De l’imagination artificielle à l’artificialisation de notre cognition.
L’intelligence artificielle peut-elle avoir une imagination ? D’emblée, nous nous devons de faire remarquer que le questionnement peut s’avérer plus surprenant qu’on ne le croit. En effet, là où nous avons pour habitude de parler d’ « intelligence artificielle », il nous est moins commun de penser le concept d’une imagination de l’intelligence artificielle. Pour cause, la tradition philosophique a longtemps opposé intelligence et imagination. L’intelligence telle que la noesis chez Platon nous permet d’atteindre les « Idées », ce qui en fait, pour lui, la faculté qui nous permet de connaître le Bien, le Beau, la Vérité. En revanche, pour l’imagination la philosophie fut moins élogieuse, de nombreux auteurs tel que, entre autres, Pascal dans Les Pensées, n’ont pas hésité à qualifier celle-ci comme « maîtresse d’erreur et de fausseté ». Autrement dit, l’imagination a souvent été associée, dans une tradition philosophique dominante, à une faculté susceptible de nous induire en erreur. Nous voyons bien là une certaine conception philosophique qui n’a eu de cesse voir l’imagination comme obstacle de l’intelligence.
Pourtant, aujourd’hui, nous avons tendance à constater les faiblesses de l’intelligence artificielle dans sa faculté imaginative. En effet, l’intelligence artificielle serait incapable d’avoir des facultés imaginatives à la manière dont l’homme en dispose comme, par exemple, dans le processus de création artistique. Bref, l’intelligence artificielle, par son caractère éminemment rationnel, est aujourd’hui confrontée à un manque qui, autrefois, était pensé comme un de nos défauts : l’imagination. Ainsi, il nous apparaît aujourd’hui important de penser l’imagination comme une faculté nécessaire à l’intelligence artificielle et, si certaines œuvres d’arts sont aujourd’hui attribuées à des intelligences artificielles comme c’est par exemple le cas pour les musiques du logiciel « AIVA », il n’empêche que l’attribution par la SACEM de ces œuvres d’art à une machine n’est pas sans critiques, car, entre autres, les capacités imaginatives et, par extension, créative des IA restent encore à débat aussi bien dans la communauté artistique, la communauté scientifique ou pour le grand public.
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En somme, notre projet, en premier lieu, dans cette étude est donc de réfléchir sur les conditions de possibilité de l’imagination dans le cas de ce qu’on appelle une « intelligence artificielle ». En effet, l’imagination, au vu des critiques précédemment évoquées, nous apparaît comme une limite de l’intelligence artificielle dans son ambition d’atteindre les compétences humaines. En somme, nous pouvons plus facilement nous demander : une imagination artificielle1 est-elle possible ?
Nous pensons généralement ce qui est artificiel comme ce qui est fabriqué, fait de toutes pièces pour imiter la nature voire se substituer à elle. Ainsi, une imagination artificielle serait une imagination de nature non-humaine mais qui simulerait l’imagination humaine voire qui pourrait s’y substituer. Alors, nous comprenons que, dans notre démarche, il nous est nécessaire de prendre pour modèle comparatif à l’imagination artificielle le cas de l’imagination humaine car c’est cette dernière qui serait opposée comme naturelle à une imagination artificielle. C’est donc dans cette optique que nous devrons chercher le fonctionnement de l’imagination humaine et, par comparaison, chercher à voir si l’imagination artificielle peut fonctionner de la même manière ou du moins développer les mêmes capacités que l’imagination humaine.
