Skiloufi était songeur ce matin là. Pas dans le sens inquiet ou préoccupé, bien au contraire. Songeur comme rêveur, détendu et un peu désorienté. Ca faisait déjà maintenant deux mois qu'il avait été accepté à l'EHPAUD (Etablissement d'Hébergement pour Personnes Agées Utilisatrices de Drogues), et il n'en revenait toujours pas. Il était songeur comme s'il s'était réveillé sur une île polynésienne et redécouvrais chaque jour la douceur d'y vivre. C'était à première vue juste incroyable et au fond pourtant bien normal que ce genre d'établissement existe. Et qu'est-ce qu'il était bien, dans cet établissement. Son regard fixait par la fenêtre la grande plantation de
pavot et de
cannabis de l'établissement, comme dans un rêve éveillé... et heureusement, il était bien réveillé. L'infirmière avait frappé à la porte, et en entendant ce bruit lointain qui le sortit un peu de sa torpeur matinale, il lui avait dit d'entrer. Elle s'affairait avec des gestes calmes à côté de lui, avant de lui annoncer d'une voix tendre et douce: "
votre vapo du matin est prêt M. Skiloufi". Bégayant un peu, il revint complétement à lui et la remercia. Il prit une grande inspiration, sentit la vapeur lui glisser dans les poumons, et avec les effets presque immédiats ne put retenir un "
putain c'est bon" énoncé à voix haute. Il tourna la tête et rencontra le sourire de l'infirmière, qui lui répondit "
C'est moi aussi une de mes préférées sur la carte de l'établissement".
Le principe de l'EHPAUD était simple: proposer un établissement d'hébergement pour accueillir "
les vieux toxs comme moi" comme il aimait le dire, et leur proposer un lieu de vie adapté et surtout agréable. Le slogan de "
la maison psychotropique" dans laquelle il s'était installé l'annonçait d'ailleurs clairement: "
Ensemble, rendons nos vieux jours stupéfiants". Si c'était un entre soi de personnes dépendantes, soignants comme hébergés, c'était bien nécessaire vu la
stigmatisation continue omniprésente à l'extérieur de l'établissement. Au moins, ici, l'usage et la dépendance ne posaient pas problèmes, mais faisaient règles. Dès son arrivée, ils l'avaient "
remis à la blanche" comme il se plaisait à le dire, et ca avait été un soulagement. "
Je l'attendais depuis longtemps ce switch", et donc une rotation de la
méthadone à la diacétylmorphine avait été mise en place dès les premiers jours. Et il trouvait cela toujours aussi bon.
L'établissement était un modèle de gestion participative. Après avoir assisté à une première séance du CVT (le Conseil des Vieux Toxs) sans avoir osé participer tellement il était subjugué, Skiloufi avait dès sa deuxième séance mis le pied dedans "
le gauche Monsieur!" et maintenant ne ratait plus une séance. Et il avait vite décidé de s'investir dans différents projets qui avaient cours. En premier, le TICC (Transmission Intergénérationnelle de la Culture Cannabique) l'avait attiré. Il était maintenant tout à fait intégré au groupe, qu'il décrivait avec ses mots comme "
des bonnes copines et potes qui partagent le savoir cannabique accumulé au fil des années". La douceur de vivre lui avait même redonné "la pêche comme en 76", et l'énergie combative revenue, il avait décidé de la placer dans le CRIT, le Conseil de Redressement des Infirmiers Toxicophobes. L'établissement recevait dans le cadre de cette mission "
la crème" des infirmiers drogophobes, et il y avait du monde qui poussait au portillon vu la culture professionnelle stigmatisante et discriminante des soignants. Il faisait donc partie du groupe chargé de recevoir ce public clairement récalcitrant mais obligé à un séjour de drogoreconditionnement. Au programme: des échanges de personnes à personnes pour réhumaniser leur esprit égaré, et surtout "
des consos bordel!". C'était vraiment un accompagnement au plus prêt de ces soignants violents, souvent bouleversant quand ils réalisaient (enfin) l'inhumanité chronique dont ils avaient fait preuve à l'égard des
PUD avant ce séjour de rééducation. D'ailleurs, une bonne partie des soignants de l'EHPAUD était arrivée par ce stage... et n'avait plus quitté la maison!
Et Skiloufi se disait bien la même chose: il ne la quitterait plus pour rien au monde.
A Philippe