Le supermarché Cora est fermé. Parking désert. Caddies en place. Les tomates sont à 1,50 le kilo. Le 4ème steak haché est gratuit. Tout va bien dans le meilleur des mondes. Combien de véhicules peuvent être garés ? Les bâtons blancs s’alignent inutiles. Un, deux, trois pas et le pied ne touche surtout pas la ligne blanche. Encore un, deux, trois pas et le pied enjambe le trait. Consommer, consommer et encore consommer à en devenir con de consommer et de savoir faire que consommer. Je suis aussi bête que celui ou celle qui guette la bonne affaire dans les rayons et qui au final consomme toujours un peu plus qu’à l’entrée. Un, deux, trois. Surtout ne pas la toucher jusqu’au bout. Que dire de la caissière qui se présentera inlassablement pour faire son devoir de scanner les produits. Il ne reste que ce sens donné à passer les produits un à un, le reste disparait. Un bonjour par ci par là. Faut pas se voiler la face, le cul-de-sac n’est pas loin. L’impasse ou la glisse vers le vice. Est-ce mon destin ? Un deux trois rester dans le cadre. Je passe derrière le bâtiment en tôle. Il y a une chaufferie. De quoi réchauffer son petit cœur Jimi. Voilà que je me parle. Je ne vois plus le regard de mon père, je n’arrive plus à ressentir, je ne sais plus à qui parler.
Il fallait bien qu’il arrive ce moment pourri. Démasqué, dévoilé et moi dehors. Ça la rue elle est toujours prête pour t’accueillir, elle n’exige rien. Dans l’incompréhension générale d’une personne qui devrait être la première à me déchiffrer. Ma mère.
Je traîne derrière les blocs mais qui est là pour m’en empêcher ? Si je suis derrière avec des gens qui sont loin de répondre à la définition de copains, c’est bien pour me cacher. Et que je ne sois vu par personne. Oui parce que c’est hors-la-loi, la honte, dangereux, minable et misérable. Mais je ne veux pas que cela se sache, que le nom de ma mère soit sali, qu’elle s’inquiète pour moi parce qu’elle aussi a des soucis, qu’elle n’ait pas à se cacher les yeux pour ne pas voir l’horreur des injections de son fils.
Je veux la protéger. Je ne la protège plus désormais c’est officiel.
Maintenant il faut qu’elle comprenne et accepte ce que je ne comprends pas et n’accepte pas non plus de mon côté. Nous voilà bien barrés. Elle n’aurait pas dû me juger. Je ne lui en veux pas, comment pourrai-je ? J’en veux à cette mer qui a englouti mon père qui ne m’aurait pas laisser trainer. J’aurais pris trois baffes et ma trajectoire aurait été corrigé à coup de gifles et de tendresse.
Ce n’est plus le même deal depuis qu’il est décédé. J’en ai conscience. Je fais quoi ensuite. Il n’aurait pas dû disparaitre. Je lui en veux comme jamais. Qu’a-t-il fait ? glisser ? Il avait bu ou quoi ? Se prendre les pieds dans le filet, non mais on rêve ou quoi ? il n’était pas pêcheur depuis la veille. Voilà des questions sans réponses. Voilà des putains de questions sans fin. Si au moins le cadeau de consolation aurait été de connaitre exactement les circonstances de cette mort mais non tous les petits copains pêcheurs se sont fermés leur gueule comme le veut la règle. Il faut respecter la mémoire du défunt, ne pas entacher le moment du pourquoi du comment. Je ne comprends pas car j’ai toujours voulu savoir, que ça soit une mort ridicule, accidentelle, criminelle ou volontaire. Les gens ne se rendent pas compte que ces quatre volets sont des boîtes de pandore et que ça puisse empêcher longtemps de dormir. Le fait de me laisser ignorant creuse encore plus non seulement l’absence et aussi ce qui limite cette absence c’est-à-dire ce qui l’explique et la borne. Quel que soit les circonstances. Mon Dieu mais qu’est-ce que je serais content d’apprendre qu’il a trébuché sur le pont après l’anniversaire arrosé de Dédé et que lorsque Robert a levé le filet et bien il a été ligoté comme un rôti le daron qui s’est étouffé dans son vomi pendant que les autres triaient les harengs. Au moins ça raconte une histoire sur laquelle on peut s’accrocher telle une moule à son rocher. Au lieu de cela, rien, quedal, keutchi. Tu n’as qu’à imaginer ce qu’il te plait m’a dit le patron du bateau. Penses aux meilleurs moments m’a dit le curé. La liste est longue. Et la vérité ailleurs. Va pour les fleurs, le cercueil et la tombe et basta désormais reste à faire le deuil. Sacrée affaire.