Ainsi, nous vient la nécessité de comprendre avant tout, ce que l’on entend par imagination en tant que faculté humaine. Il est difficile de définir ce que pourrait être véritablement l’imagination car, celle-ci renvoie à de nombreuses conceptions possibles, mais, de manière générale, « l’imagination » est souvent définie comme la faculté qui permet de se représenter des images. Cette première définition se caractérise par sa très grande généralité, mais elle établit un lien immédiat avec l’image qui reste très restrictif, car plus que des images, nous pourrions très bien imaginer que l’imagination nous présente aussi des notions, des sons, des mouvements, etc. Nous parlons, par exemple, d’un intellectuel qui imagine une théorie, d’un danseur qui s’imagine le pas de danse qu’il doit reproduire. Aussi, cette définition de l’imagination comme permettant de se représenter des images, reste insuffisante car, elle ne nous informe pas sur la nature active ou passive de l’imagination : l’imagination tire-t-elle les choses de son propre fond ou nous présente-t-elle seulement ce qu’elle reçoit ? Ainsi, pour éviter ces écueils, nous pouvons, en premier lieu, établir une typologie de l’imagination qui nous sera utile par la suite : D’abord, l’imagination reproductrice en tant qu’elle présente des objets déjà perçus. Ensuite, l’imagination combinatoire en tant qu’elle permet de combiner des objets entre-eux pour produire un objet nouveau. Et pour finir, l’imagination créatrice capable de donner une forme à une matière indéterminée voire de créer quelque chose quasiment ex-nihilo. Alors, pour véritablement penser la possibilité d’une imagination artificielle qui aurait les mêmes capacités que l’imagination humaine qu’elle soit reproductrice, combinatoire, ou créatrice, il nous faudra penser les conditions que nécessitent chacune de ces types d’imaginations dites humaines afin d’être effective pour ensuite évaluer si ces conditions sont reproduisibles artificiellement et si elles sont techniquement réalisables. Cependant, nous vient alors un doute qu’il s’agira d’interroger : Est-ce que tout ce que fait l’imagination humaine est reproduisible artificiellement ? N’y a-t-il pas des limites techniques qui nous empêcheraient de reproduire des caractéristiques de l’imagination humaine ? En effet, est-il possible de faire en sorte que l’imagination artificielle puisse percevoir son environnement de la même manière que le fait l’humain ? Si ce n’est pas le cas, nous pouvons envisager que cette différence peut entraîner des difficultés dans sa tentative d’imiter l’imagination humaine du fait que l’information initiale ne serait pas la même que pour l’humain. Aussi, la spontanéité que caractérise l’imagination créatrice en tant que premier mouvement créateur donnant une forme à la matière, n’est-elle pas non reproductible techniquement, car elle nous demanderait de créer une spontanéité artificielle qui serait une contradiction en ses propres termes ?
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De cela, nous constatons un nouveau problème : si le projet de l’imagination artificielle est d’avoir au moins les même capacités que l’imagination humaine pour pouvoir l’imiter voire s’y substituer, alors il faudrait que l’artifice soit au-moins égal au modèle dit naturel qu’est l’imagination humaine. Or, ne nous risquons-nous pas là de tomber dans un projet vain comme le montre les diverses déceptions que nous offrent les formes actuelles de l’imagination artificielle malgré l’enthousiasme de ses débuts ? En effet, nous sommes restés là jusqu’à présent sur le présupposé que l’imagination artificielle se devait d’avoir les même capacités que l’imagination humaine. C’est d’ailleurs ce présupposé qui pourrait faire de l’imagination artificielle qu’une pâle copie de ce qu’est l’imagination humaine difficilement reproduisible. Nous avons pensé jusqu’à présent l’imagination artificielle comme dépendante de l’imagination humaine du fait que l’imagination humaine est placée comme modèle à atteindre artificiellement. Pourtant, nous pourrions remettre en question ce présupposé : l’imagination artificielle doit-elle vraiment imiter l’imagination humaine ? En effet, nous pourrions penser la chose autrement. Et si ce que nous qualifions jusqu’à présent d’imagination artificielle jouait justement un rôle dans ce que nous qualifions d’imagination humaine ? En effet, nous pourrions renverser la logique établie jusqu’à présent. L’imagination artificielle pensée en tant qu’outil à disposition de notre faculté cognitive d’imagination humaine en devient, de ce fait, une partie intégrante de notre cognition qui se développerait en parallèle de ce que nous avons appelé l’imagination artificielle. Ainsi, nous passerions de l’idée d’une imagination artificielle à l’idée d’une artificialisation de la cognition qui en plus de s’émanciper de la conception imitative que devrait avoir l’imagination artificielle par rapport à l’imagination dite humaine, nous permet d’obvier à une conception essentialiste de notre propre cognition en la pensant dans l’évolution qu’elle peut prendre avec les innovations technologiques.
