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L'histoire secrète du manifeste des 343 "salopes"
Sophie Des Deserts
Par Sophie Des Deserts
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Publié le 26-11-2012 à 12h45
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313 femmes déclarent dans "l'Obs" avoir été violées. En 1971, dans nos colonnes, elles étaient 343 à reconnaître avoir avorté. Retour sur leur combat.
En couverture du "Nouvel Observateur" du 5 avril 1971, 343 femmes reconnaissent "Je me suis fait avorter". (Le Nouvel Observateur) En couverture du "Nouvel Observateur" du 5 avril 1971, 343 femmes reconnaissent "Je me suis fait avorter". (Le Nouvel Observateur)
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Au risque de décevoir, il faut bien l'avouer : les "343 salopes" doivent leur succès à un homme. Un sacré salaud qui, en douce, a fomenté la révolte, un mec sans qui rien n'aurait été possible. Jean Moreau, ancien de "l'Obs", est le père oublié du manifeste sur l'avortement.
Trente-cinq ans après, il en rigole au téléphone : tout ça, c'est loin, il n'a jamais aimé la gloriole. On vient déranger sa paisible retraite, au milieu des livres et des tableaux. C'est un petit bonhomme en jean, des yeux bleus délavés. Le sourire espiègle qui ne s'éteint jamais. "J'en ai fait des conneries dans ma vie, celle-là , j'en suis pas trop mécontent."
La peur du ventre qui enfle
Jean Moreau, c'était la grande gueule de "l'Obs", l'éternel révolté. Un journaliste comme on n'en fait plus, ce fils de garagiste avait débuté à la documentation de "l'Express", avant de diriger celle du journal de Jean Daniel. Un drôle de zébulon, ami de Sartre et Glucksmann, un cégétiste apprécié de ses patrons, qui passait sa vie dans les usines, les manifs, sur les grands boulevards à distribuer "la Cause du peuple".
Jean, c'était celui avec qui on aimait refaire le monde, celui à qui on venait raconter sa vie. Les filles surtout. Elles se savaient en confiance, cet homme-là avait lu et relu "le Deuxième Sexe". Elles pouvaient tout lui dire : l'amour souvent gâché par le manque d'insouciance, le plaisir surveillé, la peur obsessionnelle du ventre qui enfle.
Garder l'enfant ou braver la loi
De la préhistoire pour les jeunes générations... Pourtant, ce n'est pas si loin. Fin des années 1960, début des années 1970, on prônait l'amour libre sans en avoir les moyens. Malgré la loi Neuwirth sur la contraception et les campagnes d'information du Planning familial, seules 6% des femmes prenaient la pilule. "Ici Paris" et "France Dimanche" la disaient alors dangereuse et inefficace. On baisait, en priant le ciel que ça n'arrive pas... Celles qui "tombaient" enceintes n'avaient qu'un choix : garder l'enfant ou braver la loi.
Les privilégiées partaient en Grande-Bretagne ou en Suisse, trouvaient dans leurs relations un médecin qui, moyennant finance, acceptait de faire le sale boulot. Les autres bricolaient, des aiguilles à tricoter, une sonde, des pastilles d'eau de Javel... Beaucoup y perdaient leur fécondité et, dans 1 cas sur 1.000, leur vie. Après des années de silence, l'opinion publique découvrait l'horreur des avortements clandestins grâce notamment aux féministes.
Le MLF voulait tout foutre en l'air
Elles n'étaient au départ qu'une poignée, de jeunes profs, étudiantes, réunies dans l'élan de Mai-68. Au MLF, on voulait tout foutre en l'air, le capitalisme, le patriarcat... A cette époque, les "soeurs" américaines brûlaient leurs soutiens-gorges dans les rues de New York. Elles balbutiaient, mais leurs actions commençaient à faire du bruit : une gerbe déposée en août 1970 à la mémoire de la femme du soldat inconnu, des batailles rangées contre les troupes antiavortement du professeur Lejeune, un célèbre lancer de mou de veau lors des Etats généraux de la Femme du magazine "Elle".
"D'inquiétantes amazones à la nuque rasée et aux larges épaules ont envahi le cocktail", écrivait alors "le Figaro". Distribution de questionnaires, puisque l'avortement n'était pas au programme de la journée : "Quand vous êtes enceinte et que vous ne voulez pas garder votre enfant, préférez-vous : les aiguilles à tricoter, la branche de vigne, le fil de fer barbelé, le cuivre, le laiton?" Elles y allaient fort au MLF, elles parlaient de la maternité comme d'un esclavage, de la grossesse comme d'une tumeur.
