Résumé des épisodes précédents : notre
héros a pris du
LSD pendant une soirée sur un bateau. Il en a repris en after. Il doit maintenant aller à la gare et prendre le train pour rentrer chez lui. VDM.
Après l'interminable
descente des escaliers spiraloïdes à damier noir et blancs jusqu'au centre de la Terre...Après le choc de la rue, de la chaleur écrasante, du blast de lumière solaire, des gens normaux faisant des trucs normaux...Après m'être efforcé de marcher à l'ombre et d'un air détaché afin de ne pas attirer de regards suspicieux...Pour parvenir à la gare, je dois traverser une place. Une vaste étendue à découvert, et surtout, sans aucun point d'ombre. Impossible de me protéger du soleil implacable. Abrité par le dernier arbre avant ce no man's land, j'évalue mes chances de survie...C'est à dire qu'il fait 45°C à l'ombre, que le revêtement noir du sol doit facilement faire monter la température de 10°C supplémentaires, et que réellement je ne sais plus si je peux me risquer à parcourir ces deux-cent cinquante mètres sans m'écrouler. La part lucide de mon cerveau s'embrouille avec mes lobes lysergisés, ça négocie dur.
Finalement je me lance d'une traite, pas en courant mais presque. L'air est brûlant, je pèse une tonne, j'avance droit devant, ça y est la place est traversée, un escalator maintenant, full cagnard, heureusement que j'ai mon bob cosmique, celui avec des motifs nébuleuses et galaxies, il n'aura pas servi qu'à faire tripper le dancefloor hier soir, si ça se trouve il m'a même un peu sauvé la vie, enfin je crois. En haut de l'escalator, une espèce de galerie commerciale miteuse, snack crado, boutique de fringue cheap, un mall, avec une grosse sculpture style brutaliste tendance moche au milieu, et surtout pas d'aération. C'est glauque comme de la mauvaise architecture 80's, d'ailleurs c'est de la mauvaise architecture 80's, je ne m'attarde pas là. Mais c'est pire ensuite...un long couloir sous plexiglas, sans clim, il doit faire 100 000°C là dedans, tout le monde traverse ça en ayant l'air de se demander comment survivre à cette dernière ligne droite avant d'entrer dans la gare...
J'erre. littéralement. Dans la gare, tous les bancs, toutes les places assises sont déjà occupés, et je ne sais pas quoi faire de moi-même. Le seul endroit où il reste quelques places, c'est un salon d'attente équipé d'un piano sur lequel une femme est en train de jouer du Céline Dion. Aucun perché ne peut supporter un truc pareil, je bats en retraite. Je poserais bien mon cul par terre et tant pis pour l'image de quadra pas trop à l'arrache que j'essaye dignement de préserver, mais bordel cette gare grouille de flics et de vigipirates en treillis et mitraillettes aux aguets, et j'ai déjà l'impression qu'on a tatoué "J'AI PRIS DU
LSD" en fluo sur mon front, alors autant éviter les attitudes attestant mon état de défonce avancé, je ne tiens vraiment, mais alors vraiment pas à terminer cette
descente douloureuse en gardav'. Alors je fais mine d'aller consulter les panneaux horaires de départ (enfer, mon train est dans deux fucking hours !!!) , de m'intéresser au prix des Twix dans les distributeurs, et globalement de ne pas trop attirer l'attention...
En fouillant mes poches, je parviens à dénicher quelques euros, je file au relais pour acheter une bouteille d'eau, je crève de soif, je prends un magazine aussi, je ne sais pas pourquoi, pour me donner une contenance, comme s'il y avait quelque chose de suspect dans le fait de ne prendre qu'une bouteille...Tout est compliqué, l'argent, compter mon argent, les phrases banales de la caissière qui se transforment en véritables pièges métaphysiques, garder l'air normal surtout, garder...l'air...normal...tout va bien, tu es juste en train d'acheter de l'eau...Ne pas attirer l'attention...paye...sors du relais...ouvre la bouteille, bois deux gorgées, pas plus, si tu finis la bouteille trop vite tu vas devoir retourner en acheter une, et c'est beaucoup trop compliqué, et plus tu essayes d'avoir l'air normal, plus tu as l'air déglingué, n'insiste pas. J'ai envie de pisser...Les toilettes sont en bas d'un escalier juste à côté du piano Céline Dion, depuis combien de temps cette meuf joue-t-elle "My heart will go on" ???