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En somme, dans un premier temps, il s’agira donc d’interroger, notamment à travers un simple état de la science, la partie imaginative que l’on peut retrouver dans ces machines qui cherchent à imiter l’imagination humaine. Puis, nous nous demanderons si cette imagination artificielle ne nous devance pas en certains points par rapport à notre propre imagination. Alors, il sera nécessaire de nous demander ce qui différencie l’imagination humaine de l’imagination artificielle vue jusqu’à présent ? De cette manière, nous pourrons poser toute la spécificité de l’imagination humaine et les difficultés voire l’impossibilité qu’il y a pour la reproduire. Ainsi, nous verrons que cette forme d’imagination artificielle en tant qu’elle demande tout de même une dépendance avec l’imagination humaine, ne peut nous apparaître que comme une imitation partielle de l’imagination humaine. C’est, enfin, dans un dernier moment que nous pourrons revenir sur notre présupposé initial qui pense l’imagination artificielle comme une simple copie de l’imagination humaine pour finalement se demander si l’imagination artificielle, que nous essayons de penser depuis le début, ne fait pas déjà partie de notre propre imagination en tant qu’elle lui est un outil faisant partie intégrante de celle-ci lui permettant de se développer.
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I. État de la science : une imagination artificielle possible dans une perspective cognitiviste et connexionniste de l’esprit.
Pour commencer nous pourrions simplement nous attarder sur l’imagination reproductrice en tant qu’elle est une imagination qui nous permettrait de nous présenter des objets ou des concepts déjà perçus. Un tel type d’imagination pourrait se confondre avec la mémoire c’est pourquoi il est nécessaire de l’en distinguer. Ce qui distingue les deux serait que l’imagination ne serait pas capable de situer l’objet précisément dans le cadre spatio-temporel qu’elle restitue. D’une certaine manière, l’imagination serait une sorte de réminiscence trompeuse : la mémoire est capable de reconnaître un souvenir comme passé à tel moment alors que l’imagination reproductrice, elle, se contente de le présenter. Une telle conception de l’imagination nous permet de la concevoir comme une faculté facilement reproduisible artificiellement. En effet, c’est, par exemple, ce que peut faire un simple algorithme qui demanderait d’afficher une ligne de texte, une image ou n’importe quelle information déjà enregistrée dans sa
base de donnée. Pour cela, nous constatons trois conditions afin que soit possible une imagination reproductrice artificielle : une capacité de réception de l’information, une capacité de rétention de l’information et, finalement, une capacité de re-présentation de cette information. Par exemple, un dé virtuel peut tout à fait faire cela. Nous lui donnons un intervalle de nombre dans sa
base de donné, et il nous présentera un des nombres donnés dans l’intervalle initial. En somme, ici nous voyons là qu’une imagination artificielle qui imite l’imagination reproductrice humaine est possible en tant que nous considérons la cognition humaine comme un simple automate traitant des entrée (input) et produisant des sorties (output). Nous sommes donc là dans une conception cognitiviste de l’esprit humain. L’imagination reproductrice humaine ne serait que conditionnée par des « lois de fonctionnement de l’esprit » qu’il s’agirait de reformuler en langage informatique avec un algorithme intégré à la machine afin qu’elle puisse opérer les fonctions de l’imagination reproductrice humaine. Nous voyons bien là que ce qui est reproduit artificiellement ce sont les fonctions de l’imagination reproductrice humaine et uniquement ses fonctions. Ceci n’est pas sans fondement, si les fonctions de l’imagination reproductrice humaine sont justement ce qui lui permet d’être effective, il n’y a pas lieu de s’attarder sur le contenu que manipulent ces fonctions. C’est en ce sens que, avec le cognitivisme, nous pouvons nous intéresser qu’au fonctionnement de l’esprit sans se soucier de son aspect sémantique comme l’exprime un des slogans cognitivistes : « Occupez-vous de la syntaxe et la sémantique s’occupera d’elle-même »2. Autrement dit, dans l’esprit humain, les contenus représentationels seraient agissants non pas par leur sémantique