"Il se passe quelque chose dans mon ventre"
Personne ne pourrait aujourd'hui entendre ces filles qui hurlaient : "Il se passe quelque chose dans mon corps, une croissance, un processus biologique qui m'est intolérable. Je veux donc l'enlever de là ... malheureusement, me dit-on, c'est un futur être humain, il appartient à la collectivité. Que la collectivité fasse des oeufs, qu'elle les féconde, qu'elle vomisse le matin..."
Il fallait bien ça pour lutter contre tous ces cathos, ces salauds, ces machos... En face, on ne faisait pas non plus dans la dentelle. A Assas, les militants de Laissez-les vivre ! faisaient monter une jeune handicapée sur une estrade et demandaient : "Alors tu n'es pas heureuse de vivre?" Une centaine de personnalités révoltées par le projet de loi Peyret (qui proposait de légaliser l'avortement dans certaines conditions, en cas de viol ou d'inceste, notamment) dénonçaient, à l'automne 1970, "cette tentative de
légalisation du meurtre, premier pas dans la voie de l'extermination idéologique qui, après les bébés mal aimés, prendra pour cibles les infirmes et les impotents, les débiles mentaux et les clochards...".
"A l'époque, tout était possible, on changeait le monde."
A l'été 1970, la France s'étripe et Jean Moreau ronge son frein. Selon les sondages, deux tiers des femmes sont déjà favorables à l'avortement, il faut trouver un moyen pour les faire triompher. Le chef de la
doc a vu, avec Sartre et "la Cause du peuple", les pouvoirs publics plier devant les célébrités... "Mettez-vous ça dans la tête, insiste-t-il aujourd'hui. A l'époque, tout était possible, on changeait le monde." L'idée, géniale, lui vient un soir de juin : et si des femmes connues avouaient publiquement qu'elles ont avorté... "Qui oserait les poursuivre? On mettait les autorités au pied du mur."
Jean Moreau monte son coup en douce, avec une amie de la rédaction, Nicole Muchnik. Rendez-vous au café de la rue d'Aboukir avec des filles du MLF. "L'idée nous parut bonne, se souvient l'une des fondatrices du mouvement, Anne Zelensky, alors jeune agrégée d'espagnol ("Histoire de vivre. Mémoires d'une féministe", Calmann-Lévy, 2005). Mais il fallait en débattre entre nous." Des heures de discussions... la majorité des filles du MLF ne veulent ni d'un appel de stars ni d'une collaboration avec "la presse bourgeoise". Pas question de se compromettre.
Simone de Beauvoir : "Je vais vous aider"
"Sales connes, hurle Mafra, la complice d'Anne Zelensky, je vous dégueule dessus, tas de bourgeoises, vous, vous pouvez toujours vous payer un avortement!" Un petit groupe décide quand même de tester l'idée auprès de Simone de Beauvoir. L'icône du féminisme français les reçoit dans son duplex de la rue Schoelcher. Le Castor, avec ses petits yeux bleus, son chignon impeccable, va, comme toujours, droit au but : "Eh bien, je trouve l'idée très bonne. Et je vais vous aider."
Première étape : écrire le "Manifeste". Dans le petit groupe fondateur, l'écrivain Christiane Rochefort et la comédienne Christiane Dancourt plaident pour une phrase unique : "Je me suis fait avorter." Faut-il être plus revendicative, faut-il inclure les hommes ? Une version commençant par : "Je déclare avoir été complice de l'avortement d'une femme...", signée par François Truffaut et Sami Frey, circule. Mais c'est Simone de Beauvoir qui rédige la version finale. En quelques phrases, tout est dit : "Un million de femmes se font avorter chaque année en France. Elles le font dans des conditions dangereuses... On fait le silence sur ces millions de femmes. Je déclare que je suis l'une d'elles, je déclare avoir avorté."
