ma consommation de toxique en Intra Veineuse. Alors que sauver les apparences, je peux encore le faire, planquer mes traces et cicatrices sous des tatouages. M'inciter à taper les cuisses, c'est aussi le but.
Je comprends cette nuit que je ne peux plus me permettre de shooter les bras. Ils ne sont plus intègres.
Oui maman, je me suis encore fait ça, non, j'ai pas arrêté, je n'en ai même plus envie, c'est une voie sans issue dans laquelle je me suis engouffrée à en perdre haleine. J'en demeure la fille d'une mère aimante, parfois compatissante, abusive, toujours. Ce n'est pas à moi que j'aurais fait ça, mais à elle avant tout.
Comment j'ai pu, encore.
Si je la tuais ce serait plus humain.
Maman, je suis déjà morte, je suis mon propre zombie. Ne le prends pas contre toi, mais j'ai perdu la faculté de te préserver de mon enfer. Il parle à ma place. Je ne suis plus qu'une âme malade au milieu de ma pourriture et de mes aiguilles. Un matelas d'aiguilles dans lequel je me suis vautrée sans penser à toi.
Oui, j'ai osé.
La perfection m'a quittée.
Et le poids de toutes tes espérances n'a toujours pas soulagé mes épaules.
Parfois je passe devant un miroir, et je pense à toi plus qu'à mon cadavre. Tu ne méritais pas ça, ou je ne te méritais pas.
Mais as-tu oublié notre histoire? Je ne pouvais plus faire semblant.
Malgré tout l'amour et la reconnaissance que tu m'inspires, et la force dont je suis encore parfois capable, je ne peux plus faire marche arrière.
Je peux juste te préserver un petit peu plus avant, ne pas donner tes coordonnées à l'hôpital, ne pas venir te voir cet été. Planquer mes bras. Attendre que ça cicatrise en une nouvelle forme immonde, la recouvrir d'un tatouage,
Taper ailleurs, là où ca se verra moins, apprendre à taper des veines plus petites.
C'est tout ce que je peux encore faire pour notre relation, maman, me résoudre à taper ailleurs, là où tu ne le verras pas, là où tu ne chercheras pas, là où ça ne te sautera pas aux yeux, là où tu ne sais pas que les junkies les plus désespérés cachent leurs abcès.
Oui maman, je pense à toi.
4h20.
Il me reste une dernière décision à prendre avant de réveiller R. Ambulance ou scooter? Ma carte vitale est à jour, l'assiduité dans mes démarches de sécurité sociale est de rigueur. C'est bien la seule avec celle de mes apparences à laquelle je me plie encore.
Sinon maman risque de recevoir la facture.
Ca c'est déjà produit. 1000E la semaine d'internement forcé, 3semaines…
Même pas de consultation avec un psychiatre, dans un hôpital psychiatrique, ça peut sembler un comble, mais ça ne l'est pas. Je suis toxicomane. J'ai droit aux résidus de notre système d'assistance publique.
Enfermée jour et nuit dans une chambre sans autre fenêtre qu'une meurtrière, sans
cigarettes non lus.
Je suis obligée de rester en pyjama et suis enfermée toute la journée en dehors des repas, pour me protéger des avances du sexe opposé, paraÎt-il, de la violence présumée des 4 intentés de force par la police, au bout du couloir, leur enclos commençait à deux chambres de la mienne. Ils auraient pu me trouver une autre chambre s'ils avaient réellement craint pour mes jours ou pour la tranquillité de mes nuits.
Deux des condamnés sont devenus mes compagnons d'infortune. SDF, musiciens ruinés, rmistes, campeurs du canal St Martin, je n'avais rien à craindre d'eux, ces gens sont comme moi, ils n'ont plus aucun pouvoir sur leur carcasse et leur destin. Ils ont tout perdu et s'y sont perdus eux même. Dans quel ordre? Ca n'intéresse plus grand monde, ils ne sont plus que statistiques.
Leurs désirs sont réduits à néant.
Certains sont même ici de leur propre chef.
Abonnés aux minimas sociaux ils trouvent dans l'internement financé par la CMU et CMUC le soulagement des besoins primaires, voire secondaires. Un lit chaud, trois repas par jour, une salle TV, même une call girl d'à peine 20ans à mater, échouée ici par manque d'information. La call-girl est le nom que m'a donné la psychiatre que j'ai vu le jour de mon acceptation…
J'ai cru qu'elle était là pour m'aider.
Je voulais juste qu'elle me laisse rentrer chez moi pour nourrir le chat.