mais par leur syntaxe. Cette syntaxe, elle, serait formalisable dans un langage informatique car proche des langages formels de la logique. En somme, pour l’imagination reproductrice comprise dans une perspective cognitiviste, il est tout à fait possible de concevoir une imagination reproductrice artificielle puisque l’humaine se réduirait à des fonctions, de ce fait, formulables dans un langage formel. Les fonctions de l’imagination reproductrice humaine, nous les avons déjà mis en exergue, ce sont celle-ci : fonction de recevoir une information, fonction de retenir une information, fonction re-présenter une information. Cependant, de ce modèle cognitiviste nous comprenons aussi quelque chose de l’imagination reproductrice humaine, car si elle repose sur des fonctions qui opèrent des actions, alors cela veut dire qu’une telle imagination, aussi élémentaire qu’elle soit, est active et non passive. En effet, dans l’idée de présenter l’objet préalablement perçu, il y a bien l’idée d’une action qui s’opère. L’imagination reproductrice est donc active au sens où elle effectue une action déterminée par une loi de l’esprit afin d’opérer à sa fonction de faire apparaître à nouveau un objet préalablement perçu.
Cependant, une telle imagination artificielle reste tout de même limitée, car il nous est difficile de penser qu’une playlist personnalisée selon nos goûts, un tableau ou même une musique puisse émerger de cela. En effet, dans le cas de l’imagination précédente, les objets présentés par l’imagination ne pouvaient pas être combinés pour créer de nouveaux objets, ils pouvaient simplement être présentés mais les données reçues étaient les mêmes que les données sorties comme avec le cas du dé virtuel. De cela, nous comprenons que l’imagination reproductrice est une condition sine qua non de l’imagination combinatoire du fait qu’elle puisse présenter des objets préalablement reçus, mais il n’empêche qu’elle a besoin de cette faculté de combinaison pour créer de nouveaux objets. En effet, aujourd’hui dès lors que l’on évoque l’imagination de l’intelligence artificielle, nous pensons plutôt à des machines qui composent de la musique comme avec « AIVA » l’exemple donné en introduction, Nvidia qui demande à son intelligence artificielle de créer des clichés réalistes d’humains fictifs à partir de photos de personnalités3, les playlists personnalisées que peuvent nous créer les différentes plateformes de streaming à partir de nos écoutes précédentes, ou encore des machines qui peignent des tableaux comme c’est le cas pour Le Portrait d’Edmond de Belamy signé par la formule mathématique qui l’a produit4 : « Min (G) max (D) Ex [log (D(x))] + Ez [log(1-D(G(z)))] ». Bref, dans tous les exemples énumérés, nous retrouvons un type d’imagination qui est à l’œuvre : l’imagination combinatoire en tant qu’elle permet de combiner des objets entre-eux pour produire quelque chose de nouveau. Une première condition de celle-ci, nous l’avons vu, c’est l’imagination reproductrice, car elle permet de présenter à nouveau des objets préalablement reçus. En effet, si l’on veut pouvoir combiner des objets déjà perçus, au préalable il faut pouvoir re-présenter ces objets. Puisque nous avons admis, pour l’instant, dans le paragraphe précédent, qu’une telle fonction était reproduisible artificiellement, nous pouvons affirmer que cette première condition est remplie. Maintenant, il s’agit de se demander si la faculté de combinaison est possible. Comme vu précédemment, étant donné que nous sommes capables de faire en sorte que les machines, grâce à un algorithme, effectuent certaines fonctions selon des lois formalisées dans un langage informatique, il est tout à fait envisageable de leur demander de combiner des objets. Il lui suffirait de lui demander, par exemple, dans le cas du dé virtuel, de prendre deux dés au lieu d’un qui, à la fin nous donnerait le résultat. Bref, pour la fonction de combinaison, nous avons besoin de la fonction d’addition et de synthèse pour formuler le résultat de cette addition : L’intervalle dans la
base de donnée va de 1 à 6, un premier dé donne la valeur « 5 », le deuxième donne « 8 », alors apparaîtra la valeur « 13 » comme synthèse de cette addition alors qu’il n’était initialement pas dans la
base de donnée initiale. En ce sens, l’imagination combinatoire artificielle est possible tout en restant dans le modèle cognitiviste.