Marguerite Duras, Françoise Sagan, Jeanne Moreau, mais pas Françoise Giroud
La récolte des signatures commence. Le Castor, Christiane Rochefort, qui s'était longtemps chargée des relations publiques du
Festival de Cannes, et Christiane Dancourt ouvrent leurs carnets d'adresses. "J'ai contacté Micheline Presle qui a tout de suite signé et m'a donné le numéro de Françoise Fabian, se rappelle la comédienne. J'ai appelé Loleh Bellon, qui, à son tour, s'est démenée..." A chaque fois, des heures au téléphone, l'histoire douloureuse d'une soeur, d'une amie, d'une voisine...
Les signataires affluent, celles qui ont connu le calvaire et celles qui s'engagent par simple solidarité. Des noms prestigieux : Delphine Seyrig, Marguerite Duras, Françoise Sagan, Bulle Ogier... Jeanne Moreau, l'avocate Gisèle Halimi, mais pas Françoise Giroud, souvent fâchée avec le milieu féministe, toutes les maîtresses de Sartre et du Castor, et des dizaines d'inconnues, profs, artistes, journalistes...
"L'Obs" se mobilise
Des femmes dans l'ensemble cultivées, aisées, des "bourgeoises", râlent encore les filles du MLF qui refuseront jusqu'au dernier moment de pactiser avec ces "sales vedettes". Mais voilà , elles seules peuvent alors parler sans crainte et interpeller réellement l'opinion.
Toutes ces signatures... Jean Moreau n'en revient pas. Il monte voir Jean Daniel. "J'ai attendu le dernier moment, que les carottes soient cuites, raconte-t-il. Il a immédiatement adhéré, il a toujours eu un flair incroyable."
A part quelques bons mots d'Olivier Todd, sur "le gotha de l'avortement du Tout-Paris", la rédaction paraît enthousiaste. Chacun apporte sa signature, celle d'une amie, d'une épouse. "L'Obs" se mobilise, mais les filles du "Manifeste" ne sont pas encore sûres de confier leur trésor de guerre au journal. On parle du "Monde", de "Politique Hebdo"... Simone de Beauvoir contacte Pierre Lazareff, le patron de " France Soir ", qui décline l'offre. Va pour "l'Obs", à condition de le tenir sous contrôle. Les filles du MLF ne veulent pas "se faire caviarder".
Jean Daniel : "Je devais affronter cette meute. Elles me voyaient comme un réac"
"Je craignais un peu que les copines mettent le bordel", s'amuse Jean Moreau. Comme d'habitude, elles font leur numéro : provoc, cris, debout sur les tables, elles veulent tout le journal à elles. "Je devais affronter cette meute, se souvient Jean Daniel. Certaines étaient insultantes. Elles me voyaient comme un réac au service du système capitaliste masculin. Moi qui ai toujours pensé que la révolution féministe était la plus importante de toutes..." Après des heures de négociation, le directeur de "l'Obs" s'engage à publier les noms et prénoms de toutes les signataires, et cède au MLF une tribune d'une page, qu'elles titreront : "Notre ventre nous appartient".
Le 5 avril 1971, "le Nouvel Observateur" publie en une "La liste des 343 Françaises qui ont le courage de signer le manifeste" : 'Je me suis fait avorter'". 343, parce qu'il fallait un moment s'arrêter. "En réalité 342, confesse une ancienne maîtresse de Sartre, Liliane Siegel. J'apparais deux fois dans la liste. A l'époque, j'étais prof de yoga, et on m'avait conseillé de garder mon nom de jeune fille, pour ne pas risquer de perdre ma clientèle." Jean Moreau a passé des heures à vérifier pour déjouer les pièges des copines du MLF, qui ont fait signer sans le leur demander Françoise Hardy et Sheila.
Catherine Deneuve menace le journal d'un procès
Le lendemain, l'avocat de Catherine Deneuve menace le journal d'un procès. L'actrice, alors en tournage à Hollywood, a découvert, en une du "Los Angeles Times", sa photo accolée au texte du "Manifeste". Elle l'avait finalement bien signé au cours d'une soirée chez Nadine Trintignant.
La presse du monde entier parle de "l'Obs" et des "343 salopes", selon l'expression restée célèbre de Cabu dans "Charlie Hebdo". Au Japon, en Italie, en Allemagne où le magazine "Stern" reprend l'idée, deux mois plus tard, avec l'aide de Romy Schneider. En France, les journaux de droite tirent sur le manifeste "des culs ensanglantés". "Le Monde", lui, titre en une, le 6 avril, "Une date", malgré les tiraillements d'André Fontaine qui "au risque de paraître sentimental ou vieux jeu" juge "inhumaine l'idée qu'on puisse en venir, un jour, à trouver aussi banal de retirer à une femme l'enfant qu'elle porte que la dent qui la fait souffrir"...