Je serais revenue, puisque je ne savais pas ce qui m'attendait.
Je ne demandais pas à ce qu'elle me sauve de moi-même pour autant. Elle a alerté ma mère, lui a demandé de venir à Paris signer les papiers nécessaires à mon hospitalisation sur la demande d'un tiers, ou HDT selon l'acronyme consacré.
Ma mère est venue.
La psy nous a reçues ensemble.
En moins d'une minute elle m'appelait la call-girl devant ma mère. Mon secret n'existait plus.
Ma mère était convaincue de la nécessité de mon internement. Ma fille n'est plus elle-même si elle se prostitue. Je vais très bien, être escorte c'était mon choix, et je n' ai pas eu souvent l'opportunité, d'en faire des choix, oppressée par le carcan des rêves que ma mère avait d'abord nourri pour elle-même.
A 400E de l'heure dans des palaces 5* on aura vu pire comme déchéance. Jamais je ne me prostituerais contre un shoot.
Contre une bonne défonce, ça a fini par arriver quelques fois, mais ce n'était jamais prémédité.
La première, je me suis faite avoir, j'ai oublié de demander on dû à un ancien acteur d'une série d'AB productions, devenu producteur de musique techno à succès à Amsterdam, avant de retomber dans l'oubli et de se faire virer par sa nana le jour où elle a trouvé ses cailloux de
coke. Je ne sais plus comment il s'est retrouvé en garde à vue.
A sa sortie de la case prison il s est pris une chambre au Méridien de la porte Maillot, a appelé son dealer, qui entre nous lui cédait de la merde à 120 euros le g, soi disant sorti des saisies de la police, puis m'a contactée. Dans cet ordre, je présume. Au milieu de cette passe, entre deux serivces de
coke, je suis ressortie en faire une autre dans le parking en face, dans la voiture d'un client qui était déjà prévu. Affaire vite expédiée, je suis descendue en vrai cliché, porte-jarretelles et lingerie rouge assortie sous mon imper.
Même pas besoin de me déshabiller, à fortiori de me rhabiller. J'avais deux pompes chargées dans mon sac, l'acteur raté a pu baser tout son soûl, moi shooter en réutilisant mes seringues. Il a rappelé son type, ravi d'avoir trouvé une compagne de défonce.
J'ai oublié de présenter ma facture à la sortie de la chambre.
Pourquoi je n'ai pas demandé mon dû au début? Je l'ai fait, mais cet argent a servi à payer la seconde visite du dealer. Mr Du miel et des Abeilles devait descendre avec moi pour retirer à nouveau de son compte en banque le solde de ma prestation, mais il ne l'a pas fait.
Le salaud m'a bien eue, toujours les plus nantis…
4h30.
Mes digressions ne me distraient même plus de ma douleur.
Ambulance ou scooter? J'ai déjà abandonné ma voiture, littéralement, mais c'est une tout autre histoire.
L'ambulance m'évitera de l'attente en m'épargnant le triage des urgences. Je sais que mon cas est urgent. Plus ils attendront pour m'opérer, plus il faudra râcler de chair.
L'avantage du scooter réside dans la suppression des intermédiaires du SAMU, pas d'appel à passer, pas besoin de raconter ma toxicomanie aux pompiers, je saute à l'arrière du scooter et dix minutes plus tard je suis aux urgences. Par contre là je risque d'attendre… Soit parce qu'on aura décidé de me faire payer l'addition de ma vie à contre-courant, soit par désintérêt pur et simple pour leur travail. Serment d'hypocrites, j'en parlais plus haut.
4h32.
Je renifle mon bras, et il sent bien la mort.
Il pue, il n'y a pas de terme plus élégant qui me vienne à l'esprit.
Il me faut aller à l'essentiel, et vite.
J'ai l'impression de pourrir tout entière. J'ai chaud, j'ai un gôut étrange et dégueulasse dans le fond du palais.
Je lance un autre café.
Je renverse un pan entier de ma penderie surchargée pour ramasser à terre de quoi me vêtir convenablement.
Foutues apparences, mon bras est à moitié mort, à moitié hurlant, et je m'inquiète uniquement d'avoir les dessous de bras épilés et des sous-vêtements impeccables pour l'anesthésiste.
Quelque chose ne doit plus tourner très rond dans mon cerveau malade. Ou j'ai toujours été comme ça…Je présente mieux que le commun des mortels, c'est ce que je dois à mon éducation et à mes gênes, et j'y tiens.
C'est moi. Ce sont mes paradoxes.