Bande de connards, d’abrutis, de demeurés. C’est la rage qui me serrait le cœur. Je n’étais pas triste, j’en voulais à tout le monde. Point barre. A partir de là, je me suis renfermé.
Derrière le supermarché, plus glauque encore avec des mauvaises herbes de partout. L’endroit est clos, à l’abri des regards. Cora ferme à vingt et une heure, il laisse des spots de misère qui éclairent les entrées arrières. La came des rayons arrive là avec les camions le matin. L’arrière-boutique de ce trafic de produit commerciaux. Faut les voir sortir des palettes de raviolis, de bouteilles, de conserves. Nous sommes des cochons clairement. Une coupe transversale de l’arrière à l’avant. Les gros camions, les stocks, les rayons, les caisses, le caddie, charger la voiture et partir chez soi, décharger, remplir le frigo, sortir la nourriture, cuire, manger, chier. Fuck le système.
Il y a toujours les trois mêmes en ce moment. Très chelou dans le style débraillés et sales. Il y en a un qui a toujours du bon matos, celui avec son nez pété, sa casquette Vuitton. D’emblée il me regarde de travers. Oui je ne viens pas acheter des chupa chups et je n’ai pas flashé sur toi non plus tête de nœud. Je veux ta came c’est tout.
-salut les gars, ça va ?
Direct en mode galère genre faut me dépanner. Envie de me faire comprendre d’un coup sans explications. A quoi bon, le commerce est là, personne n’est dupe de la dope. Et je n’ai pas d’argent. Ça va coincer. L’autre le sait, je lui dois déjà deux doses. J’ai envie de l’exploser et il me tient dans sa poigne.
Hey Jimi, qu’est-ce que tu fous là ? j’ai dit que je voulais te revoir qu’avec mon blé Jimi. On est d’accord tu déconnes alors j’espère que tu as les poches pleines de fric pour moi. Oui oui bien sûr. Je m’embarque dans un truc lugubre.
… Mais d’abord j’aimerai que tu m’en donnes, je suis énervé, ça va passer qu’avec la came et vite.
Oh oh, du calme, on va faire les choses dans l’ordre. Oui si tu veux, on va s’entendre mais vraiment là je suis en rade complet, j’ai pas consommé ce matin. Ce n’est pas mon problème Jimi si tu ne fais pas bien tes courses, je t’ai assez dépanné je pense. Et puis, j’ai les copains à accueillir donc tu vas attendre un peu. Oui je ne vois pas de problème. Je vais rester. Sauf que là je n’en peux déjà plus d’attendre. Mes jambes flagellent. Une sorte d’impatience désagréable me prend à l’intérieur, un truc vague et indescriptible. Un genre de creux dans mon thorax, comme un ballon qui va se retrousser. Ma tête est pleine, lourde. Mes tempes battent le tempo. Je ne sais pas où poser mon regard dans cette impasse sombre et glauque. J’essaie de m’en griller une mais cela accroit mon malaise jusqu’à me donner le vertige. Mes pieds décollent, les jambes tournent cotonneuses et mon centre de gravité fait le hula hoop. Ma main caresse mes joues. La sensation sur ma barbe naissante me recentre. Assis je me prends la tête à deux mains portées par le regard oblique de mon fournisseur. Il attend. Je vais craquer, c’est sûr. Putain de soirée de merde. Je vais y aller, me lever et lui arracher son sachet. Je ne tiens plus la station assise, ni celle debout immobile. Il me faut courir. J’opte pour l’option marche accélérée, à tourner autour du hangar du supermarché. Au bout de sa vie Jimi. Je frappe la tôle avec mon poing et m’ouvre grand la peau. Le sang gicle. Je tache mes habits en me recroquevillant de douleur. Ça me fout les crocs. Un élan me projette sur le groupe de trois en mode balle de bowling. N’importe comment, avec les bras, la tête et les pieds en dézinguant tout de rage. Rien ne peut y faire, ils ne peuvent pas s’opposer à moi, rien ni personne. Je veux cette came. Je trifouille dans les poches du sweat de l’autre. Il en a un bon paquet cet enfoiré. Je prends tout et lui sert un énorme coup de latte dans les côtes. Jouissif. Le creux dans ma poitrine hurle d’être comblé au plus vite, que le puit cesse d’être sans fond, qu’un filet se tende sous moi bordel de merde. Je le crie haut et fort sinon je le ferai haut et court. Je tombe alors que je suis scotché à la croûte terrestre.