Cependant, si nous ajoutons seulement la fonction de pouvoir combiner les données auxquelles ces machines ont accès, il nous faudra aussi déterminer les lois qui leur disent de quelle manière combiner ces objets, si nous ne voulons pas simplement avoir des combinaisons dues au hasard ou selon des règles préalablement établies par les fonctions de l’algorithme En effet, un simple enchaînement de notes au hasard, par exemple, sera peu mélodieux et s’il y a bien une imagination combinatoire qui est à l’œuvre, nous aurions du mal à dire que cette imagination combinatoire artificielle puisse remplacer la nôtre. C’est là que l’imagination créatrice entre en jeu car, elle nécessite une certaine sagesse dans l’organisation de la combinaison qui permettrait de donner une forme à ce qui nous apparaissait comme un matériel brut informé ou du moins mal formé. De ce fait, penchons-nous sur l’intelligence artificielle. Déjà, nous l’avons dit, l’imagination créatrice artificielle, si elle veut s’élever au niveau de la nôtre, ne doit pas seulement se contenter de cette faculté de combinaison, car elle nécessite une intelligence dans l’utilisation de cette faculté. Ainsi, nous arrivons au concept d’ « intelligence » que nous avions évité jusque-là car difficilement définissable. Or, force est de constater que nous allons devoir nous y atteler. En vérité, une réponse peut se trouver dans notre présupposé initial : l’imagination artificielle doit pouvoir être au plus proche de ce qu’est l’imagination humaine. En ce sens, nous qualifierons d’ « intelligence », pour les machines, la faculté de pouvoir agir et penser de la même manière que l’humain. De ce fait, le modèle à suivre est le modèle humain. Avec l’approche cognitiviste utilisée auparavant nous calquions le fonctionnement humain sur le fonctionnement d’une machine en tant que l’esprit traite des données entrante, les manipule par des fonctions régies par des lois et produit des données sortantes. Or, une telle approche s’avère finalement insuffisante car ne rendant pas compte de la complexité du fonctionnement de l’esprit humain dans sa dimension créatrice. En effet, quelles fonctions pourraient être responsables de l’intelligence dans sa dimension créatrice de l’humain ? N’y aurait-il pas là une contradiction à vouloir créer par des lois une imagination créatrice qui, justement, se veut ne pas être déterminé par des lois ? Et plus généralement, comment les machines pourraient penser comme des humains ? Une réponse pourrait se trouver dans le modèle connexionniste qui lui pense le fonctionnement cognitif comme un système de réseaux interconnectés « à l’image du cerveau, l’admirable, l’insurpassable modèle »5. Tentons-nous donc au présupposé matérialiste qui veut que le cerveau est le centre de la conscience et que, par des interactions entre les neurones que produiraient les connexions neuronales, il produirait ce que nous appelons l’esprit. D’ailleurs, ce que nous remarquons ici, c’est que ce qui manque à l’imagination artificielle, c’est une conscience en tant qu’elle permettrait à la machine de produire un objet selon une intention initiale. Un exemple possible pour simuler la conscience dans ces machines serait les réseaux antagonistes génératifs introduit par Ian Good fellow en 20146. Les réseaux antagonistes génératifs ( dit « GANs » pour generative adversarial networks en anglais ) sont des algorithmes qui permettent un apprentissage de la machine à partir de sa
base de donnée sans avoir besoin d’un encadrement humain. Nous voyons donc là une certaine autonomie dans ce système artificiel qui permettrait à la machine de créer à la manière d’un humain mais sans lui et, de ce fait, nous pourrions espérer une imagination artificielle autonome qui pourrait remplacer l’imagination humaine. L’idée générale de ce système étant qu’un premier réseau va utiliser les informations dans sa