Je pense à embarquer ma carte vitale, ma pince à épiler et mon mini sac en cuir fuschia Longchamp dans lequel tient une livre de maquillage et de pinceaux divers, le tout dans mon fourre-tout fétiche du moment, un Satchel Paul & Joe Sister bleu layette.
Je trouve un débardeur gris à col en V lambda, j'y superposerais une chemise en voile à manches longues et amples, déboutonnées, facilement remontables, et le pull Superdry à manches trois-quarts que j'ai retrouvé il y'a deux ou trois jours et qui me permet de rester au chaud tout en n'offrant plus aucun contact à la peau contre la maille au niveau critique des avants bras. La vie de toxicomane inséré requiert une organisation des plus ajustées.
Je puise dans mes dernières ressources pour sauter dans la baignoire.
Une fois savonnée, je règle la température de l'eau au plus froid et la pression du jet au plus bas. Je tente vainement d'anesthésier la douleur par le froid. Rien n'y fera, mon sang bout jusqu'aux oreilles.
J'arrose copieusement de dakin.
Maintenant je pue l'eau de javel. Je vaporise quelques coups d'idylle de Guerlain pour noyer le poisson.
Après tout le parfum c'est de l'
alcool.
Peut-être un vague soulagement de dix secondes qui ne me permettra pas d'enfiler mes vêtements autrement qu'en gigotant dans mon slim du Temps des Cerises, parce que même si j'ai perdu 2 kilos avec cette histoire, je suis mal séchée. Mes jambes sont humides et mon jeans colle à ma peau, je me dandine dedans pour le faire remonter sans me servir de mon bras, et en essayant de ne pas le cogner aux murs ou à autre chose.
La salle de bains est étroite. Chaque mouvement me ferait presque hurler, si tout cela ne m'était pas aussi familier.
J'y suis presque.
Habillée, je n'ose pas sortir de la salle de bains avec mon teint olivâtre et cireux de cadavre et mes yeux cernés. J'applique une BB crème, de l'anti-cernes et du fond de teint à l'éponge humide, un peu de blush, un fard irisé clair sur la paupière mobile, la fameuse teinte « half baked » de la palette Naked 2 d'Urban Decay au creux de la banane, un trait de liner, un peu de fard sur les sourcils, aussi, et le mascara, enfin.
Le make up est un réflexe chez moi. J'y consacre 8minutes.
Un petit tour sur la balance, je ne pourrais pas me peser demain.
Quoique je me rappelle une balance dans le couloir du service hepato-biliaire de Villejuif, où une TS presque réussie m'avait conduite. J'avais pu surveiller mon poids durant tout mon séjour. Oui, mais je vais à Bichat, autant dire le désert médical. Je dépends de ce CHU au vu de ma domiciliation, on ne se priverait pas de m'y expédier si je me présentais à d'autres urgences. Personne ne fera de l'excès de zèle pour une junk. Je sais ce qui m'attend.
Je referme consciencieusement la porte de la salle de bains pour y conserver les volutes de vapeur chaude qui tentent de s'échapper avec moi. Si R veut se doucher, il pourra le faire au chaud.
C'est le moins que je puisse faire avant le réveil en fanfare qui l'attend.
5h16.
L'heure s'affiche en lettres de néon bleues sur la box.
« Bébé », ma voix est embarrassée, je ne suis pas fière de mon coup. Je soulève doucement son épaisse frange.
« Bébé, ça va pas ». Je ne sais pas si je l'ai sorti d'un cauchemar, ou si son regard est effaré à l'idée du cauchemard éveillé qui va suivre et auquel je le prépare à demi mots depuis 5 jours.
Dans ma grande bonté je tiens un café.
Je n'ai pas rajouté de lait à cause de son ulcère et/ou de son hépatite. On ne sait pas trop pourquoi il vomit tous les jours.
A jeun le plus souvent.
Le café au lait est réputé être un poison pour l'estomac. C'est déjà ça d'épargné.
J'espère qu'il ne vomira pas même s'il n'a dormi que 3 heures. Il n'y a pas le temps, maintenant que je me suis psychologiquement préparée à subir une hospitalisation, je veux en finir le plus vite possible. Même si ça implique de devoir regarder ma réalité en face les quelques jours où j'occuperais un lit d'hôpital.
