Va-t-il falloir que je m'y habitue ?
J'veux dire, les salles d'attente carrelées, les secrétaires qui parlent trop bas quand elles lisent
Service Addictologie Saint Anne sur l'ordonnance, les réveils tôt parce-qu'il faut aller turbiner, l'incompréhension d'un patron parce-que non je ne peux pas reporter mon rendez-vous, les infirmiers, les infirmières, les Docteur.e.s Médecins Psychiatres Addictologues, les transports en métros, aller-retour, aller-retour, faire pipi dans un pot le matin (et s'en foutre plein les mains).
Là, j'suis toute seule, face au petit écran de mon smartphone. C'est marrant quand même comme la vie tient dans un presque mouchoir de poche. Qui serais-je sans cette interface ? À 18 ans je zonais dans la rue, aujourd'hui je zone sur internet. Tout est là et les gens s'effacent comme des 1 et des 0.
Ils ont été les miens, mes potos, mes 'soces, certains ont disparus pour de vrai et d'autres on disparus avec la vieille rame d'un téléphone perdu.
J'ai effacé, j'ai perdu et, parfois avec bonheur, parfois avec émotion, parfois avec douleur, j'ai retrouvé.
Je suis seule devant mon petit écran, je lui en fout plein mes mains à me raconter, à réfléchir à doigts hauts.
Mon petit écran tout pété.
Où commence la réalité ?
Où est l'ecran ?
Où sont mes doigts?
Mon esprit valse, il a la gorge nouée, j'ai la gorge nouée.
Je veux pas pleurer.
Je lutte.
Je pleure pas.
C'est le regard des autres qui me fait chialer. Leur amour, leur douleurs, leurs peines, ce sont elles qui m'arrachent.
J'suis toute seule et mon écran, c'est pas mon pote, on est pas dans un film de Spike Jonze.
C'est l'brun dans ma vielle tête de mûle. J'suis dans le métro.
J'ai peur d'être trop à la bourre, je vais d'abord déposer mes urines. J'attends aimablement dans une salle carrelée. La secrétaire s'adresse à moi comme une personne normale. J'aime pas trop le carrelage mais j'aime bien la secrétaire. On plaisante quand je passe à la caisse. C'est peut-être pour faire passer la grosse pillule de 71,60€.
Je repasse par Nation. L'avenue du Trône me toise du haut de ses barrières, la Nation, entité crispée devenue quasi divine, se dresse devant moi depuis sa sphère. Je regarde le bronze et m'interroge sur le triomphe de la République. La République peut-être, le peuple par contre...
Je me précipite dans la 6 avant que la fermeture des portes qui se manifestent d'une alarme braillarde. La 6 et ses vielles rames qui puent du cul.
J'approche.Je devrais être contente, j'vais retrouver mon ami la chaise froide. De toute façon les chaises c'est comme les chiottes, je les aime froides.
Mais je me ferme comme une huître à marrée descendante. Là, c'est à mon écran que j'cause. C'est à lui que j'adresse mes considérations mais dans une trentaine de minutes je ferais face à quelqu'un.
Le grand mur de la façade est de Saint Anne me scrute.
Putain c'est loin la rédemption.
Me voilà devant la grille. Je sonne. Il y a du monde mais je n'attends presque pas, la Docteure me reçoit. Elle est jeune mais a beaucoup de charisme. Cette fois une jeune étudiante l'accompagne.
On discute, de la semaine, de mes consommations, des détails que j'ai rédigé soigneusement. Elle regarde mes petites fiches, c'est bien organisé et elle est plutôt contente. Je suis venue et j'ai même fait mes devoirs.
Quel avantage je retire de ma consommation de
codéine? C'est comme un vêtement de plus. Un vêtement confortable. Ça protège et ça tient chaud.
Quel inconvénient je trouve au
sevrage? Le
sevrage.
À l'hôpital ? Bah on souffre quand même, le personnel médical, ça n'occupent pas les récepteurs morphiniques.
On aborde le
tso. Sans fermer la porte j'évoque mes réticences pour la
buprénorphine. J'ai peur que ma mauvaise expérience nuise à mon rapport au traitement.
C'est elle qui amène le sujet de la
méthadone. Combien de temps pour la prise quotidienne ? Elle me prédit quinze jours. Quinze jours, à être jaugée, examinée, rééquilibrée. Quinze putains de jours, c'est court mais sur le moment ça va être horriblement pénible. Quinze jours à me lever à 6h30, faire pipi dans des pots.
Il faut être sobre depuis quelques jours avant d'initier le traitement. Plusieurs jours? Mais la demi vie de la
codeine c'est 4h00, c'est pas comme l'
héroïne.
Je négocie 24h00.
24h00 a être en chien.
Une fois passé cette grosse galère, les prescriptions se feront au rythme hebdomadaire des rendez-vous et sur quatorze jours maximum en cas de besoin. Il faudra que j'attende un an pour avoir des gélules et donc des prescriptions sur 28 jours.
Un an. C'est rien, hein?
Elle revient sur le
sevrage hospitalier, j'ai bien envie de lui demander si elle a une prime à chaque
sevrage hospitalier vendu parce-que j'ai été assez clair sur le sujet. Je lui épargnerai mon sarcasme. Je lui explique que, quand bien même, si je sortais d'un
sevrage réussi, sans prescription à venir chercher, à la première occasion je laisserais tomber le suivi. Ça fait 8 ans que le dentiste attend que je le rappelle.
Je suis là pour comprendre ce qu'il y a derrière l'addiction. Je n'entamerai pas de
sevrage avant. Ce coup ci je crois qu'elle a compris.
Il y a aussi des personnes qui sont sous
méthadone depuis vingt ans et qui trouve ainsi leur équilibre. Il n'y a pas d'obligation (pas de prime au
sevrage alors ?).
Elle me propose de réfléchir encore.
Non. Je veux entamer le protocole.
Elle doit en parler avec tout le staff.
Elle s'excuse presque de l'aspect flicage du protocole mais la
méthadone est un produit à risque d'overdose, ils ont une putain de responsabilité.
Je comprends et me montre raisonnable, c'est aussi parce-qu'ils évitent les accidents au moyen de protocoles rigide que les
csapa peuvent continuer d'exister.
On se revoit jeudi. J'ai l'impression que mon cas est suspendu à la décision d'un staff.
(1)Je ne sais pas comment je me sens. J'ai des cartes plein les mains mais aucune d'elle n'est tout à fait satisfaisante. J'ai choisi l'ordonnance, au pas d'une République supposée en marche. Au sein de la grande Nation, les petits coeurs palpitent au rythme des 1 et des 0. Sur le miroir bleuté de nos petits écrans, nos avatars numériques nous survivront, informations stockées dans de lointains serveurs. L'humanité est dans ma poche. Je me sens pourtant seule quand je sors du centre.
Je vais devoir m'y habituer, le trajet, le carrelage, la chaise, les infirmières et infirmiers, les Docteur.e.s Médecins Psychiatres Addictologues et faire pipi dans un pot.
Putain c'est chiant la rédemption.