base de donnée pour produire des combinaisons d’objets afin d’en créer de nouveaux mais, pour que les créations soient au plus proche des créations humaines en tant que les combinaisons ont été intelligemment organisées, un réseau adversaire, qui est discriminateur, essaie de détecter si la production du réseau générateur est une production humaine ou bien s’il est le résultat du réseau neuronal artificiel générateur. Cette interaction entre les deux réseaux neuronaux artificiels est produite en continu jusqu’à ce que le réseau discriminant soit battu par le réseau générateur en produisant une combinaison qui soit au plus proche des créations humaines. Autrement dit, c’est un apprentissage qui passe par la méthode de l’essai et de l’erreur. Le GANs a notamment été utilisé pour produire Le Portrait d’Edmond de Belamy mentionné plus haut qui fut la première œuvre d’art produite par un logiciel d’intelligence artificielle à être présentée dans une salle des ventes et qui fut, au final, adjugée à 45 fois sa valeur estimée soit 432 500 dollars. Le fait que ce tableau soit exposé dans une salle des vente et estimé par un spécialiste d’art montre d’ailleurs, au passage, qu’il fut reconnu comme objet artistique alors qu’il est initialement produit par une intelligence artificielle. Un tel résultat pourrait donc nous rendre optimistes quant à l’idée d’une imagination artificielle créatrice de même niveau que l’imagination humaine. Or, si c’est bien l’intelligence artificielle qui a produit ce tableau, pouvons-nous aller jusqu’à dire que c’est bien elle qui l’a créé en tant qu’elle en aurait eu l’intention ? Autrement dit, les GANs en tant que la machine procède à un apprentissage autonome, sont-ils une simulation probante de la conscience humaine qui semble se caractériser par son caractère intentionnel ? Nous laissons cette question en suspens pour l’instant.
Quoi qu’il en soit, de cela nous pouvons en tirer plusieurs choses : si l’on veut concevoir une imagination artificielle qui soit substituable à l’imagination humaine, il est nécessaire de prendre le modèle de la cognition humaine et non de penser la cognition humaine comme, d’emblée, analogue au fonctionnement des machines comme le fait le cognitivisme. Autrement dit, il s’agit de concevoir l’imagination artificielle comme analogue au fonctionnement de l’imagination humaine et non l’inverse. En effet, c’est en restant dans cette perspective cognitiviste que l’on ne rend pas compte de l’imagination créatrice humaine du fait que l’esprit humain serait déterminé par des lois de l’esprit immuable. Or, quelle est cette spécificité de la créativité humaine que les machines peinent à reproduire ? En effet, nous comprenons que l’imagination créatrice en plus de nécessiter comme condition préalable l’imagination combinatoire, nécessite quelque chose de plus que nous avons jusqu’à présent tantôt qualifié d’ « intelligence » tantôt de « conscience » pour s’élever à l’imagination créatrice humaine. Ce que nous pouvons dire pour l’instant c’est que l’imagination créatrice humaine ne peut pas se penser comme une fonction unique mais qu’elle semble demander une coordination de nos facultés. Or, qu’est-ce qui permet une telle coordination de nos facultés donnant lieu à l’imagination créatrice ? Nous verrons cela dans notre troisième partie. Cependant, avant ce passage critique, nous nous devons de mettre en lueur les points forts de l’imagination reproductrice et combinatoire artificielles que nous avons pensé jusqu’à présent par rapport à l’imagination humaine.
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II. Une imagination artificielle qui nous dépasse ?