Merde, il faut passer juste à côté des flics et de la patrouille militaire...Prends un air détaché, désinvolte, personne ne sait que tu es défoncé, c'est toi, c'est ta parano...merde, les chiottes sont payantes, merde, il faut passer devant un guichet, c'est 70 cents me dit la dame-pipi, merde, quel est ce monde où l'homme doit payer même pour soulager ses besoins vitaux les plus élémentaires, merde, où est mon fric, mes poches font 100km de profondeur et sont pleines de machins inutiles, ça y est, voilà, 70 cents, merci madame, ne me regardez pas avec cet air bizarre, je fais ce que je peux mais quand même, payer pour pisser, salope capitaliste ! Le cabinet de toilette est un vrai soulagement, enfin seul, enfin posé sur la cuvette dans un lieu où je peux être aussi défoncé que j'en ai envie, sans que personne ne s'en soucie...ouais bon c'est vite dit, tu ne peux pas rester là-dedans trop longtemps non plus...sinon la salope capitaliste va penser que tu es en train de te faire un fix ou quelque chose du même genre...elle va aller trouver les militaires...elle va leur dire qu'un mec chelou squatte les chiottes...si ça se trouve la caissière du relais les aura déjà averti de ton comportement anormal et ils vont débarquer, défoncer la porte et t'embarquer...merde, ressape-toi vite...lave-toi les mains...repasse le guichet, merci madame, au revoir madame, remonte l'escalier, les militaires, les mitraillettes, les keufs, Céline Dion, cale-toi à l'autre bout de la gare, personne ne t'a calculé, t'es un chef...
Il y a un snack climatisé dans ce putain d'enfer étouffant. Je ne m'en aperçois que maintenant ! Fonce brother, retrouve tes thunes-doigts-fond de poches-gouffres-mouchoir-flyer de soirée-boîte à
weed-ha, là quelques euros encore. Achète un sandwich, oui, crevettes-curry, très bien, merci monsieur, salle aux murs de verre, air frais, tabouret, table, essaye de lire ton magazine...ok, je ne comprends pas un mot des conneries écrites sur ce canard, ça parle de chanteurs morts dont je n'ai rien à foutre, pas grave, fait semblant de lire, ça te donnera une contenance, respire, encore une heure avant ton train, une heure, l'éternité, respire, on dirait que la
descente se tasse, ou alors c'est l'air frais, ça va mieux non ? respire...
Un mec assis à côté de moi...putain non je le connais...c'est un connard prétentieux et anti-drogue que je fréquentais il y a 15 ans...malédiction, poisse et repoisse, s'il me voit il va me parler, il va me poser des questions, il va voir que je suis sous acide, il va......Plonge-toi dans ton magazine. Ne le regarde pas. Mange ton sandwich aux crevettes. Tellement bizarres les crevettes, mais ça passe. Le pain par contre pas possible, un coup à faire une fausse route et à mourir là, asphyxié sur le carrelage, noir et blanc le carrelage, damier, cartoon. Un coup d'oeil, machin ne m'a pas vu...ou alors il n'a pas non plus envie de me parler, et il fait genre...tant mieux, peu importe, l'essentiel c'est qu'il ne m'adresse pas la parole, encore 30mn avant le train, c'est long l'éternité, surtout sur la fin.
Idée de génie : peut-être que le train est déjà à quai ! Et tout bien réfléchi je préfère terminer l'éternité en plein cagnard qu'assis à paranoïer sur connard anti-drogue en priant pour qu'il ne m'adresse pas la parole. Je quitte le snack, je sors du hall de gare et m'engage sur les quais, mon train est voie J, il faut marcher un peu, elle est à l'écart des autres voies...Alléluia le train est là ! Alléluia les portes sont déjà ouvertes ! Alléluia c'est climatisé et il fait frais ! Résurrection soudaine ! Je trouve quatre sièges libres au fond du train quasi-désert, je pose mon sac, je pose mon cul, j'étends mes jambes, je soupire de bonheur, je regarde la pelouse par la vitre, elle dessine des fractales, des paréidolies, des visages de gnomes et des monstres chelous, ok l'acide est encore bien là mais bon, j'ai un billet de train composté, de l'air et de l'eau, il ne peut plus rien m'arriver, je respire.
Le train démarre. Le paysage défile. L'acide se tasse. Par moment il remonte. Tiens, le paysage se transforme en dessin animé. Tiens, le temps se déroule à l'envers, ha non c'est moi qui suis assis en sens inverse de la marche du train. Tiens, tous les évènements se produisent simultanément, superposés, le temps ne défile plus, peut-être qu'il n'a jamais défilé d'ailleurs, peut-être que c'est une illusion. Tiens, mon ego se dissout, tiens, il réapparaît, bof, pas grave, ça va, je suis en route pour chez moi.
Encore une gare. Ma ville. Un tram. Une pote croisée dans le tram, qui me regarde mi-amusée mi-inquiète, "ça va aller ?" "ouais t'inquiètes, j'ai pris un carton ce matin mais ça se tasse là, je suis mort je rentre me pieuter" "ok"...Mon immeuble...Ascenseur. Mon appart. Enfin. Mes chats. Mon lit. Un
Xanax. Le sommeil. The end.