Ca je n'y couperai pas, ils me renverront toute l'horreur de ma situation au visage. Ils me lanceront des regards noirs réprobatoires. L'infirmière me soufflera tout son dégoût en pinçant ses narines, quand elle aura qwdéjà piqué deux ou trois fois sans trouver de veine pour la perfusion. Oui, je sais que vous ne me comprenez pas, et c'est réciproque. Je ne comprends pas le but de se rendre dans ce hangar plein de souffrance et de relans d'
ether, tous les jours, tous les mois, chaque année, pour un SMIC. Vous vous infligez ça tous les jours. Chacun porte sa croix. Je n'ai pas la prétention de prétendre que la mienne est plus lourde ou plus reluisante que la vôtre. Epargnez-moi vos jugements de valeur, vous ne m'intéressez pas.
« Bébé, ça va pas du tout. Mon bras, ça ne s'est pas calmé, c'est de pire en pire. Ca s'est mis à suinter au milieu, y'a un peu de pus qui est sorti. Je crois que c'est comme l'autre fois. »
« Maintenant? Tu t'en rends compte seulement maintenant? Ca fait presque une semaine que tu as fait une
poussière. » Il me dévisage puis fixe son regard au mien. Il a vraiment l'air paniqué, il a l'air d'en avoir marre aussi. Moi, les hôpitaux. Il pensait que c'était derrière, parce qu'on maÎtrise mieux notre consommation. Parce que lui ne shoote plus depuis 6 ans environ, depuis 12 avant de me connaÎtre. Je l'ai fait replonger, il m'a fait mon premier shoot. Les compteurs sont à zéro entre nous.
« Sèrieux, tu déconnes. Je sais pas comment ça ne t'est pas arrivé plus tôt, avec toutes les saloperies que tu ramasses par terre et que tu prends pour de la
coke. Montre! » Je lui colle le café dans les mains et je m'execute. Je montre l'inmontrable. Lui ne me jugera pas, mais ce n'est que le début. Je n'ai pas fini de le montrer mon bras aujourd'hui. La matinée n'a pas encore commencé.
« Je ne comprends pas. Oui, je me suis loupée mais c'était clean. La pompe était presque neuve et le coton aussi. Y avait pas de vieux sang. C'était un shoot tout propre. Je croyais avoir planté du premier coup. Depuis je désinfecte tous les jours et j'ai même retrouvé de l'amoxiciline, j'en prends un gramme par jour. Mais j'ai toujours mal et je suis dans un état bizarre, fébrile je crois."
« Aïe » Il tient mon bras, boit sa premiere gorgée de café, suivie de près par la deuxième.
Il partagera cette épreuve avec moi. Après tout ce dont nous revenons, je nous vois assurément comme un couple solide. Notre amour a triomphé d'années de promiscuité, de
descentes violentes, de quelques coups donnés et rendus, notre amour a triomphé là où beaucoup seraient démolis, pulvérisés comme de la blanche passoirisée. On a même été clean, ensemble, pendant 18 mois. Il a encore ce pouvoir sur moi. S'il devenait anti-drogues du jour au lendemain, j'essayerais fort moi aussi. Parce que je n'ai ni envie de faire ça dans son dos, ni de le quitter, parce quitte à se désintoxiquer, on refera ça ensemble. On l'a fait plusieurs fois. Même si ça n'a jamais duré.
Mon amour est ma plus grande force, quoiqu'en pense ma psy. Je ne m'en sortirais qu'avec lui, il est mon âme soeur et ma vie ne vaudrait plus rien si on devait avoir traversé tout ça ensemble pour séparer notre route dans le cadre d'une prétendue réhabilitation. Il est mon équilibre et vice-versa.
Mon cocon c'est cet amour, contenu dans cet appart que je meuble du mieux que je peux durant mes éclairs de lucidité productive, et qui croule sous les vêtements épars. Je n'ai pas rangé mes ustensiles, les restes de l'orgie contenue d'il y a encore quelques heures. La
coke me prive même de sommeil, mais je ne sors pas vraiment de ma chambre pour autant. La douleur m'empoisonne depuis quelques jours, je suis épuisée parce qu'elle m'empêche de dormir. Une pause, un répit, je me rapproche de mon anesthésie.
R me demande d'allumer la lumière. Il fait encore nuit. Seulement l'ampoule ne fonctionne pas. J'avais oublié. Il faut se déplacer dans le salon pour apprécier l'étendue des dégâts. Je crains cet instant. Moi, je ne veux pas regarder, je veux juste qu'on me débarrasse de la douleur. Je véhicule la politique de l'autruche dans le sang… Papa m'a appris à ignorer les montagnes sous mes yeux. Ce qui n'a d'emprise sur moi, n'existe pas.