En effet, même si ces deux types d’imagination artificielles, nous le verrons dans notre prochaine partie plus critique, peinent à pleinement imiter l’imagination humaine, rendons leur justice en montrant leur avantages par rapport à l’imagination humaine telle que nous l’avons conçu jusqu’à présent. Descartes, dans la sixième
méditation des
Méditations métaphysiques, cherche à montrer les limites de l’imagination humaine en la distinguant de l’intellection à travers l’exemple d’un chiliogone :
« je remarque premièrement la différence qui est entre l’imagination et la pure intellection ou conception. Par exemple, lorsque j’imagine un triangle, je ne le conçois pas seulement comme une figure composée et comprise de trois lignes, mais outre cela je considère ces trois lignes comme présentes par la force et l’application intérieure de mon esprit ; et c’est proprement ce que j’appelle imaginer. Que si je veux penser à un chiliogone, je conçois bien à la vérité que c’est une figure composée de mille côtés, aussi facilement que je conçois qu’un triangle est une figure composée de trois côtés seulement ; mais je ne puis pas imaginer les mille côtés d’un chiliogone, comme je fais les trois d’un triangle, ni, pour ainsi dire, les regarder comme présents avec les yeux de mon esprit. […] il arrive qu’en concevant un chiliogone je me représente confusément quelque figure, toutefois il est très évident que cette figure n’est point un chiliogone, puisqu’elle ne diffère nullement de celle que je me représenterais, si je pensais à un myriogone, ou à quelque autre figure de beaucoup de côtés »
Bref, pour Descartes, concevoir un triangle, c’est se donner un concept qui n’a pas besoin de figure sensible, c’est qu’un simple acte d’intellection. Si nous nous l’imaginons, alors nous devrons nous faire une représentation sensible interne de ce triangle, et cela est tout à fait possible. En revanche, si nous pouvons concevoir un chiliogone, nous ne pouvons pas nous l’imaginer. Nous nous imaginons une sorte de représentation intuitive, mais nous ne pouvons pas confirmer que cette image a mille côtés. Tout d’abord nous ferons remarquer que Descartes, dans ce texte, pense l’imagination comme ne pouvant simplement que former des figures sensibles comme des images et non des concepts ou des notions alors que, pour notre part, nous avons émis la possibilité de penser l’imagination comme susceptible de nous présenter plus que des figures sensibles. Cependant, cela ne va rien changer à notre propos, car ce que nous voulons mettre en exergue marche aussi très bien si nous faisons comme Descartes en concevant l’imagination comme productrice seulement de figure sensible. Bref, la limite que pose Descartes sur l’imagination semble bien applicable à l’imagination humaine, il est vrai qu’il nous est difficile de nous représenter un chiliogone sous la forme d’image dans notre représentation interne, or, dans le cas d’une imagination artificielle, cela est tout à fait possible. En effet, des logiciels de géométrie dynamique qui permettent de manipuler et de construire des objets géométriques sont tout à fait capables de nous donner une modélisation d’un chiliogone. Nous comprenons donc que l’imagination combinatoire artificielle est tout à fait à même de se représenter l’entièreté de la combinaison qu’elle a produite sous la forme d’une image sensible sans la transformer en un concept. Ceci tient du fait que l’imagination artificielle n’est pas une perception affaiblie qui nous ferait nous représenter « confusément quelque figure » comme le dirait Descartes, mais elle reproduit à l’exact l’objet qu’elle doit reproduire. En fait, cela se comprend car, cela tient d’un problème de l’imagination reproductrice qui est, nous l’avons vu, une condition sine qua non de l’imagination combinatoire. En effet, comme l’explique Christophe Bouriau dans Qu’est-ce que l’imagination ?, une grande partie de la tradition philosophique distingue l’imagination reproductrice de la perception en tant qu’elle est une perception affaiblie qui voile l’objet dans ce qu’il pourrait révéler. Ce que l’on se représentera sera toujours quelque chose de flou, d’imprécis comparé à la netteté de l’objet initial7. Cependant, si ce problème tient, pour l’instant, pour l’imagination reproductrice humaine, ce n’est pas le cas de l’imagination reproductrice artificielle. En effet, celle-ci reproduit l’objet à l’identique car plus qu’une reproduction, il s’agit en vérité d’une copie exacte de l’objet. C’est explicable, car l’imagination reproductrice artificielle ne fonctionne, en vérité, pas exactement comme l’humaine contrairement à ce que nous avions pu dire au début. En effet, dans l’imagination artificielle toutes les données ont été initialement traduites en un langage informatique formel qui donnera, ensuite, par une retraduction de ces données, une forme sensible à celle-ci. Par exemple, lorsqu’on demande à un ordinateur d’afficher la couleur saumon en utilisant le codage RGB, le langage informatique sera exprimé de cette manière : « rouge = 100 %, vert = 80 %, bleu = 60 % ; ». Nous comprenons donc que l’imagination reproductrice artificielle fonctionne en qu’elle est ce qui permet d’appliquer les règles formelles pour donner un objet.
