La journée avait pourtant commencé de façon grotesque.
Une visite de personnes de mon âge à Montmartre.
Certes, plusieurs belles femmes et beaux hommes parmi nous, des spécialistes de la mort, 30 ans d'expérience, c'est peut-être cela qui leur donne cette joie de vivre.
Notre guidouille, une jeunette d'une trentaine d'années, commence par nous montrer le mur des "je t'aime" place des Abbesses. Ridicule square envahi de jeunes filles, des touristes. Un accordéoniste chevelu qui joue de l'accordéon, on est gêné de le regarder, le cliché à pleurer.
C'est mon anniversaire de mariage, avec la Grande Déesse. Que va-t-il se passer ? Elle est à 400 km.
Tout à coup, au-dessus du mur, un tag : « aimer c'est du désordre… alors, aimons ! » Ça réveille. J'envoie à l'Impératrice de mon cœur cette photo. Évidemment, notre groupe de seniors se rassemble devant le mur pour un portrait de groupe. Je m'y prête avec plaisir, nous sommes quand même très beaux. Enfin eux le sont. Moi je ne suis qu'un clown caché par mon statut social.
Et tout à coup, je décolle. Le vieux musicien, sur son accordéon, déclame du Nerval. Le groupe s'écarte et vaque, je suis attrait chez lui comme par un aimant, je lui récite quatre strophes de la balade du mal-aimé, vous savez, le regret des yeux de la putain ? Du tac au tac, il me sort « je suis le ténébreux, veuf, inconsolé » d'un vieux livre de poche qui traîne. Les deux poèmes se font écho : c'est impérial,
Apollinaire : "Son regard laissait une traîne d'étoiles Dans les soirs tremblants"
Nerval : "Ma seule étoile est morte et mon luth constellé Porte la marque noire de la mélancolie"
Apollinaire : « Dans ses yeux nageaient les sirènes »
Nerval : "J'ai rêvé dans la grotte où nage la sirène"
Apollinaire : Et nos baisers mordus sanglants faisaient pleurer nos fées marraine
Nerval : Mon front est rouge encore du baiser de la Reine, j'ai modulés (sic) tour à tour sur le lyr d'Orphée Les soupirs de la sainte et les cris de la fée
Apollinaire : Mon îlot loin, ma Désirade, Ma rose, mon giroflier
Nerval : La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé, Et la treille où le pampre et la rose s'allient.
Que n'eut-il joué son accordéon tant que je disais mon Apollinaire ! Mais nos regards étaient trop pris envers l'autre, ils pensaient ensemble, et de notre rencontre est sortie le mariage de ces deux poèmes.
La journée fut bien improductive. Les tags d'à côté étaient tous magnifiques (illustration). Repartis au bureau, j'ai poursuivi mon rêve. Rentré tard le soir, la défonce s'amplifia. La lumière de Paris en ce soir de printemps brillait magnifiquement d'une douceur éclatante. Les bras chargés de courses, je n'ai pu résister à visiter le soir tomber au Luxembourg. Le spectacle dura une vingtaine de minutes. Tous les gens étaient beaux, mon sourire était fort, le ciel gris métallique, rouge flamboyant, m'a jeté dans les yeux de mes anciennes amantes.
Transporté, j'ai jeûné, puis dormi comme un loir.
Cet anniversaire solitaire m'a rappelé les meilleurs moments avec Elle, au bord de la mer, en Bretagne, à New York, à planer au dessus du sol.
J'ai été heureux d'offrir à ma Déesse présente cette défonce sans produits qui s'appelle peut-être amour.
Je vous l'offre aussi car l'amour est public. "Nous sommes tous des putains et notre art est sacré."
Les fautes d'orthographe sont involontaires sauf celle marquée sic.
PS 1: Ce matin jour de grève, j'ai pris un train La rejoindre. Près de la gare un café, le serveur, un vieil homme. Il se trompe tout le temps, il se fait houspiller. Je vois en lui mon frère et me prend à l'aimer. Ça y est, j'ai décollé. Une lesbienne rasée nous regarde d'un œil morne. Le crème est merveilleux et le croissant divin. Comme par magie la gare se vide et je me sens souverain. Je donne un gros pourboire que le pauvre homme confond, on doit lui expliquer. Le wagon où j'écris est totalement désert. Je me sens un Kayser pour aller en Alsace.
PS 2: Une pensée pour Pignoufette qui s'est fait hospitaliser.