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Une Époque. 



Tous les noms/surnoms ont été modifiés.



                                 I
                            Début.


J'ai dix huit ans.
Le vent froid glisse sur mon crâne presqu'entièrement rasé, je suis emmitouflée dans des habits trop grands qui dissimulent un corps que je considère alors comme encombrant.

Je vais chez Rico, je sais qu'il y aura du monde là bas. Ils ont tous entre vingt-cinq ans et trente ans, à part Rico qui approche la quarantaine.

J'ai l'impression d'apprendre la vie.

Je vois défiler régulièrement devant moi des pochons ziploc remplis d'extasies, des pages de buvard, de la coke et de la rabla. J'suis surprise, j'avais une vision hollywoodienne de la came et je l'imaginais blanche. J'suis pas naïve à la défonce, j'ai déjà pris de la coke, des extas, des champi et un demi carton. Mais je n'en ai jamais vu dans de telles quantités et jamais de came. J'ai bien bouffé des dafalgan codéinés dans l'armoire à pharmacie chez les parents sans même savoir que c'était des opiacés.

Je les trouve plutôt imprudents dans leur buissness mais qu'est-ce ce que j'y connais moi?

De toute façon je suis surtout là pour en croquer un peu, je glane en somme et je suis toujours bien accueillie.
J'suis venue chercher un douze et dire bonjour à Nenette, je sais qu'elle sera là.
Comment notre amitié a démarré? Elle a vingt six ans, un môme placé chez ses parents et une bonne vie de galère. Je pense qu'elle profite de mon hospitalité pour dormir au chaud en cas de galère et moi je profite de sa dope. C'est un accord symbiotique tacite et ça nous convient bien.
Quand j'arrive Nenette est là et discute avec Rico dans le salon, Masse est assis dans la cuisine.

Masse se surnomme comme ça en raison de sa taille, il a un faux air de Freddy Mercury en beaucoup plus musclé. Il m'invite à m'asseoir et me pose des questions. Je ne suis pas très à l'aise, il me fait un peu peur, il me dévisage, longtemps et me dit que je suis jolie, c'est dommage que je ne m'en rende pas compte. Il me passe un pétard en le glissant dans ma main, trop lentement, je suis très mal à l'aise.
Nenette m'extirpe de cette conversation, jetant un regard noir à Masse et me dit qu'on se casse en me jetant mon douze en cloche pour que je l'attrape.

Salut Rico, salut Masse.

On file chez moi, dans ma chambre d'étudiante.

Pendant qu'on remonte la longue rue qui mène jusqu'à la cité U, Nenette m'explique qu'il me faut me méfier de Masse. C'est pas un type bien, pourquoi donc Rico continue de l'héberger ? Elle n'en dit pas plus mais je la sens contrariée.

On arrive devant l'énorme bâtiment années trente, à la façade typique de la région. Ses grandes vitres sévères semblent nous juger et on se sent toutes petites quand on passe l'immense porte d'entrée du bâtiment.

Ma chambre est dans une annexe, plus moderne et beaucoup moins impressionante.

Je me souviens de cette chambre de cité U en formica; cette chambre, elle existe encore quelque part dans ma demeure mentale, derrière une porte que je ne pousse presque jamais.

Je nous sers un vers de soda et je roule un spleef.
Nenette me demande de l'aluminium. J'attrape le rouleau sans poser de question et lui tends. J'ai faim et me préoccupe peu de sa tambouille. Je cherche un truc à grignoter.

Une odeur étrange vient à mes narines, comme du caramel particulièrement âpre, je passe ma tête par dessus le meuble où  je stocke ma nourriture. Je vois Nenette, assise sur le bord du lit, l'aluminium entre les doigts, un large cône dans la bouche qu'elle enlève en me disant, vient on va chasser le dragon.

C'est ce qu'on a fait. On a chassé le dragon.

Au début elle m'a mis la paille dans la bouche, et faisait elle même couler le caramel sur l'aluminium.
J'aimerais ce goût amer pour toujours, relié à l'apaisement intense qui m'envahit, instantanément, sans effort. La douleur s'est envolée. Plus rien n'a d'importance. Tout, dans ma demeure mentale, est plus grand, plus éthéré, plus confortable et quelqu'un a fait les poussières. J'ai très envie de m'y installer, m'allonger et profiter de l'élégante manière dont sont rangées les pensées et images.
Il fait bon, je me sens bien, quand Nenette m'extirpe de ma rêverie pour me taxer une clope.

J'ai la gerbe et je vomi dans le lavabo parce-que les toilettes sont au fond du couloir mais je m'en branle. Elle se fout de ma gueule, on rigole.
Nenette a un flot ininterrompue de paroles, on rigole, on discute, on réveille ma voisine de piaule, une étudiante bien sous tout rapport (qui trouve légitime de mettre de la dance à fond à 8h00 du matin) et on s'fait engueuler. On rigole.


Cette soirée avait scellé notre amitié, qui durera deux ans, avant qu'on ne se perde de vue. Elle m'a appris à survivre dans un milieu ou certains m'auraient dévorés toute crue, c'est d'ailleurs parfois arrivé. Elle m'a appris à sauver ma peau et à fermer ma gueule:
Je vois tout, je dis rien.

La nuit a filée et au lendemain et tout avait repris sa place, la poussière, retombée.

«J'ai embrassé l'aube d'été.
Rien ne bougeait encore au front des palais. L'eau était morte. Les camps d'ombre ne quittaient pas la route du bois. J'ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.
La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.
Je ris au wasserfall blond qui s'échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.
Alors je levai un à un les voiles. Dans l'allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l'ai dénoncée au coq. A la grand'ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.
En haut de la route, près d'un bois de lauriers, je l'ai entourée avec ses voiles amassés, et j'ai senti un peu son immense corps. L'aube et l'enfant tombèrent au bas du bois.
Au réveil il était midi.»


Arthur Rimbaud. (Aube)

Catégorie : Autres - 11 août 2017 à  19:45

Reputation de ce commentaire
 
Belle écriture pour un beau récit :) Gilda



Commentaires
#1 Posté par : PsyAgentDouble 11 août 2017 à  21:51
Écris un livre

 
#2 Posté par : Gentle Iron 12 août 2017 à  09:50
Oui madame.

 
#3 Posté par : Gentle Iron 12 août 2017 à  12:39
En cherchant à retrouver des vers de Beaudelaire je suis tombée sur  "Le Poison", je l'avais totalement oublié. Ces vers m'ont parlé (oui ils m'ont dit plein de trucs intéressants) et je me suis dit que de les laisser en commentaires c'était pas déconnant:

« L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes,
Allonge l'illimité,
Approfondit le temps, creuse la volupté,
Et de plaisirs noirs et mornes
Remplit l'âme au delà de sa capacité.»

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