Cependant, peut-être pourrions-nous de cela, montrer que l’humain, lui aussi, dispose d’une faculté similaire que nous pourrions appeler aussi, imagination. En effet, ce fonctionnement est analogue au schème transcendantal qui relève de l’imagination chez Kant tel qu’elle est décrite dans la Critique de la Raison pure dans la section « des concepts pures de l’entendement » de l’analytique transcendantale. En effet, l’imagination est comprise comme une faculté médiatrice entre la sensibilité et l’entendement, car elle permet d’appliquer les concepts au divers sensible qui sont pourtant hétérogènes entre-eux. Un schème qu’est le produit de l’imagination n’est pas une image mais c’est ce qui va nous permettre de faire correspondre une multiplicité d’images à un concept : « C’est cette représentation générale qui procède de l’imagination pour procurer à un concept son image que j’appelle schème de ce concept ». Prenons l’exemple des schèmes mathématiques : tous les triangles sont particuliers, mais il nous faut un schème du triangle qui est une règle de construction du triangle. Le schème du triangle ce n’est donc pas une image du triangle mais une règle de la construction de celui-ci : trois droites qui se coupent. L’image, nous dit Kant, c’est un produit du pouvoir empirique de l’imagination mais le schème, c’est un produit de l’imagination pure qui précède l’expérience. En fait, toutes les productions ou reproductions des imaginations artificielles que nous avons décrites jusqu’à présent sont faites à la même manière dont procède l’imagination pure au sens kantien, car elles ne sont pas le fruit de l’expérience sensible mais d’un langage informatique qui conditionne, donne les règles de construction de l’image ou l’objet qu’elles présenteront comme nous avons pu le voir avec l’exemple de la couleur et du codage RGB. La différence de supériorité des imaginations entre artificielle et humaine que l’on a pointé avec Descartes ne tient pas tant sur l’imagination pure comprise comme celle qui précède l’expérience, mais sur notre intuition sensible interne qui cherche à nous représenter des images. En fait, cela pourrait venir du fait que parler d’intuition sensible pour l’imagination artificielle est peut aller trop vite en besogne De même, si l’imagination pure telle que l’a décrite Kant peut être assimilable dans son fonctionnement à l’imagination artificielle, il n’est pas dit que nous procédions aussi de la sorte. Jusqu’à présent nous avons fait comme si les données reçues par les automates étaient comparables à des sensations or cela ne va pas de soi. En effet, ce dont dispose l’imagination artificielle c’est cette imagination pure qui permet de construire des objets en donnant une forme aux données digitales dans sa
base de donnée. Il y a donc une traduction des données par des règles formelles que sont les lignes de code des algorithmes. Or, cela traduit une information en un objet sensible, mais un objet sensible pour nous. Il n’est pas dit que cela soit un objet sensible pour l’imagination artificielle aussi. Établir une relation d’identité entre une information digitale et une information sensible était peut-être un présupposé qu’il faudra remettre en question : Les imaginations artificielles perçoivent-elles le monde comme nous ? Si jusqu’à présent nous avons mis l’accent sur les résultats de l’imagination artificielle pour les comparer aux résultats de notre imagination, peut-être devrions-nous plutôt revenir aux fondements de l’imagination même.