La justice reste muette
Mais pour "l'Obs" et pour les féministes, le pari est gagné. La justice reste muette : ni le journal ni les signataires ne sont poursuivis. Dans la foulée, des filles du MLF avec Gisèle Halimi créent l'association Choisir et écrivent de plus belle sur "le pouvoir du con" ou les recettes d'une bonne masturbation.
Le journal, lui, croule sous les lettres. Des félicitations, de nouvelles signatures, comme celle de Simone Signoret, des médecins, nombreux, qui, publient, le 3 mai dans l'Obs", leur propre manifeste. Des témoignages poignants d'hommes et de femmes sur le commerce des faiseuses d'anges, "la ferraille improvisée à la hâte", la douleur de toutes ces grossesses non désirées.
Manifeste de la honte
"J'attends un huitième enfant, je le déteste. On me bourre de calmants, mais je n'en peux plus. Je ne crois plus en Dieu", écrit une lectrice. Une autre : "J'ai deux filles et je ne leur souhaite pas la jeunesse que j'ai eue." Des plumes crachent aussi leur écoeurement contre "l'Obs", ennemi de la France, "ami des putes" et des assassins. Et la morale, et le "tu ne tueras point" ? Manifeste de la honte, "défi à la morale et à la famille", dénonce une gynéco d'Aix. "Naïvement, je croyais qu'il fallait être deux pour faire un enfant. Que c'est bête, ironise l'abbé Marc Oraison. Avec un bon godemiché, une réserve spermatique et une seringue... La femme sera enfin libérée!"
Il restait du chemin, Jean Moreau, durant plus d'un an, a été assailli d'appels de lectrices désespérées. Elles demandaient de l'écoute et des adresses pour avorter. "J'ai rempli chaque semaine l'avion de Londres", confesse l'ancien chef de la
doc. Un jour, une voix britannique lui a téléphoné : "Merci, vous nous envoyez beaucoup de monde. Où vous fait-on parvenir l'argent?" Jean Moreau a décliné l'offre, d'autres n'ont pas eu de ces scrupules. Le juteux trafic durera encore quelques années.
1974 : le Parlement vote la
légalisation de l'avortement
Après le "Manifeste des 343" et le retentissement médiatique du procès de Bobigny, le Parlement vote en décembre 1974 la
légalisation de l'avortement. Depuis cette date, le nombre d'avortements s'est stabilisé, autour de 200.000 par an, preuve que l'IVG, malgré toutes les prédictions apocalyptiques de l'époque, n'est pas considérée comme un moyen de contraception, mais qu'il reste de nombreux progrès à faire en matière d'éducation sexuelle. Les temps changent.
Aujourd'hui, ironie de l'histoire, de jeunes féministes font circuler une pétition pour qu'on cesse d'appeler les signataires, les "343 salopes" ! "Des foutaises", se désespère Jeanne Moreau qui tient, coûte que coûte, à "en rester une". Les petites nouvelles se trompent parfois de combat, leur voix ne porte guère. Pour les filles d'aujourd'hui, le féminisme, c'est ringard, ou dépassé. Enfants gâtées qui ont la pilule du lendemain à l'infirmerie du collège... Leurs aînées observent, intriguées, cette jeune génération qui paraît trouver son bonheur dans la maternité.
Dire aux petites qu'il faut continuer
"C'est bien, soupire la photographe Catherine Deudon. C'était pour ça qu'on luttait, la maternité choisie, et donc la maternité heureuse... Mais on luttait aussi pour le droit d'être femme sans être mère. Et ça, c'est indicible aujourd'hui." Les anciennes rêvent d'autres manifestes pour l'égalité des sexes et la construction de crèches ouvertes 24 heures sur 24. Elles voudraient dire aux petites qu'il faut continuer. Rien n'est jamais joué. Là -bas, dans le Dakota, des fous de Dieu refusent de nouveau aux femmes le droit d'avorter. Un jour peut-être, ils convertiront toute l'Amérique... Le monde aura toujours besoin de salopes pour ne pas régresser.
Sophie des Déserts - Le Nouvel Observateur
(Article publié dans "le Nouvel Observateur" du 30 mars 2006