L'image que me renvoit ma dépendance est celle de l'échec. J'ai échoué et je me sens fake. En bon imposteur j'avais trompé le monde, je ne suis pas la personne forte et intelligente que beaucoup imaginent, j'suis juste une addicte aux
opiacés dotée d'un fort instinct de survie. Je n'y pensais pas trop parce-que je préférais verrouiller le sujet et mettre les miettes sous le tapis.
Je commence à le réaliser maintenant alors que je suis sous dosée en
codéine, malgré une consommation raisonnable et stable j'ai diminué de moitié (en toute connaissance de cause et de conséquences) mais toutes ces années, au delà de soigner mes insomnies (antérieures aux
opiacés) et autres troubles du sommeil, cette auto-medication m'avait évité le
craving. Je ne suis pas en manque physique, les symptômes physiques liés à la baisse, graduelle mais rapide, ont disparus. Mais des idées émergent et je préférerai les ignorer.
Mon corps possède une excellente mémoire et il me suffit de penser au
crack pour que mes poumons aient envie de sortir de ma cage thoracique afin de me casser la bouche. Et si le moment de flottement, après avoir retenu la fumée, que le coeur remplace le cerveau tellement celui-ci bat dans les tempes, ce moment où rien n'existe vraiment que le point névralgique qui se trouve là, à l'intérieur, si ce souvenir peut encore me faire frissonner, la souffrance de mes poumons écrase toute velléité de consommation.
Mais l'
héroïne, c'est l'amie imaginaire, mon corps l'aime.
À la moitié de la dose habituelle mes insomnies se sont réinstallées et seul l'
alcool me permets de dormir au moins six heures. Mais je ne peux pas boire tous les jours et me refuse la tentation d'un verre avant d'aller au lit. Si j'ai frôlé l'alcoolisme dans ma période de consommation totalement anarchique de produits, j'y ai jusqu'à présent échappé.
Ma dose faible et stable depuis une dizaine d'années c'était ma
substitution à moi. Traitement suffisamment satisfaisant pour freiner le
craving, me laisser dormir et avoir les idées plus claires, éviter la dépression et l'envie incontrôlable d'aller mieux.
S'il y a une chose positive dans cette mésaventure c'est que cela m'a forcé à regarder la réalité en face. La codo c'est mon moyen de rester dans les clous. Quand je discutais avec des vieux amis, rangés eux aussi, anciens heroinomanes et toujours soignés au
subutex je prenais conscience qu'il était nécessaire à certaines et certains d'être à vie sous molécule, ce que je faisais précisément.
Les insomnies, avec ces tressauts permanents, ces crampes, ces courbatures... L'obsession du sommeil.
Tout se mélange, présent et passé. Je déroule ça, un peu dans le désordre, avec des souvenirs estompés, forcément biaisés. J'ai l'impression que cela forme une boue informe de laquelle émanent des images phosphèniques, des voix et sons lointains, parfois des odeurs et ces instants où vous vous retrouvez à deux endroits et à deux moments différents, à la manière du vieux Borges dans "L'Autre".
Je suis la jeune moi, vingt ans plus tôt et je marche dans la ville où je vis et fais mes études et à la fois je suis la vielle moi, je marche dans une autre avenue, dans une autre ville et maintenant.
«En fin de compte, quand on se souvient on ne peut se retrouver qu'avec soit même. », écrivait le vieux Borges.
Si mon corps est le navire de Thesé, a-t-il un jour cessé d'être le bateau qui appartint à Thesé ? Chaque cellule renouvelée m'a-t-elle éloignée du moi originel ? Chaque nouvelle connexion neuronale ? Et pourtant dans une réalité déterministe je n'existe que par ce qui me précède, sans l'originel, pas d'actuel hors le moi originel ne peut, en circonstance équivalente, qu'engendrer le moi actuel.
Mes pensées émergent dans un joyeux bordel.
Dans le désordre. Comme mon cerveau dysfonctionnel. Comme mes connexions intérieures.
J'angoisse un peu.
J'ai mal. Mes jambes fourmillent, cherchent le froid.
Dehors, les bruits de discussions nocturnes me bercent un peu.
Il est 4h00 du mat.
Je crois que la nuit se calme dehors.
Je vais peut-être dormir un peu.
Je roule sûr Pouchkine :
« Le désir fait brûler mon sang,
d'amour tu m'as l'âme blessée.
Donne tes lèvres: tes baisers
me valent la myrrhe et le vin.
Penche sur moi ta tête tendrement
que je goûte un sommeil sans trouble
jusqu'au souffle joyeux du jour
qui chassera l'ombre nocturne. » Pouchkine.