L’allée délimitant le supermarché et les résidences à l’arrière offre un no man’s land parfait. A cette heure, la règle est personne et les trois guignols ne vont pas se remettre avant demain de ma joute.
Déchaîné, je tire le matos de l’intérieur de la chaussette. Jamais je n’ai été aussi mal installé. La haie me sert de dossier. Le sol est gras. Mes pieds glissent sur les petits cailloux. Le coin est sombre, à peine éclairé par le lampadaire de l’arrière du supermarché.
Ça va être trash. L’envie est trop grosse, incontrôlable. Faut justement que je me contrôle, faut pas que je fasse le cinglé, j’en ai trop dans les mains. Je prépare n’importe comment ma petite dinette. Pressé, aucune précaution d’hygiène ne s’impose à ma situation. Je tremble.
L’obsession est de m’injecter sans aucun préliminaire. Ma femme héroïne m’attend. Aucun instant savoureux avant le décollage, juste cette vacuité en moi si terrible à remplir, comme une benne à bourrer de déchets ou du remblai dans un vulgaire trou de sol. Pas d’autre fonction actuelle qu’une poubelle à garnir.
Oh et puis je ne pense à rien et j’attaque la plus grosse veine de mon avant-bras, un geste ultime. La seringue est pleine, opaque. La veine est turgescente, le poing serré, le bout du garrot coincé entre les dents.
C’est parti.
Adieu comme on dirait avant de se jeter.
Quelle journée de merde.
Le brouillard monte.
Une pluie de flashs lumineux me pète au cerveau, en joyeux lâcher de ballons. La gaité me prend un très court instant.
Et puis c’est fini. Clap de fin. Je quitte la croûte terrestre en m’envolant.
OD
Pousser les limites, les dépasser, les sublimer, les chercher, continuer d’explorer et Ne jamais les toucher.
OD
Boucher, colmater, obturer, remplir, abonder et
Ne jamais parvenir à me combler.
OD
Succomber, céder, plier et
Ne jamais cesser de se détruire.
OD
Trop, au-delà, dépassé, saturé
A force d’excès je deviens mortel.
OD
Ou se combattre soi-même
Et subsister.
L’overdose ne se cherche pas. Elle m’a trouvé si obstiné que j’étais à me situer.
Poussé par l’autosuffisance de ma pharmacopée, je me suis piégé à chercher les bornes inexistantes d’un mal-être infini.
Je me suis enfoncé à vouloir enfin toucher aux contours de ce mal-être indéfinissable qu’est le deuil, à tenter de me représenter l’irreprésentable, à un moment si fondateur que l’adolescence.
Je n’y vois rien dans ce flou imperceptible. Des limites doivent pourtant bien exister.
Les limites ne sont pas dures, elles n’ont pas de périmètre. Elles sont comme le seuil d’une porte non matérialisable, ouvrant sur le monde, marchant vers l’inconnu.
Je me suis donc trompé, banalement, me présentant même au seuil de ma propre mort, ouvrant désormais sur le néant.